En 1930, dans son Nouvel Age littéraire, Poulaille écrivait : Neel Doff est l’écrivain qui a su le mieux montrer la misère dans son absolue nudité, dans toutes ses horreurs morales et physiques. Nulle œuvre n’est plus authentique de ton que la sienne. (...) Chez Neel Doff, c’est instinct pur. Un livre comme Jours de famine et de détresse est un document inouï. (...) On n’analyse pas l’art d’une Neel Doff, on le sent et on l’admire, ou l’on ne le sent point et l’on hausse les épaules. C’est une question de tempérament.
On le sent ou l’on ne le sent point : tout est dit dans ces quelques mots. Les commentateurs qui reprochaient à Neel Doff de ne pas savoir écrire, qui dénigraient son style, n’avaient pas compris qu’il s’agissait moins de littérature que d’un extraordinaire témoignage humain. Je n’ai écrit que pour me dégorger, me soulager d’abcès qu’il fallait que je crève à plein couteau
, écrira-t-elle à Victor Méric en 1930.
Une misère profonde
Mais d’où vient cette Neel Doff restée longtemps inconnue dans les histoires de la littérature, aujourd’hui encore ignorée du public et même de nombreux libraires ? Elle naît le 27 janvier 1858 à Buggenum, village du Limbourg hollandais. Son père, Jan Doff, est un grand Frison dont les parents travaillaient comme ouvriers agricoles. Lui est gendarme, puis cocher de fiacre, ouvrier. La mère, Catherine Paques, née de père inconnu, est d’origine liégeoise. Sa grand-mère était fille de notaire, Catherine est dentellière. Ces deux êtres, de race et de nature si différentes, s’étaient épousés pour leur beauté et par amour ; leurs épousailles furent un échange de deux virginités ; ils eurent neuf enfants. Pour le surplus, peu de leurs goûts et de leurs tendances s’accordaient, et, avec la misère comme base, il en résulta un gâchis inextricable.
(Jours de famine et de détresse).
Neel vivra enfance et adolescence dans une misère profonde, déménageant de taudis en taudis, d’une ville à l’autre, habitant Amsterdam pendant dix ans. En 1874, sa famille quitte la Hollande pour venir s’installer à Anvers, puis à Bruxelles. Neel travaille dans une fabrique de chapeaux, pose pour des peintres. Pour empêcher les siens de crever de faim, elle est obligée de se livrer à la prostitution : La simplicité avec laquelle mes parents s’adaptaient à cette situation, me les faisait prendre en une aversion qui croissait chaque jour. Ils en étaient arrivés à oublier que moi, la plus jolie de la nichée, je me prostituais tous les soirs aux passants. Sans doute il n’y avait d’autre moyen pour nous de ne pas mourir de faim, mais je me refusais à admettre que ce moyen fût accepté sans la révolte et les imprécations qui, nuit et jour, me secouaient. J’étais trop jeune pour comprendre que, chez eux, la misère avait achevé son œuvre, tandis que j’avais toute ma jeunesse et toute ma vigueur pour me cabrer devant le sort
. (Jours de famine et de détresse)
Neel est la seule de la famille à se cabrer devant le sort. La plupart de ses six frères et sœurs — deux sont morts en bas âge — dont elle devra s’occuper pendant longtemps, se laisseront engluer dans la misère, le petit banditisme. Pourquoi les accuser ? C’est le cas de Neel Doff qui est étonnant : son refus de courber la tête, joint à une sensibilité exacerbée, feront d’elle l’auteur d’une œuvre quasi autobiographique, éloignée de toute littérature, une œuvre au ton unique.
Vers 1882, ayant quitté sa famille depuis deux ans, elle rencontre Fernand Brouez [1], étudiant en médecine, fils d’un notaire disciple du socialiste rationnel Colins, qu’elle épousera en 1896. Grâce à lui, notre petite Hollandaise, qui ne connaissait pas un mot de français en arrivant à Bruxelles, se met à suivre des cours de diction et de chant, à découvrir les classiques. J’ai le goût de la lecture inné en moi, dira-t-elle au cours d’une interview [2] . Depuis ma plus tendre enfance que de nuits entières passées à lire. La lecture a été ma passion, plus même que l’amour.
Dans les années suivantes, elle se met à voyager, connaît des écrivains, des peintres, des sculpteurs. Cette période, qui est sans doute la plus heureuse de sa vie, prend fin en 1900 avec la mort de Fernand Brouez, victime d’une grave maladie dont les symptômes s’étaient manifestés cinq ans auparavant.
Neel se remariera avec Georges Serigiers, un avocat qui avait fréquenté des milieux anarchistes et défendu des ouvriers accusés d’insultes au roi. Elle ira vivre à Anvers où elle se trouvera à nouveau mêlée au monde artistique et littéraire, rencontrant Verhaeren, Eekhoud, Elskamp, Tailhade, Colette... La petite Neel des taudis d’Amsterdam est devenue une grande bourgeoise. Comment vit-elle cette transformation ? Elle est aussi mal à l’aise dans ce milieu qu’elle se sentait misérable en Hollande. Toute sa vie sera ainsi en porte-à-faux.
