On nous demande de voter ?... C’est oublier que le Parlement est un masque, et que le pouvoir réel, dans la société actuelle, réside on ne sait où, incroyablement incontrôlable et secret.
(C. Radcliffe : « Anarchy », n° 37, 1964.)
Les anarchistes ne voteront pas, une fois de plus, aux prochaines élections. Ils feront un effort de propagande pour expliquer qu’il ne sert à rien de voter. C’est là, quoi qu’il paraisse, non une réaction sentimentale (« la société n’est pas pure, les anarchistes ne voudraient pas se mêler à elle »), mais une attitude réfléchie, et depuis longtemps pesée.
La réexaminer n’est peut-être pas inutile, aussi bien pour vérifier qu’elle est toujours raisonnable, que pour expliquer nettement pourquoi nous ne votons pas dans le système étatique.
Pour mieux comprendre la position des anarchistes en matière d’élections présidentielles ou parlementaires, il faut comprendre quelle est, brièvement résumée, leur vue de la société actuelle. Celle-ci est organisée selon le schéma gouvernants-gouvernés : ceux qui commandent et ceux qui obéissent. La fiction démocratique n’y est introduite que par le biais du vote qui légitime la plénitude du pouvoir qu’exercent les gouvernants par l’entremise de l’État : la souveraineté (la situation est encore plus nette aujourd’hui, l’Assemblée n’a plus de pouvoir, les centres de direction sont ailleurs, et la légitimation, qui en est dissociée, porte sur un seul homme. Le problème n’en reste pas moins exactement le même).
LA SOUVERAINETÉ
L’impôt est de tous les temps. Le service militaire a commencé avec le bulletin de vote. Vous qui savez ce que « citoyen » veut dire, vous qui savez que.soldatetélecteursont les deuxmomentsde souveraineté du citoyen dans une libre République, vous êtes les bienvenus à la préparation militaire parachutiste
(Affichette militaire au fort de Vincennes, 1958.)
Quelle est donc cette souveraineté du ciyoyen ?
Cette souveraineté est la propre seigneurie de l’État... Or elle consiste en puissance absolue, c’est-à-dire parfaite et entière de tout point... Et comme la couronne ne peut être si son cercle n’est entier, aussi la souveraineté n’est point si quelque chose y fait défaut.
Ainsi parlait, en 1666, Loyseau, légiste subtil et serviteur fidèle de la monarchie. La souveraineté dont il parle, c’est celle du roi de France. Mais la souveraineté qu’il définit, c’est toujours celle de l’« État français ». La couronne a changé de tête.
L’État est souverain, c’est-à-dire, en clair, les quelques individus qui « représentent » au sommet l’État, qui parfois, disent-ils, « l’incarnent », ont la puissance absolue — c’est-à-dire, en clair, le monopole et l’usage exclusif de la force armée — police, force militaire. Voilà comment, par quelques mots, État, souveraineté, se trouve justifiée l’oppression par la minorité. Mais cette justification ne suffisait pas à rassurer tout le monde, et les juristes vont inventer cette farce illogique : souveraineté... du peuple.
C’est que le prince estime bon a force de loi... puisque le peuple lui confère et met en lui sa souveraineté et sa puissance
(Digeste).
Au IIIe siècle de notre ère, la fiction était déjà inventée. Une classe, la bourgeoisie, allait la reprendre à son compte et bâtir dessus sa fortune.
C’est le peuple qui a la souveraineté ! Mais il ne la garde pas, il la délègue. Les princes qui nous gouvernent renoncent à ne tenir leur pouvoir que de Dieu. Ils ne le tiennent plus que du peuple. En fait, le peuple n’a jamais la matérialité de la souveraineté. Il n’a pas de moyen de l’exercer, ne serait-ce qu’un moment et en partie. Il n’a pas de moyen d’en contrôler l’exercice.
Cet exercice, confié aux mains d’un seul homme, ou d’une petite minorité (députés de la constituante de 89, ministère anglais, président de la République en France, etc.), ne cesse jamais, n’est jamais remis aux mains des « citoyens ». On n’attend d’eux qu’une seule chose, qu’ils fassent le geste magique, qu’ils délèguent... quelque chose qu’ils n’ont jamais eu : la puissance absolue.
Berneri faisait d’ailleurs remarquer la parenté de conception entre le « peuple souverain » du jacobinisme et l’équivoque formule de la « dictature du prolétariat ».
