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Tristan Rémy

mardi 3 janvier 2023, par D. Cottel, J.-P. Gault (CC by-nc-sa)

« Poulaille répète constamment qu’il n’est pas d’accord avec Rémy, mais il ne peut pas se fâcher avec lui, il tient à son amitié. » P.-A. Loffler, Journal de Paris d’un exilé (22 mai 1933).

« Je suis convaincu que dans quelques décennies les historiens de la littérature découvriront Poulaille (...). Ils découvriront Rémy, écrivain, comme Poulaille, qui a donné la topographie de l’état d’esprit d’une couche du prolétariat. » (P-A. Loffler, op. cit.).

Le temps, bien qu’il travaille toujours dans le posthume, a fini par reconnaître l’importance d’Henry Poulaille, et ce n’est que justice. Tristan Rémy, lui, ne « bénéficie » que de quelques indications lacunaires : aucune biographie à notre connaissance ne lui a été consacrée [1]. Tout se passe comme si nous ne le trouvions que dans l’ombre de Poulaille, souvent coincé entre une virgule et un etc.

Ne serait-il pas temps de reconstituer le puzzle, de rendre sa place à ce « frère ennemi » dont le nom, durant plus de dix ans, s’est trouvé associé à celui de Poulaille, contribuant à élaborer cette notion de littérature prolétarienne ? Nous ne prétendons naturellement pas à l’exhaustif : nous nous contenterons d’essayer de « cerner » le personnage, voire d’ouvrir quelques pistes. Que savons-nous de Tristan Rémy (pseudonyme de Raymond Desprez) ? En tout cas, ni la date exacte ni le lieu de sa naissance. Il naît en 1897 d’un père salarié agricole picard et d’une mère fille de boulangère qui viennent s’installer à Paris dans la « zone », le quartier de la Chapelle, en 1898.

Sa rencontre avec Henry Poulaille date de 1922, alors qu’ils collaborent tous deux à la Vache enragée  [2] (organe officiel de la Commune libre du vieux Montmartre, auquel collaboraient également les chansonniers Maurice Hallé et Roger Toziny). A cette date, Rémy est « gratte-papier » [3] aux Chemins de fer. L’idée existe déjà, semble-t-il, de créer un groupe d’auteurs mais les divergences entre Poulaille (plus affinitaire) et Rémy (plus organisationnel) font que le projet sera différé.

En 1930, Rémy appartient au comité de rédaction de la revue de Poulaille : Nouvel Age. En 1932, deux ans après le congrès de Kharkov auquel ni l’un ni l’autre, malgré une invitation, ne s’étaient rendus [4], est fondé après discussion le Groupe des écrivains prolétariens. Cette initiative sera éreintée par Fréville dans l’Humanité. Fréville, nègre « officiel » de Thorez, fils de grands bourgeois, était par conséquent un éminent spécialiste de la lutte des classes et un fin connaisseur des fins de mois difficiles. Il convient cependant de s’arrêter sur le mot « groupe » qui révèle les divergences existantes : alors que Poulaille et les autres écrivains y sont hostiles (quoique pour des raisons différentes), Rémy souhaite une véritable association possédant des statuts, une organisation structurée, des buts définis et un travail collectif des membres de l’association sur un thème donné, du type compagnonnage : Un mouvement présuppose une entente, une direction spirituelle, une cohésion, un but (le Peuple, 17 novembre 1933). Peut-être Rémy songe-t-il déjà, mais rien ne le prouve, à une revue autonome, donc indépendante des éditeurs comme le notera Loffler en 1937 : Si les écrivains prolétariens avaient été solidaires, nous aurions pu acheter une petite machine d’imprimerie à bras, comme les écrivains de l’Abbaye en 1906 ; aujourd’hui, nous aurions notre revue (op. cit.).

La recherche désespérée d’une organisation

Le groupe prolétarien publie un bulletin, qui durera peu [5]. La page offerte par la revue Monde d’Henri Barbusse (une idée de Poulaille et de Rémy est à l’origine de cette revue) sera vite supprimée par suite de la reprise en main de la revue par le PCF. En décembre 1932, l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), d’obédience communiste, alignée sur les thèses de Kharkov, invite Rémy à rejoindre ses rangs ; ce qu’il ne fait pas.

Presque un an plus tard, dans un article du 17 novembre 1933 intitulé « Les écrivains dits prolétariens et la littérature », paru dans le Peuple, il dénonce le Groupe prolétarien : Des écrivains prolétariens ? Non ! Des écrivains dits prolétariens ? Peut-être ! Des littérateurs ? Sûrement !. Cet article violent avait-il pour but de clarifier la situation à l’intérieur du groupe ? Toujours est-il qu’il provoqua une quasi-rupture avec Poulaille et les autres membres du groupe. Rémy avait-il adhéré à l’AEAR à ce moment ou manifestait-il son sentiment d’isolement vis-à-vis de ses camarades. Il a d’ailleurs fondé son propre groupe « Dodécaèdre » (tourné vers les arts plastiques et la peinture, autant que vers la littérature, semble-t-il) et envisagera la publication d’une revue au titre révélateur : le Désert.

