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Albert Richard

samedi 6 septembre 2025, par Heiner Michael Becker (CC by-nc-sa)

Albert Marie Honoré Richard [1], qui dans les années avant la Commune était une des figures les plus actives de l’Internationale en France, proche de Varlin, est né à Tours le 8 décembre 1846 de Pierre Honoré Richard et de son épouse Marie Desadré. Son père était à ce moment ouvrier tailleur de pierres, et la famille vivait dans des conditions extrêmement modestes. Pendant quelque temps, Albert Richard fut élève au séminaire de Tours et commença à apprendre le latin, mais les moyens de la famille ne suffirent pas pour compléter son éducation. La famille quitta finalement Tours et se fixa à Lyon où Honoré Richard avait trouvé un emploi de teinturier à l’usine Gillet. Albert Richard fut mis en apprentissage dans une maison de soieries. Congédié par son patron pour insolence, il réussira à suivre des cours à l’école professionnelle La Martinière. Il se mit à écrire, essaya de compléter son éducation par la lecture et publia des articles dans des journaux.

Fondateur de la section lyonnaise de l’A.I.T.

Vers 1865, il commence aussi à militer dans le mouvement ouvrier au côté de son père. Celui-ci fut, en 1862, délégué ouvrier à l’Exposition universelle de Londres d’où sortirent les initiatives qui devaient aboutir à la fondation de l’Association internationale des travailleurs en 1864 ; il était également l’un des fondateurs de la section lyonnaise de l’A.I.T. et, en 1866, délégué au premier congrès de l’Internationale à Genève. A partir de 1867, Albert Richard est secrétaire de la 1re section de Lyon et restera jusqu’à la Commune la figure la plus en vue de l’Internationale lyonnaise. Il représente Lyon au Congrès de la Paix à Genève (9-12 septembre 1867) où fut fondée la Ligue internationale de la paix et de la liberté ; le dernier jour, il y lit son poème Te Deum laudamus. A partir de novembre 1867, il collabore au journal de la Ligue, les États-Unis d’Europe.

Albert Richard

Il participe au troisième congrès de l’Internationale à Bruxelles (6-13 septembre 1868) comme délégué des commissions d’initiative et sections de Lyon et de Neuville-sur-Saône et y intervient en outre sur la nécessité de l’instruction sous le rapport des moyens à employer pour accélérer l’affranchissement moral des classes ouvrières : (...) Ah ! messieurs les savants en us, avez-vous pu croire que nous souffririons toujours que vous nous régliez à votre fantaisie notre nourriture intellectuelle. Il y présente aussi les conclusions de la commission sur la question du crédit mutuel entre travailleurs. Au congrès, il rencontra Charles Perron, l’ami intime de Bakounine, qui lui donna une lettre confidentielle et le convainquit de participer au congrès de la Ligue internationale de la paix et de la liberté à Berne (21-25 septembre 1868). Au cours du voyage de Bruxelles à Berne, il fait la connaissance d’Aristide Rey (1834-1901), qui l’introduit chez ses amis Elisée et Elie Reclus et le présente aussi à Bakounine. Il est, avec Bakounine, parmi les signataires de la Protestation collective des membres dissidents du congrès (25 septembre 1868) et, en octobre 1868, à Genève, l’un des fondateurs de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste.

A partir de 1867, Richard fut l’objet de plaintes et d’accusations de certains rivaux à Lyon et de dissidents de la section lyonnaise. En décembre 1868, Bakounine organise à Genève un jury d’honneur qui constata le 9 juin 1869 que les accusations portées contre le citoyen Albert Richard sont absolument fausses et calomnieuses. Le Conseil général de l’A.I.T. à son tour déclarera dans sa séance du 8 mars 1870 les accusations formulées sans le moindre fondement et confirme le verdict des deux commissions nommées à ce sujet (en 1867 à Lausanne et en 1869 à Genève), et le maintient dans ses fonctions de secrétaire-correspondant de l’Internationale. En juin 1869, il rencontra de nouveau Bakounine à Genève et s’affilia, le 24 juin, à l’Alliance de Genève (qui fut fondée après la dissolution de l’Alliance internationale en juin 1869 et adhéra à l’A.I.T. en juillet, tandis que l’affiliation de l’Alliance internationale avait été refusée en décembre 1868 par le Conseil général comme celle d’une autre Internationale). En même temps, il est également admis dans le cercle des intimes de Bakounine.