Quel que soit le jacobinisme, il est destiné à faire dévier la révolution sociale. Et quand elle dévie, l’ombre d’un Bonaparte se profile
.
Le prolétariat a exercé sa « dictature » de la même façon que le peuple, il l’a déléguée, et elle n’a jamais plus été sienne.
Dans un cas comme dans l’autre, c’est la même construction. Le pouvoir absolu est confié en bloc à une minorité, pour une période indéterminée, par la collectivité. Et ensuite, cette minorité, d’en haut, impose à la collectivité un ordre social, met en place des organisations intermédiaires qui ne dépendent que du sommet, que la collectivité ne peut contrôler. Certes, on peut élire son maire en France, mais une fois élu, il doit obéir au préfet pour ce qui est de la législation, au ministre des Finances pour ce qui est des moyens. C’est toujours l’accaparement, le contrôle des organismes intermédiaires par ceux qui exercent la souveraineté. Ce qui plaît au souverain, c’est d’avoir devant lui des individus isolés.
La « souveraineté du peuple », ou « dictature du prolétariat », n’est pas un mécanisme social logique mais une fiction juridique. La « délégation » populaire ou prolétarienne fut inventée pour justifier une forme de pouvoir (souveraineté royale, dictature, tyrannie) qui existait bien avant cette justification. Il ne s’agit là que d’une adaptation.
Il nous faut voir maintenant le système électoral en tant que mécanisme juridique. Et ensuite essayer de le replacer dans son contexte général pour voir plus nettement son rôle et sa portée.
LES MÉCANISMES JURIDIQUES :
L’opération des élections consiste à donner, par un vote, un mandat. Il y a, en réalité, deux mécanismes qu’il faut distinguer :
1) Le vote : Selon le Larousse, le vote est un suffrage, un vœu énoncé par chacune des personnes appelées à émettre un avis.
Le mot désigne donc un procédé technique, et un procédé technique susceptible de bien des formes. Aussi les anarchistes ne sont- ils généralement pas opposés au vote-procédé technique en tant que tel, au vote indicatif, qui n’a des conséquences obligatoires que pour ceux qui le veulent bien.
Plus exactement, ce n’est pas au vote que les anarchistes en ont, c’est au mandat, à la duperie monumentale que représente, dans la société actuelle, la pseudo-délégation par le « peuple » de sa prétendue « souveraineté ».
Voter en soi n’a rien, aux yeux d’un anarchiste, de « répréhensible ». Emettre un avis sur un bulletin de vote, quoi de plus normal. Mais dans les élections, le vote ne sert pas à émettre un avis, il sert à conférer un mandat.
2) Le mandat :
Le mandat ou procuration est un acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose pour le mandant, en son nom
. (Code civil, art. 1984).
Déléguer des pouvoirs, c’est donner un mandat. Et le terme se retrouve dans deux domaines : mandat civil du droit privé, et mandat parlementaire, présidentiel, etc, du droit public. Il y a longtemps que la bourgeoisie connaît le mandat civil, privé, hérité du Droit romain. Mais c’est seulement au XVIIIe siècle qu’apparaît cette notion de mandat public, de mandat parlementaire. Or, si l’on compare mandat privé et mandat public, on s’aperçoit vite qu’ils sont très dissemblables ; ou, pour parler plus nettement, le « bourgeois » n’a pas du tout la même conception de la délégation du pouvoir selon qu’il s’agit de faire faire des affaires en son nom par un intermédiaire (mandat civil), ou de faire gérer l’État (mandat public). Comparons ces deux mandats :
MANDAT CIVIL | MANDAT PARLEMENTAIRE | |
1° Si le mandat est conçu en termes généraux (tous pouvoirs, etc.), il ne comporte que de simples pouvoirs d’administration, c’est-à-dire de routine. Pour les actes graves (vente, etc), il doit être exprès, c’est-à-dire autoriser précisément tel ou tel acte. Et le mandataire ne peut rien faire d’autre que ce qui y est porté. 2° Tout mandataire, sa gestion finie, rend des comptes à celui qui l’a mandaté. 3° Le mandataire est responsable des fautes qu’il commet dans sa gestion (et a fortiori de son dol : tromperie). 4° Le mandant, celui qui a mandaté, peut révoquer sa procuration quand bon lui semble. (Cf. Code civil, art. 1988, 1989, 1991, 1993, 2004.) |
1° Le bulletin de vote est un mandat en blanc. Le candidat n’est en rien tenu par son programme (qu’en fait il n’exécute jamais). Mais ce mandat en blanc lui confère, nous l’avons vu, les pleins pouvoirs, la souveraineté. 2° Ceux à qui le « peuple » délègue sa « souveraineté » ne rendent jamais de comptes. 3° Il n’y a aucun exemple de condamnation d’un dirigeant politique, ni pour ses fautes ni même pour son dol avéré. 4° Le citoyen ne peut révoquer sa procuration qu’à des intervalles fixés, qu’il ne choisit même pas puisque ce sont ses « délégués » qui décident eux-mêmes du moment favorable à leur reconduction. |
On voit que dans le mandat privé, le mandant contrôle à tout moment son mandataire, celui-ci peut logiquement être tenu pour son représentant. Par contre, dans le mandat public, le mandant ne contrôle ses mandataires qu’à intervalles plus ou moins éloignés, et surtout au moment choisi par eux (pensons aux découpages électoraux, à la tactique électorale, aux pressions économiques, à la propagande et autres astuces de même espèce). De plus, le mandataire public est irresponsable, le citoyen contrôle très mal son mandataire, celui-ci n’est pas son représentant.
