On a vu plus haut comment Saint-Simon organisait l’enseignement dans la société industrielle : instruction ouverte à tous, respect des vocations, recherche des aptitudes et grandes écoles spécialisées. Ce système qui, dans ses grandes lignes, prévaut actuellement, tend à former de futurs producteurs selon leurs capacités, des membres utiles de la société industrielle. Une telle éducation maintient la distinction fondamentale entre travail intellectuel et travail manuel : les futurs manuels sont ceux dont on n’a pas jugé suffisantes les aptitudes intellectuelles et, sachant d’avance qu’ils sont voués à de médiocres rémunérations, ils ont conscience d’une certaine déchéance. Le manuel, c’est celui qui n’a pas pu faire autre chose ! Dès le jeune âge, l’inégalité des salaires apparait comme la sanction de l’inaptitude au travail noble de l’esprit.
Pour remédier à l’inégalité trop criante des rémunérations — sans toutefois toucher au principe de la hiérarchie des salaires — on propose actuellement la solution suivante : permettre aux travailleurs des catégories inférieures de monter de quelques échelons dans la hiérarchie : formation professionnelle, promotion sociale, éducation permanente. Il s’agit de concilier le besoin en ouvriers qualifiés et cadres subalternes avec le désir de gagner davantage. C’est ainsi qu’André Philip écrivait dans Histoire des faits économiques et sociaux : avec les progrès de l’automation, le nombre de manœuvres tendra à diminuer tandis que se constitue une nouvelle couche de qualifiés, de professionnels et de cadres moyens dont la demande va croissant ; cette nouvelle couche est prête à prendre ses responsabilités dans l’entreprise, mais elle doit pour cela travailler à acquérir les compétences nécessaires.
Cette promotion est bien conforme à la doctrine saint-simonienne ; elle respecte la hiérarchie, mais elle pose un problème : comme il y aura toujours des manœuvres, où les recrutera-t-on ? Sans doute — comme on le fait déjà — parmi le sous-prolétariat misérable des pays non industrialisés. A la promotion sociale des uns correspondra pour les autres une forme moderne de l’esclavage.
Les anarchistes ne sont pas restés indifférents aux questions d’éducation. Certes, on ne saurait parler de la position anarchiste, de la solution anarchiste, car l’anarchisme n’est pas une doctrine monolithique. Limitons-nous à des presque contemporains de Saint-Simon, à deux penseurs — d’ailleurs fort différents de formation et de tendance — de la première moitié du XIXe siècle : Stirner et Proudhon. Dans son essai intitulé : Le faux principe de notre éducation ou Humanisme et réalisme (1842), Stirner a fait une critique sévère des industriels, et il visait certainement les saint-simoniens. A l’humanisme et au réalisme qui s’opposaient dans les questions d’éducation, ont succédé ces deux formes dégénérées que sont le dandysme et l’industrialisme. L’industrialisme ne dépasse pas la formation de l’homme pratique et répugne à toute philosophie, à toute idée abstraite. Des écoles de l’industrialisme sortiront des citoyens utilisables, des hommes serviles. L’activité pratique de l’homme ne consiste point dans la réussite ou les fructueuses carrières, elle doit permettre l’épanouissement de la personnalité. Tel est le but d’une véritable éducation qui doit créer des hommes libres. On ne peut que renvoyer le lecteur au texte même de Stimer et aux commentaires qu’elle suscite : Max Stirner — De l’Education (Edition Spartacus - Paris 1974). Stirner — comme on pouvait s’y attendre — s’élève avec force, dans maints passages de L’Unique et sa propriété, contre cette conception du travail et de la production, ces deux impératifs de la société industrielle, qui consacre une nouvelle forme d’oppression dans laquelle le travailleur se soumet à la suprématie d’une société de travailleurs.
Mais c’est chez Proudhon que nous trouvons exprimée avec force la réhabilitation du travail manuel : de tous les systèmes d’éducation le plus absurde est celui qui sépare l’intelligence de l’activité et scinde l’homme en deux entités impossibles, un abstracteur et un automate. Et ailleurs : le savant qui n’est que savant est une intelligence mutilée. On peut dire que l’intelligence de l’ouvrier n’est pas seulement dans sa tête, elle est aussi dans sa main. Le choix du métier et de la spécialité, pense Proudhon, ne doit s’effectuer qu’après un cycle complet d’études mettant en jeu harmonieusement l’activité manuelle et l’activité intellectuelle : l’apprentissage polytechnique et l’accession à tous les grades, voilà en quoi consiste l’émancipation du travailleur. Dans cette transformation de l’enseignement, les associations ouvrières joueront un rôle important : elles seront à la fois foyer de production et foyer d’enseignement. La conception proudhonienne confère ainsi une égale dignité aux deux modes de l’activité humaine : rien ne justifie plus qu’à la diversité des fonctions corresponde une diversité des salaires.