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Actualité de Saint-Simon - Tout pour la production

samedi 22 juin 2024, par Jean Barrué (CC by-nc-sa)

Le principe directeur de l’école saint-simonienne : tout pour la production, est devenu l’impératif du monde actuel. Les progrès de la science, le développement du machinisme, une technique de plus en plus poussée ont permis un accroissement vertigineux de la production. Partout on glorifie l’expansion, on se réjouit de l’augmentation du taux de croissance : ces bulletins de santé de la Production sont autant de bulletins de victoire. Comme l’affirmait Saint-Simon, la forme de gouverne­ment — et même la forme de propriété — sont indifférentes : la même fièvre de production anime aussi bien l’U.R.S.S. que les U.S.A. et le rêve des dirigeants du Kremlin reste, comme au temps de Staline, de rattraper et dépasser la production du capitalisme américain. Et lorsqu’on parle, à propos du Tiers Monde, de pays sous-développés ou en voie de développement, c’est de développement industriel et d’insuffisance de la production qu’il s’agit.

Max Stirner.

Travailler pour produire : tel était, il y a cent cinquante ans, le fantôme, l’idée fixe — disait Stirner — de Saint-Simon. Il précisait d’ailleurs : produire des objets utiles pour accroître le bien-être de tous. Mais déjà, à l’époque de Saint-Simon, certains voyaient un danger dans cette production inconsidérée et ne fondaient pas sur elle le bonheur universel. Parmi eux, Sismondi, que Saint-Simon, Proudhon et Marx ont lu. Ce n’est point ici le lieu d’évoquer les mérites de Sismondi qui a fait entrer le prolétaire dans l’histoire économique, qui a dénoncé la mieux-value, cette spoliation, ce vol du riche sur le pauvre, et qui a dépeint la misère ouvrière de son temps. Tandis que Saint-Simon axait toute sa doctrine sur la production, s’effor­çant de corriger par la charité ou la philanthropie les inégalités criantes résultant de la hiérarchie, Sismondi s’attachait surtout aux problèmes de consommation et de répartition, et liait l’accroissement de la richesse nationale à l’accroissement des jouissances des producteurs. Ce qui l’intéressait, c’est ce que nous appelons la répartition du revenu national : l’autorité souveraine ne doit jamais perdre de vue la formation et la distribution du revenu, car c’est ce revenu qui doit répandre l’aisance et la prospérité dans toutes les classes.

Sismondi constate le prodigieux accroissement de la pro­duction, le pouvoir grandissant de l’homme sur la nature, les découvertes de la science (que dirait-il aujourd’hui !), mais cette surabondance de biens, cette prospérité ne sont que faux­ semblants. Elles n’apportent pas aux individus — et tout particulièrement aux prolétaires, les plus nombreux et les plus pauvres — le bien-être et le bonheur. Ce qui importe, c’est l’équilibre entre la production et la consommation, et le régime de la société industrielle ne peut le réaliser. Pourquoi toujours produire ? Les producteurs ne peuvent dépasser les limites des biens nécessaires aux consommateurs. Il est vrai qu’alors on songera à améliorer la qualité, puis à créer le superflu, mais là encore il y a des bornes qu’on ne peut dépasser, quels que soient les progrès de l’humanité. C’est la demande qui doit susciter l’offre, alors que la société industrielle vit sur le prin­cipe opposé. Sismondi a entrevu ce qui est maintenant une évidence : la société industrielle est surtout une société de consommation, de consommation forcée. Le superflu n’a plus de bornes. Sismondi n’avait pas prévu la publicité, la mode, la réclame, la sollicitation quotidienne pratiquée par la presse, la radio télévision. On crée des besoins, on en invente chaque jour des nouveaux et on écoule ainsi une production d’objets vite démodés. C’est le règne du fragile, de l’éphémère ; l’idéal c’est le produit qui ne sert qu’une fois et qu’on jette. La société de consommation, sous l’aiguillon de la sainte Production, est devenue la société du gaspillage tandis que des continents entiers sont voués à la disette et manquent des éléments les plus rudi­mentaires du bien-être. Et pour produire toujours davantage — en dépit des machines et de l’automation — on est conduit à donner une forme moderne à l’antique esclavage en impor­tant une main-d’œuvre qui n’aura jamais la jouissance de ce qu’elle produit.

Jean de Sismondi

Il a suffi d’un quart de siècle pour que le moteur de la production se soit emballé ! Avec encore plus de motifs d’inquié­tude qu’en avait Sismondi, nombreux sont ceux qui conseillent de freiner cette production délirante. Déjà en 1959, l’économiste et diplomate Galbraith estimait nécessaire de changer les prin­cipes de base de la société, et Jean Fourastié, dans son ouvrage La grande métamorphose du XXe siècle (1964), mettait en garde contre l’accroissement perpétuel du taux de croissance de la production : 7% chaque année, cela revient à doubler la production industrielle en dix ans, à la multiplier par 32 en cin­quante ans ! Si la France avait depuis 1750 maintenu ce taux d’accroissement, la production industrielle nationale serait en 1960 dix mille fois plus forte que la production mondiale actuelle. Fourastié conclut que le maintien d’un tel rythme aboutirait à une catastrophe, ce ne serait plus une évolution, ni une explosion, mais une mutation, une métamorphose.