Comparons ce pseudo-mandat public avec une représentation, par exemple celle du préfet, représentant du Pouvoir central dans sa région. Le préfet peut être révoqué à tout instant par décret en Conseil des ministres, celui-ci sait tenir en main ses représentants.
Conclusion : Quand la banque Rotschild se choisit un mandataire (comme naguère Pompidou), le mandat est strict. Quand le même Pompidou délègue des agents de l’« autorité », le mandat est toujours strict. Mais quand le « Peuple » délègue des pouvoirs, qu’il lui est d’ailleurs interdit d’exercer directement, ne serait-ce qu’en partie, le mandat devient extrêmement souple, pour ne pas dire inexistant. Dans les deux cas précédents, le mandat est un mécanisme, dans le dernier cas, c’est une fiction [1].
Est-ce à dire que les gouvernements, ou d’une manière plus générale, tous les détenteurs de cette fameuse souveraineté, soient incontrôlés ? (l’idée selon laquelle le général de Gaulle « fait tout ce qu’il veut »). Ce serait avoir une vue bien naïve de notre monde.
Le gouvernement n’est pas assuré par le « peuple », cette aimable abstraction, mais par une minorité (une classe) et par des moyens autres que ceux du vote.
Le système électoral ne peut être un moyen technique de choisir des responsables. Il y a pourtant une raison à tout ce gaspillage de temps et d’argent qu’est une campagne électorale. Ce qui n’est qu’une bien pauvre fiction juridique, devient, dans la vie, une importante opération d’intoxication psychologique. Si le pouvoir de la minorité dirigeante s’exerçait sans masque, il deviendrait vite intolérable pour la plupart des gens. Le pouvoir prétend donc s’exercer au nom des gouvernés eux-mêmes. Encore faut-il, de temps à autre, leur donner l’impression qu’ils participent.
C’est le conte classique de la fée qui prête sa baguette magique : fais un vœu, etc. Le vœu se retourne d’ailleurs souvent contre celui qui l’a fait, et la baguette magique revient en des mains plus capables. Pendant un jour, le lampiste de base peut avoir l’impression qu’il a le pouvoir. Pendant quelques semaines, tous les hommes politiques, de tous les partis, « révolutionnaires » ou non, vont essayer de lui faire croire qu’il est important, que son opinion compte. L’opération est-elle en général réussie ? Oui et non : oui, puisque au moins 50 p. 100 des gens votent ; non, parce que les pourcentages d’abstention sont gênants [2], et surtout parce que la plupart de ceux qui votent le font sans enthousiasme, « parce qu’il faut bien faire quelque chose ». Pour beaucoup d’entre eux, la vie se charge de les rappeler à la réalité.
Les élections sont donc pour les anarchistes tout au plus une sorte de vaste socio-drame dirigé, auquel la collectivité est invitée à participer, pour mieux retourner ensuite au travail. Mais où est donc le pouvoir ? Dans les mains d’un groupe social modeste et discret, qui fait tout ce qu’il peut, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, pour expliquer qu’il n’existe pas.
