Ainsi était-ce en 1920, ainsi est-ce en 1976. Déjà, à l’époque, on disait « les soviétiques » comme avant on avait dit « les Russes ». Mais je ne pus découvrir durant ma demi-année passée en Russie, de traits spécifiques, de qualités particulières dans le comportement des Russes, qu’on ne pût rencontrer chez les hommes d’autres pays. Les Russes réagissaient aux défis extérieurs de la même manière que n’importe quels hommes. La disette et la pénurie alimentaire étaient le problème numéro un des Moscovites. Chacun cherchait à augmenter sa maigre ration, au besoin par des moyens illégaux. Les ouvriers des boulangeries nationalisées « chipaient » de la pâte, dont leurs femmes faisaient des petits pains à la maison, qu’elles vendaient au Soucharevka, le marché alimentaire central. L’élite du parti, les hauts fonctionnaires, les bureaucrates et technocrates, et nous-mêmes délégués et hôtes étrangers ne connaissions pas la pénurie. Non-fumeur, j’avais délaissé au début ma ration quotidienne de 20 cigarettes, mais je la pris plus tard pour mes amis russes. Assez nombreux étaient les sandwichs qui atterrissaient dans les mains tendues des mendiants devant notre hôtel Delavoj Dvor. Lorsque je m’en rendis compte, je pensai en silence que j’avais des complices parmi les hôtes étrangers de l’hôtel.
Officiellement, on expliquait la situation par les difficultés d’approvisionnement, par la conjoncture générale, l’héritage du passé, les ravages de la guerre, la résistance des éléments capitalistes, l’arriération des masses, l’inexpérience des travailleurs dans la construction d’une nouvelle société et aussi par le boycott des pays capitalistes. Il se peut qu’il y ait une part de vrai dans tout cela, mais ce n’était pas toute la vérité. Nous autres étrangers, amis du peuple russe, nous ne nous sentions pas au départ autorisés à critiquer la politique économique du pays hôte. Mais d’habiles critiques venant des plus hautes places envers l’économie bureaucratique attiraient l’attention. Zinoviev tempêta lors d’une réunion du parti contre la mauvaise gestion. Il parla des plaintes de la population de Petrograd à propos de la pénurie en poisson frais, pénurie qu’il fallait imputer selon ses propres mots à la carriole administrative
. Quand les pêcheurs arrivent au port avec leur butin, dit-il, on va d’abord enregistrer les poissons, ensuite un va leur saupoudrer du sel sur la queue, après quoi on cherche des moyens d’emballage et d’expédition, et comme personne ne fait rien sans la permission des autorités, le poisson commence à se gâter avant même d’avoir été expédié
.