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Victorine Brocher (1839-1921)

mercredi 19 janvier 2022, par Heiner Michael Becker (CC by-nc-sa)

Victorine Malenfant dont on connaît les Souvenirs d’une morte vivante, sortirait d’une famille républicaine [1]. Son père, né en octobre 1817 à Happonvilliers près de Chartres (Eure-et-Loir), était le fils cadet de bourgeois assez riches ; il fut élevé au séminaire de Chartres jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Devenu républicain (et plus tard franc-maçon), il en sortait et apprenait, contre la volonté de ses parents, le métier de cordonnier. A l’âge de vingt et un ans, il épousa une Orléanaise qui partageait ses opinions politiques. Le couple décida de se rendre, après un court séjour à Chartres, à Paris où leur premier enfant, Victorine, est né le 4 septembre 1839 au 2, rue Française. La Révolution de 1848 et les années suivantes laissèrent une grande impression sur elle — son père, combattant de juin, fut arrêté et devra, en décembre 1851, quitter sa famille et se réfugier en Belgique. Victorine resta avec sa mère à Orléans (où la famille vivait depuis fin 1849) et dut gagner sa vie de bonne heure.

En mai 1861, et malgré elle, elle fut mariée à Orléans à Jean Rouchy [2], qui avait participé aux guerres de Crimée et d’Italie et venait de sortir de la Garde impériale ; l’année suivante, le couple quitta Orléans et se fixa à Paris où naît, le 14 janvier 1864, leur premier fils. Jean Rouchy, fils d’un alcoolique, était aussi un ivrogne invétéré et, non habitué à un travail sédentaire, passait plutôt son temps dans les cafés. Elle dut alors presque seule gagner la vie de la famille (comme couturière), et semble quand même avoir trouvé le temps d’adhérer à une section de l’Internationale et de participer aux réunions du comité de la rue Myrha ; en 1867, elle fut parmi les fondateurs d’une coopérative d’épicerie.

Ce fut dans ce milieu qu’elle fit la connaissance de Varlin. Le 28 janvier 1868, son fils mourut ; il était malade depuis 1865. Un deuxième fils, Albert, né en janvier 1870, mourut le 13 mars 1871. Le 4 septembre 1870, la République est proclamée ; le 12 septembre, Jean Rouchy s’engagea dans les franc-tireurs de la Loire, pour la défense de notre chère République. Au cours des troubles de la guerre, elle se chargea d’un autre enfant : Une semaine avant la fermeture des portes de la ville, une dame, gardienne d’un hôtel particulier du faubourg Saint-Germain, reçoit un télégramme de ses maîtres, lesquels étaient en Angleterre. Elle demanda à ma mère si elle voulait lui rendre le service de garder son enfant pour quelques jours. Naturellement nous avons dit oui. Peu de jours après, les portes de la ville étaient fermées, nous n’avons jamais revu cette dame, les événements ayant tout bouleversé autour de nous. Nous avons donc gardé l’enfant. Nous avions une grande responsabilité ; mon fils avait donc huit mois et le petit garçon trois ans. Il mourut le 20 mars 1871, une semaine après son propre fils.

De la Commune...

Le même jour, elle accepta avec son mari de tenir la cantine du bataillon des Défenseurs de la République (Turcos de la Commune) ; plus tard, elle participa aux combats comme ambulancière. Le 17 mai, le Journal officiel de la Commune la félicite du courage qu’elle a montré en suivant le bataillon au feu et de l’humanité qu’elle a eue pour les blessés dans les journées du 29 et 30 avril. Après la défaite de la Commune, elle fut par contumace condamnée à mort par le conseil de guerre du 7e secteur : Je fus accusée de choses que je n’ai jamais faites ; mais elle réussira à s’enfuir à temps en Suisse, par Mulhouse et Bâle. Son mari fut condamné le 14 mars à deux ans de prison et dix ans de surveillance de la haute police pour port d’uniforme dans un mouvement insurrectionnel [3].

Antoine Perrare.

De Suisse, elle alla en Hongrie avec Marcelle Tinayre comme institutrice. Après la sortie de la prison de Belle-Isle de son mari, elle retourna à Genève ; elle y travaillait comme brodeuse dans une fabrique de chaussures et, pour venir en aide aux réfugiés sans ressources, y fonda bientôt une coopérative de la chaussure où un certain nombre de communards et de Russes trouvèrent le moyen de vivre. Elle adhéra à la Fédération jurassienne et était particulièrement liée au cercle des réfugiés lyonnais (François Dumartheray, Antoine Perrare), qui préféraient déjà très tôt l’anarchie au communalisme et qui arrivaient de leur propre façon, indépendamment, à l’anarchie ; surtout en opposition à certains cercles de la proscription genevoise qui se sentaient toujours, pour ainsi dire, en possession des positions de pouvoir qu’ils avaient eu pendant la Commune [4]. Elle fut aussi en 1876, avec Dumartheray et Perrare, parmi les premiers à formuler une forme d’anarchisme communiste, bien avant Kropotkine. A plusieurs reprises, elle entra clandestinement en France ; ainsi elle était en 1878 à Lyon où elle fit la connaissance de Ballivet. Elle appartenait au cercle qui avait préparé le fameux discours que Ballivet présenta au second Congrès ouvrier (Lyon, janvier-février 1878), et qui avait été un travail collectif [5].

Andrea Costa.