LE GOUVERNEMENT DU PEUPLE
La France est divisée en 3 800 communes, 89 départements, 23 ressorts de légions de gendarmerie, 17 régions de police judiciaire, 9 régions de groupements de C.R.S., 9 régions militaires, 9 ressorts de « super-préfets ». Et tout en haut de cette pyramide veille le ministre de l’Intérieur.
Tous les fils du « gouvernement des hommes » (et pas simplement la police) sont rassemblés dans ses mains, tandis que son puissant collègue, le ministre des Finances, s’occupe des grandes lignes de I’« administration des choses ».
Voici quelle est l’organisation du ministère de l’Intérieur :
Premier niveau. — Le ministre et son cabinet : secrétariat + services adjoints (courrier, chiffre, transmissions, protection civile et service « intérieur »).
Deuxième niveau. — Six directions : 1° Finances et contentieux. 2° Personnel et matériel de police. 3° Réglementation. 4° Affaires départementales et communales (tutelle des collectivités locales). 5° Personnel et affaires politiques (administre le corps préfectoral, tient à jour les dossiers, propose l’avancement, « prépare les élections ») [3]. 6° La direction générale : la plus importante, se subdivise elle-même en quatre directions : a) personnel et matériel ; b) police judiciaire (rue des Saussaies) ; c) renseignements généraux (police politique) ; d) surveillance du territoire (contre-espionnage).
Troisième niveau. — Les igames (super-préfets) : prennent tous les pouvoirs du ministre en cas de troubles, grève générale par exemple
[4].
Quatrième niveau. — Les préfets « dépositaires dans les départements de l’autorité de l’État ». Pour le département de la Seine et les 193 communes suburbaines : deux préfectures : 1) de la Seine ; 2) de Police : se subdivise en trois services : a) police municipale ; b) renseignements généraux (étrangers, contre-espionnage, mouvements factieux) ; c) police judiciaire (Quai des Orfèvres : quatre brigades : finances, de la voie publique, volante, « mondaine »).
Le ministre exerce sur tous les fonctionnaires de son administration le pouvoir hiérarchique le plus total. Tous les fonctionnaires dépendent de son ministère, à tous les niveaux et à tous moments sont révocables sans motivation de la décision.
Recrutement : concours à l’Ecole nationale d’Administration avec affectation à la sortie au ministère de l’Intérieur. Mais le gouvernement peut toujours refuser une candidature ou recruter à l’extérieur.
Ce n’est qu’au cinquième niveau qu’interviennent des élections (sauf à Paris où les maires ne sont pas élus, mais nommés).
Le maire et le conseil municipal : le conseil municipal est élu par les habitants de la commune en principe tous les six ans (le préfet fixe la date des élections). Il n’est pas permanent (quatre sessions, mais possibilités de sessions extraordinaires). Le gouvernement peut dissoudre le conseil municipal (décret en conseil des ministres) sans donner de motifs. Le préfet peut prononcer la « démission d’office » d’un conseiller, notamment en cas de refus d’accomplir une fonction prescrite par la loi.
Pouvoirs du conseil municipal : vote du budget, création de services municipaux. Cette attribution pouvait offrir des possibilités, et à la fin du XIXe siècle, un courant de « socialisme municipal » entraîne certaines communes à créer, sous ce prétexte, des boulangeries municipales, des boucheries municipales, des pharmacies municipales, etc. La réaction fut d’abord brutale (1901, interdiction par le conseil d’État) puis plus nuancée : autorisation de principe, mais seulement en cas de carence des entreprises privées (loi de 1926 et de 1955) et surtout avec l’organisation suivante, en cas de gestion directe, de Régie, par la municipalité (c’est-à-dire le seul cas où on pourrait parler de tendances « collectivistes ») ; le service sera administré par un conseil d’exploitation : un quart des membres nommé par le préfet, un quart par le maire, directeur nommé par le maire avec l’agrément du préfet, le reste des membres peut être nommé par le conseil municipal.
Le maire est élu par le conseil municipal. Il est placé sous l’autorité
du préfet pour : la tenue de l’état civil, la révision des listes électorales, la collaboration avec la police. Dans tous les cas, il peut être suspendu pour un mois par le préfet (sans motifs déclarés), trois mois par le ministère de l’Intérieur (idem) et même révoqué par décret motivé (le conseil d’État admet comme motivation les injures « grossières » à l’égard d’un ministre).