Il participa comme délégué des corporations d’ovalistes et de passementiers de Lyon au congrès de l’A.I.T. à Bâle (5-12 septembre 1869), comme Varlin [2], et y est membre de la commission chargée d’étudier la question du droit d’héritage (avec, en outre, Bakounine, James Guillaume, Wilhelm Liebknecht et Moses Hess). Il y lit entre autres les rapports des sections de Naples et de Lyon, se prononce contre le communisme autoritaire et centralisateur, mais il dit aux individualistes qu’ils sont tout aussi métaphysiciens que les collectivistes, puisqu’ils se prononcent aussi pour un système qui n’a point été expérimenté, et vote pour le droit de la société d’abolir la propriété individuelle du sol. Avec la majorité des délégués, il se prononce pour l’abolition du droit d’héritage et pour le rejet de la proposition du Conseil général (et de Marx) qui ne demande que l’extension de l’impôt sur le droit d’héritage et une limitation du droit de tester.

La Commune de Lyon

Le 30 avril 1870, il fut arrêté à Lyon, comme Palix, Malon, Pindy, Gaspard Blanc et, plus tard, Aubry à Rouen et Alerini à Cannes. Pendant une perquisition du domicile de Richard, la police découvrit en outre deux des dictionnaires secrets de Bakounine. Ce n’est que le 25 mai que Richard, Palix, Louis Martin (mais aussi François Dumartheray qui sera en 1879 l’un des fondateurs du Révolté à Genève) sortiront de la détention préventive. Début juillet, effrayé par les condamnations des internationalistes à Paris, il se réfugia pour un mois à Neuchâtel où il reste chez James Guillaume (qui d’ailleurs le déteste) et où, le 24 juillet, Bakounine vient les voir. Début août, il rentre à Lyon pour comparaître devant le tribunal ; mais l’affaire fut renvoyée et l’amnistie du 4 septembre 1870 éteindra les poursuites.

Le 4 septembre, la République fut déclarée à Lyon, et le 8 septembre une commission composée de Louis Andrieux [3], Victor Jaclard et Richard se rend à Paris pour discuter de la levée en masse avec le gouvernement de la Défense nationale. Andrieux fut nommé procureur de la République de Lyon, Jaclard adjoint au maire du XVIIIe arrondissement, et Richard refusa un poste de sous-préfet qu’on lui offrait. En compagnie de Cluseret, il rentra le 17 septembre à Lyon et fut élu le 18 au Comité central de salut de la France. Le 25 septembre, on afficha à Lyon la fameuse Affiche rouge, rédigée essentiellement par Bakounine, avec des passages ajoutés par Richard. Le 28, l’insurrection éclata à Lyon et triompha d’abord, puis échoua bientôt à cause du comportement de Cluseret et de Richard, qui conseilla de se retirer devant le conseil municipal élu. Le 9 octobre, Richard déclarait la dissolution du Comité de salut de la France. Dès ce moment, Bakounine et son entourage le regarderaient comme suspect. Richard faisait encore, en mai 1871, avec son ami Gaspard Blanc, partie d’un Comité central républicain socialiste de la France méridionale.

Eugène Varlin à Albert Richard

[Lettre autographe signée, 1 page sur 4, 134 sur 106 mm ; pliage vertical au milieu 1.1.5.G. Amsterdam, collection Center.]
[Ajouté au crayon d’une main inconnue, au début de la page - "Délégué aux Finances, fusillé rue des Rosiers".]

Paris, le 11 mars 1870.