Les travaux du Club de Rome, les études de l’Institut de Technologie du Massachussets, les recherches de la Fondation Volkswagen, les ouvrages de Dennis Meadow — Les limites de la croissance, L’équilibre mondial —, aboutissent aux mêmes conclusions. Le mythe de la production accélérée, du progrès sans fin de la quantité d’objets produits par la société indus­trielle doit être dénoncé. Et Meadow conclut en ces termes : la seule solution au problème de la. croissance, c’est de mettre un terme à la croissance. Cet arrêt peut être volontaire et contrôlé, ou bien alors, ne pouvant plus supporter le fardeau de la croissance, nous y serons contraints contre notre volonté et sans notre contrôle.

Sicco Mansholt en 1974.

Croissance économique zéro ou catastrophe inéluctable : telle est aussi la conclusion à laquelle arrive le socialiste hollan­dais Sicco Mansholt, celui que l’on a appelé le père de l’Eu­rope agricole. Dans une interview accordée au quotidien régional Sud-Ouest (3 décembre 1974), il insiste sur la liaison étroite qui existe entre tous les problèmes tragiques qui se posent au monde moderne : énergie, alimentation, démographie, pénurie des ressources naturelles, industrialisation, déséquilibre écolo­gique. Il est impossible de corriger une situation, une seule, sans en aggraver d’autres. Il faut changer notre mentalité, bouleverser nos habitudes et notre organisation sociale.

Aux vues pessimistes de Meadow, un groupe d’économistes de l’université du Sussex a répondu dans un ouvrage collectif : Anti-Malthus (1974). Ils reprochent à Meadow d’avoir fondé des conclusions péremptoires sur des statistiques insuffisantes, et d’avoir mis une fausse objectivité mathématique au service de conceptions a priori. Mais surtout Meadow sous-estime les possibilités du progrès technique et le comportement volon­taire de l’homme capable de modifier son environnement au moyen des changements techniques. Le groupe du Sussex met en cause l’insuffisance des institutions humaines ; la croissance économique ne peut être bénéfique que si on change radicale­ment sa qualité et sa répartition.

Au nom des pays en voie de développement, la Fondation de San Carlos de Bariloche (République argentine) s’est élevée contre la limitation de croissance : les obstacles au développe­ment de l’humanité ne sont pas matériels, mais socio-politiques et ils sont dépendants de la distribution actuelle de la puissance au niveau international et national... D’où nécessité de la création d’une société égalitaire, vraiment démocratique dans laquelle les décisions seraient prises par le bas, plutôt que le contraire, qui est la situation actuelle (cité par la revue La Recherche - mars 1974).

Ainsi les défenseurs de la croissance — une croissance d’ailleurs non inconsidérée, mais maintenue dans les limites raisonnables — la font dépendre d’un changement radical des institutions et des structures de la société. Et sur ce point ils rejoignent leur adversaire Mansholt qui préconise des mesures « révolutionnaires » : La croissance zéro commence par une croissance négative pour les privilégiés. L’éventail des salaires est beaucoup trop grand. Moi, je verrais aussi bien une échelle de salaires de un à trois. Il faudrait aussi que les travaux les plus tristes, les plus pénibles soient les mieux payés. [...] Il faut reprendre des pratiques démocratiques au niveau de la vie politique comme à celui des entreprises. On n’y parviendra qu’avec la décentralisation à tous les niveaux [...] Chacun doit avoir le droit de travailler, mais peut-être faudra-t-il travailler moins [...] Je crois aussi que le modèle de l’avenir devrait être la petite entreprise. C’est la meilleure façon de promouvoir l’autogestion.

Société égalitaire, écrasement de la hiérarchie, décentra­lisation, décisions prises par la base, ensembles industriels ramenés à l’échelle humaine : les anarchistes retrouvent là des conceptions qui leur sont familières depuis Proudhon et Bakou­nine. On a si souvent accusé les anarchistes d’être des doux rêveurs, des défenseurs d’un prolétariat arriéré, des apôtres retardataires d’un monde artisanal ou pastoral, que nous éprouvons quelque satisfaction de voir défenseurs ou adversaires de la croissance préconiser des réformes qui s’inspirent sans l’avouer des idées libertaires.

Nous ne sommes pas saint-simoniens, dans la mesure où nous ne croyons pas à la vertu de la croissance indéfinie, mais nous nous séparons aussi de Saint-Simon sur la question essentielle de la hiérarchie.