Pouvoirs du maire ? Il prépare le budget (les recettes ordinaires en tant que « représentant du conseil municipal », insuffisantes la plupart du temps, sont fixées, mais libres : les emprunts sont autorisés par le gouvernement. Parmi les dépenses, certaines sont obligatoires, d’autres interdites. Toutes celles qui restent sont libres). Le maire a l’entier pouvoir du plan d’alignement des voies de la commune, les reconnaissances de dettes communales, les procès communaux.
Il reste toutefois, en tant que représentant du conseil municipal, placé sous « la surveillance » du préfet. Il est tenu de se conformer aux lois et aux règlements en vigueur.
LA CLASSE DIRIGEANTE
Les classes dirigeantes passées ayant été bien étudiées (ce sont toujours les classes dirigeantes passées qui sont étudiées), il n’est pas difficile d’en donner une définition : la classe dirigeante est un groupe social minoritaire qui s’est emparé de la direction du reste du milieu social en contrôlant l’organisation politique de ce milieu (elle détient des postes de « commandement », et notamment le monopole de la force armée) et l’organisation économique (soit directement : patron, soit indirectement : État-patron). La conséquence et le signe infaillible de sa prédominance sociale est sa richesse ; si l’« élite » dirigeante n’est pas riche en arrivant au pouvoir, elle ne tarde jamais à le devenir (par richesse, il faut entendre naturellement niveau de vie : peu importe que celui qui dispose d’un palais n’en soit pas « propriétaire », du moment qu’il sait qu’il pourra s’en servir tant qu’il le désire). Enfin, ce groupe social, cette classe, tend automatiquement à la continuité, c’est-à-dire à l’hérédité du niveau social ; et, corrélativement, elle est à peu près fermée à tout intrus d’un niveau social « inférieur ».
Cette définition un peu longue une fois posée, nous pouvons nous demander s’il y a vraiment, oui ou non, une classe dirigeante actuellement. Et nous rencontrons d’abord trois arguments qui nous démontrent qu’il n’y a plus « à proprement parler » de classe dirigeante :
1° Les industries clés sont nationalisées, ou en voie de l’être. Les grandes entreprises elles-mêmes sont intégrées dans le plan national. Il n’y a donc plus que des salariés, la
plus-value
tend à disparaître sauf dans le petit commerce, la petite industrie, tenus pour négligeables.
L’argument joue encore plus dans le cas de la Russie où tout est pratiquement nationalisé (et non collectivisé comme on le dit à tort)
.
Cette première objection doit, à notre avis, être écartée immédiatement. Elle confond en effet la manière dont une classe s’approprie à la fois le pouvoir et un niveau de vie très supérieur (les deux sont toujours liés) avec l’existence de cette classe. Or, le mode d’appropriation juridique du pouvoir et de la richesse importe peu en fait. La haute bourgeoisie du XIXe siècle détenait le pouvoir parce qu’elle était individuellement propriétaire des moyens de production, et qu’elle percevait la plus-value. Mais les ancêtres de cette bourgeoisie dans les siècles précédents n’avaient conquis cette position que par l’accaparement des charges publiques. Avant elle, la haute noblesse féodale tirait sa richesse de l’exercice des pouvoirs publics.
Cette rapide remontée dans les siècles, pour superficielle qu’elle soit, aide à comprendre que l’exploitation de la société par une classe peut prendre bien d’autres formes que celles de la propriété privée du code civil et de la plus-value au sens strictement marxiste du terme.
D’ailleurs, que le capitalisme ait changé, c’est là une évidence, encore convient-il de bien noter que la régression de la petite et moyenne entreprise au profit des trusts à caractère monopoliste n’en a pas pour autant désagrégé la classe bourgeoise, bien au contraire, elle a plutôt renforcé la solidarité soumise des petits actionnaires avec les « gros », en même temps qu’elle a accru la puissance de ceux-ci et notamment au niveau politique, en consommant la réconciliation du capitalisme industriel avec le capitalisme bancaire.
2° Les différences de niveau de vie (si importantes puisqu’elles forment la mentalité du groupe social, et ses raisons d’agir) se seraient atténuées. Il n’y aurait plus de fossés entre groupes sociaux, on passerait d’un niveau de revenu à un autre par d’insensibles transitions. C’est l’image d’une pente douce, avec le manœuvre portugais à un bout et le président-directeur de Péchiney à l’autre. Il y a bien une petite différence, mais le dimanche ils portent le même complet... ce genre d’exemple simplet est fréquent dans certains milieux.