Mon cher Richard,
Je pars avec Aubry [4] et une dame russe, samedi matin [5] à 6 1/2, nous devons arriver à Lyon à 71/2 ; soyez, ou quelqu’un de nos amis à la gare de Perrache pour nous guider, SVP. Je reçois à l’instant un télégramme pressant des passementiers [6] ; malheureusement j’avais préjugé de la situation, les caisses parisiennes sont tellement épuisées qu’il n’y a presque pas à compter sur elles. Que les passementiers adressent, avec l’appui de la fédération lyonnaise une demande à la Société des ouvriers de Rethel, de ma part (adresse, M. Loth, rue Sorbon à Rethel, Ardennes).

A demain,
E. Varlin.

Pour la correspondance de Varlin avec Richard, cf. Edouard Dolléans, "Lettres d’Eugène Varlin à Albert Richard", International Review for Social History (Leiden), vol. II, 1937, pp. 178-192 (sept lettres écrites entre le 22 juillet 1869 et le 28 février 1870).

Fin mai 1871, il réussira à s’échapper et passa en Suisse [7] ; le 13 août 1871, le 1er Conseil de guerre le condamna à la déportation dans une enceinte fortifiée pour complot contre le gouvernement et excitation à la guerre civile. En 1872, semble-t-il, il était avec son ancien ami Gaspard Blanc en Angleterre (où ils auraient offert leurs services à Napoléon III et lui auraient proposer de le ramener en France comme empereur des ouvriers et paysans). En janvier 1872, ils publièrent à Bruxelles une brochure intitulée L’Empire et la France nouvelle. Appel du peuple et de la jeunesse : l’Empire, c’est la révolution sous sa seule forme possible et durable. Peu de temps après, Richard rentrait en Suisse et, delà, se rendra en Italie où il s’installa finalement avec son épouse qui le rejoignit : trois enfants (deux filles et un fils) y naquirent. La famille y vécut pendant onze ans, bien que Richard lui-même retourna en France peu de temps après la remise de sa peine (30 mai 1880).

Du socialisme révolutionnaire... au patriotisme

Il se présenta, sans succès, le 21 août 1881 comme candidat socialiste à une élection législative dans la première circonscription de sa ville natale, Tours, et se fit connaître par de nombreuses conférences et une collaboration régulière à Tours-Journal comme un ardent féministe et « socialiste révolutionnaire », bien qu’il se montrait de plus en plus hostile à toute tactique révolutionnaire. Quand, en 1883, il se présenta comme candidat au conseil général pour le siège de Tours-centre, ses rivaux républicains rappelèrent dans la presse les relations qu’il avait eu avec Napoléon III ; ces révélations conduisirent Richard à une défaite humiliante et divisèrent profondément les socialistes et les libres-penseurs de Tours. Une scission à Tours-Journal mena à la fondation de l’Eclaireur tourangeau, auquel Richard contribua par une série d’articles pour se justifier. Il rentra quelque temps en Italie pour rejoindre sa famille, puis se fixa à Paris et devint de nouveau actif au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (P.O.S.R.), tout en essayant de vivre de sa plume et de conférences publiques. Autour de 1900, il colla-bore régulièrement au Petit Sou, mais quitte ce journal sur la demande de l’Union du Centre du P.O.S.R. : un vrai sacrifice pour lui et sa famille, avec des conséquences pécuniaires graves. On l’autorise finalement à accepter, à l’automne 1901, la rédaction du journal départemental l’Yonne à Auxerre ; un journal, expliquait un secrétaire administratif du P.O.S.R., qui n’est pas nôtre totalement, mais il [Richard] ne cessera, j’en suis sûr, de faire tous ses efforts pour le faire converger vers nos idées socialistes [8].