Victorine Rouchy rentra à Paris après l’amnistie, et y fut en contact étroit et régulier avec Andrea Costa et Malatesta ; c’est en sa compagnie que ce dernier fut arrêté en 1880. A Paris, elle fréquenta surtout le milieu des opposants à tout effort d’organisation et des rêveurs de grands faits propagandistes qui éditait la Révolution sociale (12 septembre 1880-18 septembre 1881 ; elle y écrivit aussi), et qui était infiltré par des mouchards et subventionné par Louis Andrieux, alors préfet de police [6].

...au Congrès social-révolutionnaire

Elle était une des représentantes de ce milieu au Congrès social-révolutionnaire international qui se tenait à Londres du 14 au 19 juillet 1881, comme déléguée du Cercle d’études sociales du 6e arrondissement et des Cercles anarchistes du 11e et du 20e arrondissements. Elle prenait sa tâche un peu trop au sérieux car, chaque soir, elle envoya le compte rendu de la journée à son groupe —et on a l’impression que ce sont plutôt ces rapports d’une déléguée naïvement zélée qui ont tenu la police informée plutôt que les rapports rémunérés du fameux Serraux... Parmi ses contributions au Congrès, on peut relever son intervention du 17 juillet, quand elle s’opposa formellement à un bureau central ; la correspondance des groupes entre eux suffit à tous les besoins, et du 19 juillet, quand la déléguée des 6e, 11e le et 20e arrondissements de Paris, considérant que la solidarité la plus grande doit exister entre les groupes, demande que le Congrès prononce que chaque groupe doit se déclarer solidaire de tout acte révolutionnaire fait par n’importe quel groupe. Cela n’étonnera pas de savoir que cette proposition souleva une discussion assez vive [7]. C’est le secrétaire de ce Congrès, Gustave Brocher (qui sera un peu plus tard le second mari de Victorine Rouchy), qui l’informa le 18 septembre 1881 des soupçons qu’on avait exprimé lors du Congrès sur Serraux et ses ressources financières.

Victorine (1839-1921) et de son époux Gustave Brocher (1850-1931).

En mars 1883, elle participa avec Louise Michel et Emile Pouget à la fameuse manifestation de l’esplanade des Invalides, et écrivit au cours de ces années pour le Cri du peuple et les journaux anarchistes lyonnais tels que le Drapeau rouge, le Drapeau noir, l’Hydre anarchiste. Vers 1885, son mari, devenu fou, mourut, et elle rentra à Londres où elle épousa Gustave Brocher. Le couple fit de sa maison un refuge pour de nombreux exilés français, italiens, russes, et adopta au moins cinq enfants de communards (dont l’un, quarante ans plus tard, chassa le vieux Gustave Brocher de sa propre maison...). Après ses expériences dans le milieu de la Révolution sociale, elle arriva à d’autres conceptions de l’anarchisme et fut, comme son mari, membre de la Ligue socialiste à Londres. En 1890, elle était parmi les fondateurs et instituteurs de l’École libre que Louise Michel avait initié à Londres avec d’autres réfugiés français et allemands.

En 1891, elle suivit son mari à Lausanne où celui-ci avait fondé une école ; ils y vécurent jusqu’en 1911-1912, En janvier 1912, elle alla de nouveau en Hongrie, puis en Croatie et à Fiume : Gustave Brocher y enseignait à l’Académie de Fiume et à celle de Susak en Croatie depuis septembre 1911. Malgré son âge, elle continua de travailler presque jusqu’à ses derniers jours et d’écrire de temps en temps pour des journaux anarchistes et libres-penseurs. Elle mourut, après l’opération d’une sinusite, le 4 novembre 1921 à l’hôpital cantonal de Lausanne.

Voir en ligne : Article extrait de « Eugène Varlin », revue Itinéraire - Une vie, une pensée n°11 [PDF]


  Eugène Varlin : Un enfant de Seine-et-Marne



[1[Souvenirs d’une morte vivante, par Victorine B..., préface de Lucien Descaves, Lausanne, 1909. Réimpr. (avec une préface de Louis Constant), Paris, Maspero, 1976. Les quelques détails dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français sont bien insatisfaisants ; cf. aussi Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, Paris, Hazan, 1971 ; réédition en livre de poche, Paris, Flammarion, 1978, 2 vol. Les sources de cet article sont, à part les Souvenirs, les papiers de Victorine et Gustave Brocher et les lettres des deux à Lucien Descaves et à Max Nettlau, qui sont conservés à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam.

[2Bien que l’essentiel des informations (sur la participation à la guerre de 1870-1871 et à la Commune) données dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français concernent bien le mari de Victorine Malenfant, au moins quant à la date de naissance (23 juin 1835 à Bernay, Eure) ; elles ne correspondent pas à celles données par elle-même : âgé de 44 ans en février 1872 (Souvenirs, p. 235).

[3D’après le Dictionnaire biographique, op. cit., la condamnation était datée du 14 février.

[4Max Nettlau, Der Anarchismus von Proudhon zu Kropotkin (Histoire de l’Anarchie, t. Il), Berlin, 1927 (plusieurs réimpr.), pp. 164-165.

[5L’essentiel du discours est reproduit dans Fernand Pelloutier, Histoire des Bourses du Travail, origine, institutions, avenir, Paris, Schleicher frères, 1902, pp. 46-49 ; rééd. Paris, Alfred Costes, 1946, pp. 87-92 ; cf. aussi James Guillaume, « A propos du discours de Ballivet », dans la Vie ouvrière, 5 juillet 1910, pp. 11-14.

[6Cf. l’article sur Albert Richard et Itinéraire n°8 (Emma Goldman), pp. 66-67.

[7Le Révolté, 3e année, n°13, 20 août 1881, séance du 17 juillet ; et n°13, 20 août 1881, séance du 19 juillet.