3° De toute façon, l’inégalité encore existante dans les niveaux sociaux serait le strict reflet de la « valeur individuelle » de chacun. La preuve en serait que si, par exemple, le fils du manœuvre portugais, devenu français bien entendu, a les « capacités intellectuelles », il pourra s’élever dans l’échelle sociale et, qui sait, devenir président-directeur de, disons Saint-Gobain, pour varier.
L’argumentation toute entière se résume alors ainsi : il manque, de nos jours, deux caractères essentiels pour faire une classe dirigeante : la différence très nette de niveau de vie, autrement dit la coupure sociale (argument 2), et l’hérédité (argument 3). Cette argumentation paraît très démentie par ce que nous pouvons savoir de la réalité.
LA COUPURE SOCIALE
La pyramide des revenus (I.N.S.E.E.). — Etablie par l’Institut national de la Statistique (le seul organisme sérieux actuellement, et de plus d’État), cette pyramide révélatrice a peu attiré l’attention de la presse. A notre connaissance, elle n’a été publiée que par France Observateur et Tribune Socialiste (troisième semaine d’octobre 1964). Elle méritait pourtant plus d’intérêt [5]. Ce document nous enseigne entre autres :
1° Que la hiérarchie des revenus est énorme dans notre pays, puisque près d’un million de vieux, économiquement faibles, ne disposent que de 6 000 francs par mois, alors qu’à l’autre extrémité de la pyramide, plus de 500 familles ont un revenu de 5 à 6 millions par mois chacune (150 000 disposent de plus de 312 000 francs par mois, 14 000 de plus de 625 000 francs, 3 000 de plus de 3 millions, et quelques dizaines de 10 à 20 millions par mois).
La hiérarchie des revenus en France va donc de 1 à 2 000 ou 3 000. Encore cette disparité de revenus serait-elle beaucoup plus forte si les classes privilégiées ne dissimulaient pas au fisc une partie importante de leurs revenus, soit que la loi les y autorise (revenus d’emprunts d’État, intérêts de prêts aux sociétés d’investissement, certains bénéfices dans la vente d’appartements, avantages en nature offerts à leurs dirigeants par les grandes sociétés : chauffeurs, auto, villa, chasse, domestique, yachts), soit qu’elles fraudent purement et simplement (commerçants, professions libérales...). Les revenus réels de ces groupes sociaux favorisés sont manifestement supérieurs à ceux que le fisc a recensés dans la pyramide ci-dessus.
2° Comme nous l’avons rappelé bien des fois, la grande masse des ménages français n’a encore qu’un revenu extrêmement bas, puisque 45% disposent de moins de 62 500 à 100 000 francs par mois. Au total, trois ménages sur quatre ont moins de 100 000 francs par mois pour vivre.
Cela n’est pas pour surprendre, puisque les statistiques du ministère du Travail établissent que 65 p. 100 des ouvriers et des employés gagnent encore moins que 55 000 anciens francs par mois et que les salaires moyens pour ces deux catégories — qui constituent les 7/8 des salariés du commerce et de l’industrie — sont d’environ :
Hommes | Femmes | |
Ouvriers | 58 000 | 38 000 |
Employés | 68 000 | 52 000 |
Pour ce qui est de l’hérédité, la documentation se fait plus rare, on pourra cependant prendre une connaissance assez précise du rôle politique et économique que jouent les dynasties financières et industrielles, en compulsant les numéros du Crapouillot : « les gros » et « les 200 familles »... et aussi « les maîtres de l’U.N.R. » et « la république des Rotschild ». Mais l’idée qui nous intéresse ici est celle de la « promotion sociale » : la promotion des individus de valeur serait une réalité, du fait que l’université est ouverte à tous.
Les statistiques récemment publiées dans un ouvrage au titre significatif [6] par les sociologues Passeron et Bourdieu, nous montrent que l’université compte 0,6 p. cent de fils de salariés agricoles, 0,9 p. 100 de fils du personnel de service, 6,4 p. 100 de fils d’ouvriers et 7,9 p. cent d’employés (de bureaux et de commerce). Contre 28 p. 100 de fils de cadres supérieurs et de membres de professions libérales, 17,7 p. cent de fils de patrons de l’industrie et du commerce, 17,8 p. cent de fils de cadres moyens et 7 p. cent de fils de rentiers sans profession. Ces pourcentages déjà révélateurs quant à l’égalitarisme de l’enseignement français, deviennent probants si l’on en déduit le nombre d’étudiants pour 1 000 personnes actives de la catégorie d’origine ; ce nombre part de 1,4 pour les salariés agricoles, 1,7 pour le personnel de service, 1,9 pour les ouvriers, passe à 6,8 pour les employés, pour aboutir ensuite à 106,8 pour les industriels et 168 pour les professions libérales.
