Le peuple, dans le vague de sa pensée, se contemple comme une gigantesque et mystérieuse existence et tout dans son langage semble fait pour l’entretenir dans l’opinion de son indivisible unité. Il s’appelle le Peuple, la Nation, c’est-à-dire la Multitude, la Masse ; il est le vrai souverain, le Législateur, la Puissance, la Domination, la Patrie, l’État.
Il a ses Convocations, ses Scrutins, ses Assises, ses Manifestations, ses Prononcements, ses Plébiscites, sa Législation directe, parfois ses Jugements et ses Exécutions, ses Oracles, sa Voix.
Autant il se sent innombrable, irrésistible, immense, autant il a peur des divisions, des scissions, des minorités.
Son idéal, son rêve le plus délectable, est unité, identité, uniformité, concentration ; il maudit comme attentoire à sa majesté tout ce qui peut partager sa volonté, couper sa masse, créer en lui diversité, pluralité, divergence (...).
Plein de ses mythes et se considérant comme une collectivité essentiellement indivise, comment le peuple saisirait-il le rapport de plein saut de l’individu à la société ?
Comment sous son inspiration les hommes d’État qui le représentent donneraient-ils la vraie formule du gouvernement ? Là où règne dans sa naïveté le suffrage universel, on peut affirmer d’avance que tout se fera dans le sens de l’indivision. Le Peuple étant la collectivité qui renferme toute autorité et tout droit, le suffrage universel pour être sincère dans son expression, devra autant que possible être lui-même indivis. C’est-à-dire que les élections devront se faire par scrutins de liste : il s’est même trouvé en 1848 des unitaires qui demandaient qu’il n’y ait qu’une seule liste pour les 86 départements.
De ce scrutin indivis surgit donc une assemblée indivise, délibérant et légiférant comme un seul homme. En cas de division du vote, c’est la majorité qui représente, sans diminution aucune, l’unité nationale. De cette majorité sortira à son tour un gouvernement indivis qui, tenant ses pouvoirs de la nation indivisible, est appelé à gouverner et administrer collectivement et indivisément, sans esprit de localité, ni intérêt de clocher. C’est ainsi que le système de centralisation, d’impérialisme, de communisme, d’absolutisme, tous ces mots sont synonymes, découle de l’idéalisme populaire ; c’est ainsi que dans le pacte social, conçu à la manière de Rousseau et des Jacobins, le citoyen se démet de sa souveraineté et que la commune, le département et la province ne sont plus que des agences sous la direction immédiate du ministère.
Les conséquences ne tardent plus à se faire sentir : le citoyen et la commune déchus de toute dignité, les envahissements de l’État se multiplient, et les charges du contribuable croissent en proportion. Ce n’est plus le gouvernement qui est fait pour le peuple, c’est le peuple qui est fait pour le gouvernement. Le pouvoir envahit tout, s’arroge tout, à perpétuité, toujours, à jamais ! Guerre et marine, administration, justice, police, instruction publique, créations et réparations publiques ; banques, bourses, crédit, assur-ances, secours, épargnes, bienfaisance ; forêts, rivières, canaux ; cultes, finances, douanes, commerce, agriculture, industries, transports. Sur le tout un impôt formidable, qui enlève à la nation le quart de son produit brut. Le citoyen n’a plus qu’à s’occuper que d’accomplir dans son coin sa tâche, recevant son salaire, élevant sa famille et s’en remettant pour le surplus à la providence du gouvernement.
Devant cette disposition des esprits, au milieu des puissances hostiles à la révolution, quelle pouvait être la pensée des fondateurs de 89, amis sincères de la liberté ?
N’osant rompre le faisceau de l’État, ils devaient surtout se préoccuper de deux choses : 1° de contenir le pouvoir toujours prêt à usurper ; 2° de contenir le peuple, toujours prêt à se laisser entraîner par ses tribuns et à remplacer les mœurs de la légalité par celles de l’omnipotence.
Jusqu’à présent, en effet, les auteurs de constitutions, Seyès, Mirabeau, le Sénat de 1814, la Chambre de 1830, l’Assemblée de 1848, ont cru non sans raison, que le pouvoir capital du système politique était de contenir le pouvoir central, en lui laissant toutefois la plus grande liberté d’action, et la plus grande force. Pour parvenir à ce but, que faisait-on ? D’abord on divisait le pouvoir par catégorie de ministères ; puis on distribuait l’autorité législative entre la royauté et les chambres, à la majorité desquelles on subordonnait encore le choix que le prince devait faire des ministres. Enfin l’impôt était voté, pour un an, par les chambres, qui saisissaient cette occasion de passer en revue les actes du gouvernement.
Mais, tandis qu’on organisait le parlementage des chambres contre les ministères, qu’on balançait la prérogative royale par l’initiative des représentants, l’autorité de la couronne par la souveraineté de la nation ; tandis qu’on opposait des mots à des mots, des fictions à des fictions, on adjugeait au gouvernement sans réserve aucune, sans autre contre-poids qu’une vaine faculté de critique, la prérogative d’une administration immense ; on mettait en ses mains toutes les forces du pays ; on supprimait, pour plus de sûreté, les libertés locales ; on anéantissait avec un zèle frénétique « l’esprit de clocher ». On créait, enfin, une puissance formidable, écrasante, à laquelle on se donnait ensuite le plaisir de faire une guerre d’épigrammes. Aussi qu’arrivait-il ? L’opposition finissait par avoir raison des personnes : on renversait une dynastie, puis une seconde ; on mettait empire sur république, et le despotisme centralisateur, anonyme, ne cessait de grandir, la liberté de décroître.
Tel a été notre progrès depuis la victoire des Jacobins sur la Gironde. Résultat inévitable d’un système artificiel, où l’on mettait d’un côté la souveraineté métaphysique et le droit de critique, de l’autre toutes les réalités du domaine national, toutes les puissances d’action d’un grand peuple.
Le principe fédératif
Chapitre X : Idéalisme politique, efficacité de la garantie fédérale.(extraits).