L’Yonne appartenait à Albert Gallot, un député radical qui tenait à son étiquette d’homme de gauche et de républicain intransigeant car il avait besoin des socialistes pour garder son siège. A Auxerre, Richard adhéra à la Fédération des travailleurs socialistes de l’Yonne, qui le délégua comme l’un de ceux voulant conserver son autonomie au lieu d’adhérer au congrès d’unification du Parti socialiste de France. Il s’opposa dès le début à Gustave Hervé et à l’hervéisme, à l’insurrection en temps de guerre et au prétendu antipatriotisme, et se montre de plus en plus « réformiste » et modéré. Les tensions avec Albert Gallot, propriétaire de l’Yonne, qui semblent surtout liées aux complaisances exagérées de [Richard] vis-à-vis des éléments socialistes les plus opportunistes [9], aboutissent à la veille de la Première Guerre mondiale à la rupture. Il offre alors sa collaboration au Bourguignon, rival conservateur de l’Yonne, qui l’accepte cordialement car, comme tous les socialistes de l’ancienne école, [il] était patriote et avait estimé depuis longtemps qu’en face de la menace allemande, la France devait être fortement armée [10].

Au moment de la Révolution russe, il se montra violemment hostile aux bolcheviques. Très pauvre, de plus en plus isolé après le décès de sa femme en 1906 et la mort de sa fille préférée, il vivait à Auxerre très retiré, en sauvage, désabusé des hommes et des choses. En novembre 1924, il tomba malade et ne se remit plus ; il mourut le 30 mars 1925 à Auxerre.


Jules Vallès  



[1A part quelques documents inédits, les bases de cet article sont principalement la notice sur Richard dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. XV (1977), pp, 46-50 (qui donne comme date de la mort de Richard : 1918) ; Maurice Moissonnier, La Première Internationale et la Commune à Lyon (1865-1871). Spontanéisme, complots et "luttes réelles", Paris, Editions sociales (1972) ; Maurice Moissonnier, "La section lyonnaise de l’Internationale et l’opposition ouvrière à la fin du Second Empire (1865-1870)", in Cahiers d’histoire (Lyon, Université de Lyon), tome X, 1965, pp. 275-314 ; la biographie de Bakounine par Max Nettlau et les suppléments inédits ; Michel Bakounine, De la guerre à la Commune. Textes de 1870-1871 établis sur les manuscrits originaux, et présentés par Fernand Rude, Paris, éditions Anthropos, 1972 (avec en outre toutes les lettres connues de Bakounine à Richard).

[2Dans une lettre à Richard. Bakounine écrivait peu après, le 11 janvier 1870 : Mme D.U. [Aristide Rey] est décidément une niaise et sentimentale libre-penseur ; Mme D.T. [Varlin] est déjà quelque chose de bien plus sérieux.

[3Cf. Itinéraire n° 8 (Emma Goldman), pp. 66-67

[4Emile Aubry, 1829 (?) - 1900, lithographe à Rouen ; proudhonien, fondateur de la section de Rouen de l’AIT. ; délégué aux congrès de Genève (1866). Lausanne (1867), Bruxelles (1868) et Bâle (1869) ; rédacteur de la Réforme sociale ; dix-sept lettres de Varlin à Aubry, écrites entre le 8 janvier 1869 et le 20 avril 1870 et saisies chez ce dernier, ont été publiées dans le réquisitoire du Troisième Procès de l’Intemationale (1870) et de nouveau dans la Vie ouvrière, 5e année, n° 87, 5 mai 1913 (numéro spécial sur Varlin).

[5Le 12 mars 1870.

[6Ouvriers fabriquant des articles tissés ou tressés pour servir comme garniture dans l’ameublement ou l’habillement.

[7James Guillaume écrivit plus tard : A partir de la fin mai, Albert Richard et Gaspard Blanc disparurent de la scène, et nous n’entendîmes plus parler d’eux, jusqu’au commencement de l’année suivante, L’Internationale, t. II, p. 148.

[8Lettre citée par Moissonnier, op. cit., p. 147.

[9Maurice Moissonnier, op. cit., p. 155.

[10Obituaire d’Albert Richard, le Bourguignon (Auxerre), 31 mars 1925.