Aux obstacles économiques, évidents, s’ajoutent les obstacles culturels, peut-être moins apparents mais tout aussi efficaces (cf. titre de l’ouvrage cité) et qui ont notamment pour effet, d’une part le retard et le piétinement des « classes défavorisées » qui, s’il n’est pas absolument rédhibitoire quant à l’obtention des « places » s’accompagne d’autre part d’une relégation des « classes inférieures » dans certaines disciplines : 7,2 p. 100 et 8,6 p. 100 de fils d’ouvriers en lettres et en sciences (pour devenir : professeurs, techniciens, cadres moyens et subalternes...) contre 4,8 p. 100 en droit, 3,1 p. 100 et 2,2 p. 100 en pharmacie, alors que les fils des cadres supérieurs et professions libérales, par exemple, sont 27,1 p. 100 en droit, 34 p. 100 en médecine, 44,2 p. 100 en pharmacie, contre 27,6 p. 100 et 25,1 p. 100 en sciences et en lettres. L’inégalité est encore plus nette pour ce qui est des grandes écoles, pépinières des futurs cadres supérieurs, administrateurs publics et privés. Prenons les écoles les plus renommées pour leurs débouchés : Polytechnique compte dans ses effectifs 2 p. 100 de fils d’ouvriers contre 13 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce et 57 p. 100 de fils des professions libérales et cadres supérieurs ; les écoles normales supérieures de la rue d’Ulm (garçons) et de Sèvres (filles) dénombrent 3 p. 100 de fils d’ouvriers contre 51 p. 100 de fils de cadres supérieurs et professions libérales, et 9 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce. Arrivons-en, pour terminer ces énumérations fastidieuses, au sanctuaire de la haute bourgeoisie qu’est l’Institut d’Etudes Politiques (Sciences-Pô pour ceux qui connaissent !) et qui prépare à « ma très fidèle » Ecole nationale d’Administration (préfets, sous-préfets, diplomates, secrétaires de cabinet, conseil d’État, ministère des Finances...) : on y trouve 2 p. 100 de fils d’ouvriers (33,8 p. 100 de la population active) contre 19 p. 100 de fils de patrons de l’industrie et du commerce (12 p. 100 de la population active).
Ainsi donc si pour un fils de prolétaire les chances d’accéder au poste de cadre moyen sont minimes, celles d’accéder à celui de cadre supérieur ou plus généralement de dirigeant sont purement symboliques, tant il est vrai que :
Les classes privilégiées trouvent dans l’idéologie (de la sélection par le talent) une légitimation de leurs privilèges culturels qui sont ainsi transmués d’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel.
Ainsi masqué, le « racisme de classe » peut s’afficher sans jamais apparaître
.
Telle est, nous semble-t-il, la juste réponse à l’argument n° 3.
Il reste cependant, et c’est là précisément notre propos, une voie d’accès vers un niveau plus élevé de l’ordre social pour les ambitions prolétariennes individuelles, c’est la voie politique et surtout parlementaire (on pourrait envisager dans cette optique un parlementarisme syndical). L’histoire de la social-démocratie allemande et des partis communistes français et italien (entre autres...) est bien faite pour inciter l’arrivisme, ou du moins pour le catalyser ; les « représentants » élus, des partis soi-disant prolétariens, et même « révolutionnaires », savent se montrer collectivement de bons gardiens du système dès lors que, députés, il leur assure largement le nécessaire et le superflu, et satisfait leur volonté de puissance (en 1936 : Il faut savoir finir une grève
), ce sont même de bons gérants du capitalisme à qui l’on peut faire confiance dans les heures graves (en 45 : Produire d’abord, revendiquer ensuite
. La grève, c’est l’arme des trusts
). Mais individuellement aussi les politiciens du prolétariat peuvent se faire apprécier comme éventuels administrateurs de sociétés (privées), plus couramment encore ils peuvent être tout simplement vénaux. Ce sont là les seuls modes de « promotion sociale » du prolétariat, le second terme de l’alternative étant la destruction de cet ordre social hiérarchisé.
