Revenons à Copenhague, en l’an 1919. Avec mon passeport, suédois au nom de Ernst Johan Lundkvist, je me sentais un sécurité clans ma peau d’Allemand. Je me rendis bientôt compte que je me trompais. La grippe espagnole, qui l’époque faucha de nombreuses vies humaines dans toute l’Europe et n’épargna pas la Scandinavie, me jeta à bas. Ce qui m’arriva alors, je ne l’ai appris qu’en 1968, dans les mémoires d’Elise Jensen, Och livet skrew (« Et la vie écrivit »). Elle raconte :
A l’époque, un nouveau réfugié entra dans notre vie : Augustin Souchy, un jeune antimilitariste allemand. Souchy avait été actif en Suède dans le mouvement des jeunes socialistes et fut expulsé dans la panique générale vers la Norvège, puis vers le Danemark, puis à nouveau vers la Suède... Alors que sévissait la grippe espagnole, il tomba lui aussi malade et erra entre la vie et la mort. Il couchait dans une petite, toute petite chambre avec une fenêtre donnant sur une grise arrière-cour, à Nörrebro. Je dus mettre mon médecin dans le secret. Nous pûmes finalement le caser à l’hôpital catholique, où il entra sous le nom de Lundkvist. Je lui rendais bien sûr visite tous les jours, mais il avait la fièvre, délirait et ne me reconnaissait pas. Les infirmières étaient des bonnes-sœurs allemands. Un jour, une d’elles me dit à propos de lui :
Je ne comprends pas pourquoi il parle toujours allemand dans ces délires de fièvre !Je répliquai audacieusement :Oui, oui ! Il a étudié pendant plusieurs années en Allemagne et s’est donné tant de mal à apprendre la langue, qu’il la parle même dans son sommeil. Au même moment, il s’éveilla, me reconnut et dit :Ottar, n’oublie pas, Lundkvist ne doit pas mourir !
On ne peut comprendre l’expulsion de Jensen que si l’on se rappelle les troubles politiques qui avaient saisi les royaumes scandinaves après la chute du tsarisme et l’écroulement de l’empire allemand. La nervosité de la police était considérable. Jensen n’avait pas exercé d’activités politiques au Danemark. La cause de son expulsion fut une lettre qui lui avait été envoyée de Suède, et qui traitait des manifestations contre le régime militaire du général Mannerheim en Finlande. Cette lettre tomba aux mains de la police. Jensen fut remis aux autorités suédoises et arrêté, car il lui restait une peine de quatre mois de prison à purger pour propagande antimilitariste.