En 1935, Rémy sera rappelé à l’ordre par l’AEAR (sous la plume auréolée de poésie prolétarienne révolutionnaire de Louis Aragon) alors que, comme Poulaille, il dénonce le Front littéraire commun proposé par Léon Lemonnier, « théoricien » du populisme, au Groupe prolétarien. Ce qui ne l’empêchera pas d’accepter le prix populiste en 1936 pour son roman Faubourg-Saint-Antoine.

Rémy attaque à nouveau le Groupe prolétarien dans son article de l’Humanité du 20 novembre 1937 : « L’écrivain et les écoles », lui reprochant une absence de base idéologique et de buts conséquents. Alors qu’il est adhérent de l’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture (élargissement de l’AEAR à toutes les autres formes d’expressions artistiques destiné à mieux soutenir l’URSS), il écrit un article dans l’Humanité du 2 août 1936 où il reprend les idées qui lui sont chères, concernant notamment le travail collectif des écrivains : Il sera utile que, parallèlement à l’inventaire des richesses littéraires dressé par les écrivains de la Maison de la culture, des collectifs dressent celui des traditions populaires. Collectif d’usine pour réunir la documentation sur les grèves ; collectif de syndicat pour entreprendre l’histoire des luttes de leur corporation ; collectif de village ou de région pour relever, classer, mettre en valeur les documents (...).

La guerre arrive, qui rend vaine toute polémique sur la littérature. En juin 1941, il tentera de publier une revue clandestine et 1945 le verra se rapprocher de Poulaille, puisqu’il collabore à la revue Maintenant. Comme Poulaille, il se consacrera dorénavant à des travaux d’érudition (excepté deux romans : Milly en 1946 et L’Homme du canal en 1947), axés principalement sur le cirque pour lequel il a toujours manifesté de l’intérêt. On le verra d’ailleurs apparaître dans le film de Fellini Les Clowns. Il publiera également Le Temps des cerises en 1968, biographie de J.-B. Clément, et La Commune de Montmartre, 23 mai 1871 où, en une introduction titrée « Genèse », il livre quelques éléments autobiographiques. Il meurt le 25 novembre 1977 à Meriel (Val-d’Oise).

L’adhésion de Rémy aux thèses de l’AEAR, puis à celles du parti communiste, est davantage motivée par la volonté de trouver un cadre de travail avec de réels statuts et des perspectives affirmées (cadre qu’il pensait trouver dans une organisation marxiste), que par le désir propre de militer. N’oublions pas que le Parti communiste français des années 30 voyait déjà l’aura de la révolution bolchevique peu à peu s’estomper au profit de l’émergence du stalinisme le plus forcené. Les hésitations de Rémy et le flou de son adhésion à l’AEAR et au PCF sont sans doute une volonté de ne pas couper définitivement les ponts avec le milieu libertaire dans lequel Poulaine aura toujours une place indiscutée. Sans doute Tristan Rémy trouvait-il dans chacun des deux « mouvements », malgré leurs antagonismes et leurs acrimonies, les ressources nécessaires à son épanouissement.

Mais les désaccords Poulaille-Rémy, quelques fondamentaux qu’ils aient été, ne peuvent résister à la maturation de leurs pensées. Cette phrase extraite de la « Genèse » de La Commune de Montmartre écrite par Rémy après guerre, quand les passions se furent apaisées [6], illustre parfaitement l’esprit prolétarien partagé par les deux écrivains : La condition prolétarienne au début du siècle est ignorée de tous ceux qui ont parlé du peuple sans savoir ce que sont les fins de semaine et que vivre à crédit n’est pas un poème. Oui, décidément, quand Rémy est en colère, écrira Paul Loffler, l’anarchiste (prend) le dessus sur le communiste.


[1Cf. cependant Michel Ragon, Histoire de la littérature prolétarienne, éd. Albin Michel.

[2Cf. Maurice Hallé, introduction de Par la grand route et les chemins creux, Le Vent du ch’min éditeur.

[3L’expression est de Poulaille.

[4Henry Poulaille a déjà publié plusieurs ouvrages dont Le Pain quotidien et Nouvel Age littéraire  ; Rémy deux romans, dont Porte Clignancourt, et des poèmes.

[5Les textes du bulletin sont en attente de publication aux éditions Plein Chant.

[6Pas tout à fait, puisque Rémy rédigera pour la revue Entretiens un article intitulé « Comment j’ai rencontré Poulaille ». Cet article de 80 pages fut jugé trop long par la rédaction et par Poulaille lui-même ; une proposition de le réduire à 30 pages lui déplut et déclencha une de ses célèbres colères ; ce qui provoqua une nouvelle brouille et la non-publication de l’article.