On les persécute, on les tue,Quitte, après un lent examen,A leur dresser une statue,Pour la gloire du genre humain. [1]
Un homme, une voix, c’est le principe fondamental des organismes de l’économie sociale : coopératives, mutuelles, associations à buts non lucratifs régies par la loi de 1901, quel que soit l’apport de chacun et quelle que soit la fonction exercée. Ce principe ne pouvait que convenir à Varlin, mais ce n’est pas cela seulement qui l’a conduit à créer des coopératives. Dès le début du XIXe siècle, des travailleurs ont cherché à se dégager de l’exploitation sans merci dont ils étaient victimes. On travaillait douze heures par jour pour des salaires de misère ; les enfants, dès l’âge de huit ans, devaient eux aussi travailler dans les manufactures, même parfois de nuit dans les plus mauvais cas.
Pas étonnant, donc, que les plus entreprenants de ces travailleurs aient adopté une forme d’organisation du travail, de la production et de la distribution des produits qui visait à éliminer le patron, à donner à l’ouvrier l’intégralité du produit de son travail (coopérative de production) ou qui supprimait le marchand, les intermédiaires, le commerce (coopérative de consommation)
. Bien qu’on eût dit que le système coopératif n’est pas sorti du cerveau d’un savant ou d’un réformateur, mais des entrailles du peuple
[2], les écrits de théoriciens tels que Fourier, Proudhon, Saint-Simon, De L’Ange, Auguste Comte, Louis Blanc, Robert Owen... ont contribué puissamment au développement du système coopératif.
L’économie sociale repose sur trois principes de base : l’adhésion volontaire, l’égalité des droits, la non-rémunération d’un capital ; les bénéfices étant distribués sous forme de prestations. La coopération, puisque c’est d’elle plus particulièrement qu’il s’agit ici, ce sont des producteurs ou des consommateurs qui s’associent librement et administrent leurs affaires en dehors de toute tutelle étatique ou capitaliste. En eux-mêmes, le coopératisme, le mutualisme ne sont pas révolutionnaires. Ils peuvent cependant être un levier puissant pour un changement de société tel que nous le voulons. C’est aussi un lieu d’expériences, d’apprentissage de la gestion économique de la société.
En France, les premières associations coopératives furent créées à Paris en 1831 : Association des menuisiers, Association des typographes, Association des bijoutiers en doré (1843). A Lyon, ce fut, en 1835, le Commerce véritable et social. En Angleterre, vingt-huit tisserands fondèrent en 1844 la fameuse coopérative les Equitables Pionniers de Rochdale, qui donna l’essor à tout le mouvement coopératif dans le pays. En Allemagne, c’est d’abord sous la forme du crédit coopératif (mutuel) qu’apparut la coopération en 1845-1846 sous les efforts de Guillaume Raiffeisen puis de Schulze-Delitzsch.
L’idée faisait donc son chemin, mais c’est la révolution de 1848 qui fit « exploser » le mouvement coopératif. Des centaines de coopératives furent créées. Cependant, l’élan fut rapidement brisé lorsque le Second Empire, en 1852, prit la décision de dissoudre toutes les coopératives. Un nouveau départ eut lieu à partir de 1864, notamment des coopératives de consommation, lorsque l’Empire devint « libéral », car il avait besoin de l’appui de la classe ouvrière.
Evidemment, un mouvement de cette importance, et vu son ambition, ne pouvait que susciter des controverses au sein de la classe ouvrière organisée et de la société en général. Les économistes, d’abord méfiants, finirent par conclure que, somme toute, la coopération pourrait être un barrage à la révolution, par une réforme sociale pacifique du problème des rapports du capital et du travail.
En ce qui concerne les socialistes, l’accueil fut variable. Jusqu’à la Commune, les socialistes français furent favorables. Les thèses marxistes, opposés, ne furent vraiment connues en France qu’à partir de 1872. La théorie de Lassalle sur la loi d’airain fut alors répandue. On la connaît : quoi qu’on fasse sous le régime capitaliste, le salaire de l’ouvrier se règle toujours sur ses dépenses pour son entretien. Il ne peut être supérieur. Donc, affirmaient les marxistes, les coopératives de consommation font jouer un rôle de dupe au travailleur, car plus on diminuera le coût de la vie —ce qui était un des principaux buts des coopératives— plus on fera diminuer son salaire. Dans ce sens, le coopératisme ne sert à rien. De plus, ils le considéraient comme un moyen insuffisant et chimérique d’émancipation du salariat ; il retardait même la révolution nécessaire. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls à penser ainsi, mais revenons au temps de Varlin.
Le coopératisme, ou la coopération, fit l’objet du point 5 de l’ordre du jour du congrès de Genève de l’Internationale, qui se tint du 3 au 8 septembre 1866. Varlin y participait.
Ce point 5 de l’ordre du jour, intitulé « Travail coopératif », fit l’objet d’une résolution dans laquelle le congrès précisait qu’il ne devait pas proclamer un système spécial de coopération, mais se limiter à l’énoncé de quelques principes généraux. L’Association internationale des travailleurs reconnaissait le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, basée sur l’antagonisme des classes. [Son] grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association de producteurs libres et égaux.