Il pourrait y avoir une certaine confusion entre notre attitude antiparlementaire et celle des idéologies totalitaires (elles deviennent parlementaristes quand elles peuvent organiser la terreur policière). Si nous sommes antiparlementaristes, c’est parce que nous reprochons au parlementarisme son manque de démocratie (dans le sens « pouvoir du peuple »), tandis que les théories totalitaires lui reprochent un excès de démocratie. Les uns et les autres considèrent que le régime électoral et parlementaire, tout en gardant les apparences d’un « vox populi », n’est pas une vraie expression de la voix du peuple. Nous considérons que cela provient de deux faits : le député et le pouvoir législatif sont un paravent au vrai pouvoir, celui de la classe dominante qui utilise les façades pseudo-populaires pour toujours imposer ses décisions ; par le truchement du vote, on continue de tenir et de perpétuer les vieux sentiments, les vieilles habitudes et les symboles de représentation, de soumission, d’abdication, de centralisation, d’irresponsabilité, d’immaturité des masses en les empêchant de s’occuper effectivement et directement des problèmes de leur propre vie en tant que producteurs, consommateurs et citoyens.
Les théories autoritaires, encore plus les théories totalitaires, par contre, refusent toute participation populaire, même la fiction du parlementarisme, en décrétant que la masse n’a qu’un devoir — se soumettre, obéir, exécuter les directives venues d’en haut, soit d’un chef providentiel et omniscient, soit d’une oligarchie, parti, mouvement, armée.
L’attitude antiparlementaire classique nous semble insuffisante. La plupart des électeurs sont d’accord sur le côté ridicule et impuissant de la pratique électoraliste, mais ils continuent tout de même à voter, parce qu’ils ne voient pas d’autre possibilité. La propagande antiparlementaire purement négative ne suffit pas, il faut en même temps proposer quelque chose d’autre. Cet « autre chose » peut se situer sur deux plans : un plan lointain — le changement du régime par un autre, plus juste, plus humain, vraiment démocratique ; un plan quotidien — l’encouragement et la participation en tant qu’individu (dans certains cas même, en tant que groupe ou fédération), à l’activité sociale quotidienne, surtout celle où l’emprise étatique est la moins forte, pour pouvoir susciter, encourager les initiatives, les aspirations, les besoins venant de la base, c’est-à-dire de vastes couches du peuple.
L’organisation libertaire de la vie sociale n’est que l’expression de la démocratisation poussée et effect ive : une multitude d’organisations locales le plus autonome possible (donc le plus responsable et le plus « adulte ») réunies par agglomération, par région, par unité territoriale, réunies aussi par affinité et similitude d’intérêt et de travail, sur la base d’entraide, de fédéralisme, d’autogestion.
L’élimination des secteurs de distribution artificielle (comme aujourd’hui tel produit vendu 5 ou 8 fois plus cher au consommateur qu’il n’est acheté au producteur) abaissera les coûts de production. La concentration des industries, horizontalement et verticalement, supprimera la concurrence et permettra de diversifier, d’adapter l’offre à la demande. Le nivellement, la réduction des différences de salaires évitera les inégalités sociales créées dans les régimes actuels capitalistes et communistes à des fins démagogiques et répressives (« diviser pour régner »).
Il est à remarquer que ces trois mesures : suppression des secteurs parasitaires, de la concurrence et égalisation des salaires, en même temps que la création de conseils ou comités ouvriers ou paysans, sont les phénomènes qui apparaissent dans tout mouvement historique où les masses ont une part importante. La Russie de 1917-21, les mouvements spartakistes allemands de 1919-20, les occupa-tions d’usines en Italie en 1920, l’Espagne en 1936, la Hongrie en 1956, l’Algérie en 1962, pour ne prendre que les exemples les plus caractéristiques, ont appliqué ces méthodes. Il ne s’agit pas par conséquent d’une vue théorique. Et il est aussi intéressant de signaler que c’est en Espagne, où l’anarchisme était le plus puissant et le plus organisé, que la participation des travailleurs à la gestion de la société a été la plus poussée.
Les conceptions anarchistes de gestion ne sont pas spécifiques au mouvement anarchiste, elles sont une nécessité dans une société dont les besoins et les contradictions ont créé les chambres à gaz et les bombes nucléaires.