Cogestion ou autogestion
Le dialogue, s’il est constructif, doit être plus qu’un échange de propos oiseux entre gens de bonne compagnie : il doit conduire à une réforme des structures de l’entreprise. La cogestion est née de ce souci et, depuis 1951, elle est pratiquée en Allemagne Fédérale où les entreprises sidérurgiques et les charbonnages occupant plus de mille salariés bénéficient même d’une cogestion paritaire. Dans le précédent numéro d’Interrogations, Heinz Zimmermann a fort clairement exposé le mécanisme de la cogestion : les délégués du personnel sont tenus à collaborer avec les patrons pour le bien de l’entreprise et de ne rien faire qui puisse mettre en danger le travail et la paix à l’intérieur de l’entreprise. A ce devoir de paix s’ajoute un devoir de discrétion qui rend les délégués du personnel indépendants des syndicats, dont ils sont pourtant les délégués, et les transforme en auxiliaires bénévoles de la direction des entreprises. La cogestion est une assurance contre les grèves et, en accordant un droit de regard aux représentants des salariés, évite de paralyser les initiatives du patronat. Le terme même de cogestion est mensonger, car la véritable gestion économique des entreprises échappe aux travailleurs et n’est pas du ressort des délégués du personnel. Par la cogestion le mouvement ouvrier accepte le système économique existant et renonce à cette vieille revendication du syndicalisme : la suppression du salariat.
A la cogestion — ce ralliement de la classe ouvrière au système capitaliste plus ou moins étatisé — on oppose depuis quelques années l’autogestion, et ce terme a connu un succès inquiétant en raison des interprétations diverses qu’autorise son imprécision. Autogestion : gestion par soi-même ! Mais ce soi-même quelles sont ses composantes ? Où commence-t-il ? Où finit-il ? Pour les anarchistes, il s’agit de la gestion par l’ensemble des producteurs devenus maîtres des machines qu’ils servent. Notre autogestion suppose la disparition de ce que Proudhon appelait le système propriétaire, mais aussi de l’autorité s’exerçant du sommet de la hiérarchie sur la base, du centralisme étouffant et de l’État omniprésent. Notre autogestion implique la suppression des hiérarchies abusives et une organisation économique fondée sur le fédéralisme.
Mais il semble que certains défenseurs ardents de l’autogestion ne l’envisagent que comme une forme à peine améliorée de la cogestion. Certes les conseils d’entreprise auraient un droit de contrôle sur les conditions de travail, sur l’embauchage, sur la discipline — et il y aurait beaucoup à dire sur cette dernière fonction de chiens de garde ! — mais le pouvoir de direction leur échapperait. On envisage même que cette autogestion serait octroyée par une victoire électorale des partis dits de gauche, appuyés par le syndicalisme ouvrier. Et quand on sait que ces partis préconisent surtout les nationalisations — c’est-à-dire l’extension d’un capitalisme d’État — on peut être inquiet par rapport à une autogestion fondée sur le centralisme, la bureaucratie et le capitalisme d’État !
Que certains défenseurs de l’autogestion y voient une accession des échelons supérieurs de la hiérarchie, la montée en grade d’une fraction de la bureaucratie syndicale, c’est bien évident. Mais on ne saurait oublier tous ces ouvriers pour qui l’autogestion apparaît comme une évasion de leur condition actuelle, comme la préfiguration du vieux rêve de l’usine aux ouvriers. A nous de leur montrer le sens véritable de l’autogestion, de démystifier les interprétations tendancieuses et d’apporter un peu plus de clarté dans la confusion des esprits : le mot autogestion — comme d’ailleurs le mot révolution — n’a pas en lui une vertu magique et ne vaut que par le contenu qu’on lui attribue. A nous, anarchistes, de travailler à cette œuvre d’explication et de clarification.