Toutefois, le mouvement coopératif était considéré par le congrès comme impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour cela, des changements généraux sont indispensables. Le congrès recommandait aux ouvriers d’encourager la coopération de production plutôt que la coopération de consommation. Enfin, les sociétés coopératives devaient consacrer une partie de leurs fonds à la propagande de leurs principes et, surtout, pour les empêcher de dégénérer, elles devaient accorder le même salaire à tout ouvrier ou employé, associé ou non.
Varlin et le coopératisme
Varlin dut suivre attentivement le congrès de Genève et particulièrement la discussion du point 5 de l’ordre du jour. En effet, il était déjà convaincu de la nécessité de constituer des groupements corporatifs, des coopératives, dans lesquels les travailleurs auraient un peu plus de sécurité et de bien-être et acquerraient l’habitude de la solidarité et la conscience de leurs intérêts collectifs.
Dans un article de la Marseillaise, il écrivait : Les sociétés ouvrières, sous quelque forme qu’elles existent actuellement, ont déjà cet immense avantage d’habituer les hommes à la vie de société et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus étendue. Elles les habituent non seulement à s’accorder et à s’entendre, mais encore à s’occuper de leurs affaires, à s’organiser, à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et toujours au point de vue collectif, puisque leur intérêt personnel individuel, direct, disparaît dès qu’ils font partie d’une collectivité.
La position du congrès ne pouvait donc que le renforcer dans son opinion. Dès le 1er mai 1866, il avait créé la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs. C’est lui qui en rédigea les statuts, dans lesquels, il faut le souligner car ce n’était pas courant à l’époque, l’égalité des droits des relieurs et des relieuses était affirmée.
Revenu de Genève, il entreprit de constituer une coopérative de consommation. Ce fut fait en 1867 : la Ménagère, coopérative de consommation, fonctionne. Puis, le 19 janvier 1868, Varlin fonde un restaurant coopératif : la Marmite, qui eut un tel succès que trois succursales durent être rapidement ouvertes. Au conseil d’administration, autour du président Eugène Varlin, on trouve Nathalie Lemel, Alphonse Delacour, Antoine Bourdon, Louis Varlin. Ces coopératives fonctionnèrent parfaitement jusqu’à la fin de la Commune. La Marmite comptait 8 000 adhérents.
Charles Keller, membre de l’Internationale, communard, composa des poèmes dont l’un, mis en musique par James Guillaume, a connu un grand succès sous le nom de la Jurassienne :
Ouvrier, prends la machine,Prends la terre, paysan !
Keller, donc, fréquenta assidûment la Marmite, et il décrit ainsi l’atmosphère chaleureuse qui y régnait : On y prenait des repas modestes, mais bien accommodés, et la gaieté régnait autour des tables. Les convives étaient nombreux. Chacun allait chercher lui-même ses plats à la cuisine, et en inscrivait le prix sur la feuille de contrôle qu’il remettait avec son argent au camarade chargé de le recevoir.
Généralement, on ne s’attardait pas et, pour laisser la place à d’autres, on s’en allait après avoir satisfait son appétit.
Parfois, cependant, quelques camarades plus intimes prolongeaient la séance, et l’on causait. On chantait aussi. Le beau baryton Alphonse Delacour nous disait du Pierre Dupont, le Chant des ouvriers, la Locomotive, etc. La citoyenne Nathalie Lemel ne chantait pas ; elle philosophait et résolvait les grands problèmes avec une simplicité et une facilité extraordinaires.
Varlin montre encore dans son activité de coopérateur qu’il ne se contentait pas de propager des théories ni d’attendre le Grand Soir pour entreprendre la transformation de la société. Il était bien conscient que la création de coopératives, de sociétés de crédit mutuel ne serait pas suffisante pour amener une ère nouvelle. Mais il comprit qu’à de nouvelles conditions économiques et sociales devaient correspondre de nouvelles méthodes de formation, d’organisation et de combat. Il ne pratiquait pas la politique du pire pour faire éclater plus vite la révolution. La souffrance des travailleurs, il la vivait quotidiennement. Et si l’émancipation de ces travailleurs, l’abolition du salariat étaient bien son but, il fallait vivre en attendant, ne pas s’en remettre à la charité, aider les ouvriers à améliorer leur sort immédiat en les aidant à créer des associations qu’ils géreraient eux-mêmes et dans lesquelles ils feraient l’apprentissage de la gestion, de l’administration du pays.
Un siècle plus tard, après l’écroulement du communisme marxiste, nous sommes devant les mêmes problèmes, plus graves encore. Jamais, peut-être, l’urgence de la transformation de la société n’a été aussi grande. Les organismes de l’économie sociale existent toujours, quoique bien menacés et dans leur existence et dans leur « éthique ». Les libertaires devraient sans doute en faire une des pierres de la fondation de l’édifice social de demain.
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