La classe industrielle, telle que la conçoit Saint-Simon, est étrangère au schéma marxiste, elle ignore l’antagonisme capital-travail, la lutte des classes. Elle réunit sous le nom de producteurs tous ceux qui jouent un rôle actif dans le cycle de la production : de l’ouvrier au chef d’entreprise qui fait fructifier son capital. Dans la pensée de Saint-Simon tous collaborent à une œuvre collective, chacun selon ses capacités, et cette hiérarchie des capacités légitimes ne créera pas des rapports de subordination ou de domination. La société industrielle donnerait ainsi l’exemple de l’harmonie et de la paix sociale. Les apôtres actuels de la nouvelle société ou du changement reprennent — oh ! sans préméditation — le vieux rêve saint-simonien lorsque, renonçant au patronat de droit divin et au paternalisme désuet, ils prônent l’association capital-travail, l’intéressement des ouvriers aux bénéfices, l’actionnariat ouvrier et le syndicalisme de collaboration et non de contestation. Et d’autres verront dans les États dits socialistes un exemple parfait de société industrielle harmonieuse où manœuvres et directeurs, unis par les liens de l’émulation socialiste, réalisent les objectifs du Plan. En théorie, tout ceci est fort séduisant...
Mais la réalité ? La doctrine saint-simonienne exige une économie planifiée, dirigée, et toute direction étendue à l’ensemble de l’économie suppose un centralisme autoritaire. Saint-Simon a varié dans ses projets d’organisation, mais reste toujours fidèle aux principes suivants : un organisme régulateur de l’économie et composé des chefs de toutes les branches industrielles, un conseil de savants assistant le conseil suprême d’industrie. Aux privilèges injustifiés de la société féodale succèdent les privilèges justifiés par la compétence et la capacité. Ainsi on assiste à la résurrection d’un nouveau pouvoir temporel et d’un nouveau pouvoir spirituel, toute décision en matière de création collective relevant d’administrateurs dont les consignes se répercuteront, d’échelon en échelon, jusqu’aux plus humbles exécutants. La hiérarchie graduée des capacités organise l’économie à l’inverse de la fédération agricole-industrielle de Proudhon : le sommet décide, la base exécute.
L’économie en U.R.S.S. et dans les Républiques populaires offre un exemple parfait de l’application de ce principe. A tous les degrés, une bureaucratie pléthorique assume l’exécution — ou s’efforce de l’assumer ! — du plan de production. Cette bureaucratie, nourrie de statistiques et de pourcentages, subordonne tout aux impératifs du Plan. Cette suprématie de la production mesure bien l’administration des choses, mais — contrairement aux vues trop optimistes de Saint-Simon — n’a pas fait cesser le gouvernement des hommes. Le règne des administrateurs, gens opérant dans l’abstrait et sans contact direct avec le producteur, est fondé sur un autoritarisme échappant au contrôle des exécutants.
Dans la société industrielle capitaliste, avec des formes politiques et un régime de propriété différents, on observe la même évolution vers ce qu’on peut appeler l’âge administratif. Le pouvoir de décision échappe de plus en plus au capital traditionnel ou au technicien et devient le privilège d’administrateurs étrangers aux entreprises et aux hommes qu’ils dirigent. Ces administrateurs, à la suite d’études théoriques et d’une sélection systématique, prétendent posséder la science de l’économie : leur capacité les a hissés au sommet et leur a, du même coup, conféré l’autorité. André Siegfried, dans son ouvrage France, Angleterre, États-Unis, Canada, a parfaitement décrit l’avènement de l’âge administratif. L’âge industriel, dit-il, se divise en une phase mécanique où triomphent le machinisme et la standardisation, et une phase administrative : Après la phase, strictement mécanique, où l’ingénieur était roi, voici qu’une étape nouvelle se dessine, qui marque à la fois le magnifique épanouissement de la Révolution industrielle et peut-être aussi le début de son vieillissement (...) L’organisation tend d l’emporter sur la technique elle-même simplifiée par son propre triomphe : le dirigeant véritable n’est plus ni l’ingénieur, ni le savant, mais l’administrateur (au sens large du mot), c’est-à-dire celui qui coordonne et dirige les efforts de tous (...) L’entreprise, devenue trop grande, se bureaucratise, et d’autant plus que l’État tend inévitablement à y pénétrer.