Mettre à nu des plaies douloureuses
Un jour d’hiver, elle regarde, de sa fenêtre, des enfants qui jouent dans la rue enneigée : En voyant ce gamin battu parce qu’il était misérable, j’eus une réminiscence très violente de mon enfance, je me souvins de scènes analogues dont mes frères avaient été les héros, les victimes. Je pris un crayon et des petits papiers, je me mis à écrire, et tout sortit en une fois, sans ratures : c’était le 28 février 1909, avenue du Sud à Anvers. Quand mon petit bloc-notes fut épuisé, le livre était achevé. J’éprouvai alors une merveilleuse sensation d’apaisement et de sérénité, comme si j’avais vengé mon enfance et celle de tous les grelotteux. Mais cette sensation dura peu et je fus prise ensuite d’une tristesse effroyable.
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Ce petit bloc-notes, c’est le manuscrit de l’inoubliable Jours de famine et de détresse. Une amie le fait lire à Laurent Tailhade qui s’écrie : C’est admirable, mais surtout n’y changez rien.
Lugné-Poe, créateur du Théâtre de l’Œuvre, le fait éditer chez Fasquelle, en 1911, et ce livre remporte trois voix au prix Goncourt : celles de Mirbeau, de Lucien Descaves et de Gustave Geffroy.
Entre 1911 et 1937, neuf volumes paraîtront, de valeur inégale, mais tous largement autobiographiques. L’histoire de Keetje Oldema, qui est celle de Neel Doff, s’étale sur trois livres : Jours de famine et de détresse (Fasquelle, 1911), Keetje (Ollendorff, 1919), et Keetje Trottin (Crès, 1921). Contes farouches (Ollendorff, 1913), Angelinette (Crès, 1923), Une fourmi ouvrière (Au sans pareil, 1935) comportent, partiellement, des épisodes de cette trilogie.
Campine (Rieder, 1926) nous présente des scènes de la vie d’un village flamand où Neel Doff allait passer l’été. Elle s’efforce d’aider une famille de paysans et s’indigne de leur cruauté, de leurs superstitions. C’est ici que s’exprime le mieux son anticléricalisme. Elva (Rieder, 1929), histoire d’une servante, est suivi de Dans nos bruyères, sorte de complément à Campine. Quitter tout cela est suivi d’Au jour le jour (Entre nous, 1937), dernier livre d’une Neel Doff au terme de sa vie : elle s’enchante de son jardin, des animaux, des saisons, mais elle supporte mal la vieillesse, les maux de son âge, et reste hantée par ses souvenirs de détresse.
Le 28 avril 1930, quelques jours après la mort de Georges Serigiers, Neel Doff répond à Poulaille qui lui avait envoyé ses livres dédicacés. Ainsi commence une correspondance de huit ans [4] entre ces deux êtres qui ont en commun les mêmes origines prolétariennes, une même enfance pénible, un même besoin de redresser la tête, de découvrir la vie et de dénoncer l’injustice. Cette correspondance est précieuse, elle nous révèle une Neel Doff fort éloignée du personnage qu’on l’a parfois accusé d’être. Ainsi écrira-t-elle, le 17 juillet 1934 : Le bien-être que j’ai bientôt depuis soixante ans n’a rien effacé. La misère m’a stigmatisée d’une manière indélébile.
Violemment émue par une relecture du Pain quotidien, qui lui avait rappelé ses propres souvenirs, elle écrit : Mon cher Poulaille, vous êtes mon enfant, le seul qui ait vécu mes jours de détresse avec moi.
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Si Poulaille a défendu avec tant d’acharnement l’œuvre de sa vieille amie, s’il s’est dépensé sans compter pour faire publier ses textes, éditer ses livres, c’est qu’il avait tout de suite senti en elle cette « authenticité » qu’il a toujours défendue. Il rencontrera Neel Doff en 1933 et une seconde fois en janvier 1935, à l’occasion d’une Exposition internationale de la littérature prolétarienne, sur la grand-place de Bruxelles. Neel, pacifiste dans l’âme, supportera mal la montée de l’hitlérisme, la déclaration de la Seconde Guerre mondiale. Elle est devenue une vieille dame et se voit diminuer petit à petit. Elle meurt le 14 juillet 1942, à Ixelles, où elle est enterrée. Sa tombe est depuis longtemps disparue, les héritiers n’ayant jamais renouvelé la concession.
Aujourd’hui qu’est devenue son œuvre ? Quelques traductions, quelques travaux universitaires, quelques rééditions déjà épuisées. Deux titres seulement sont disponibles en librairie : Keetje (Bruxelles, Labor, 1987), et Contes farouches (Bassac, Plein Chant, 2e édition, 1988). En 1964, Marianne Pierson-Piérard avait publié Neel Doff par elle-même (Bruxelles, Esseo), préfacé par Poulaille. En 1975, le réalisateur hollandais Paul Verhoeven sortira son Keetje Tippel, un film hélas ! commercial et croustillant qui raconte l’histoire d’une jeune prostituée, trahissant ainsi Neel Doff qui avait dit : Je n’ai pas écrit pour allécher le goût ordurier du public mais pour mettre à nu des plaies douloureuses sous lesquelles ploient les trois quarts de l’humanité.
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En 1992, Evelyne Wilwerth a fait paraître une étude fort documentée : Neel Doff (Bruxelles, Pré aux Sources), mais qui tient plus de la biographie romancée que de l’étude scientifique. E. Wilwerth a voulu célébrer le cinquantenaire de la mort de Neel Doff en organisant, à la Bibliothèque royale de Bruxelles, une exposition consacrée à l’écrivain. D’autre part, l’historien Eric Defoort a sorti en 1993 Neel Doff, leven na Keetje Tippel (La Vie de Neel Doff après Keetje Tippel, Anvers, Hadewijch Baarn), qui devrait être traduit en français.