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Proudhon - Sociologie et révolution
Illustration : Kontrapatria
mardi 2 septembre 2025, par (CC by-nc-sa)
Par son analyse de la propriété et du travail, de l’État, de la justice... Proudhon fait œuvre de sociologue. Mais la connaissance des mécanismes sociaux ne doit pas être stérile, elle n’a de sens qu’en constituant le point de départ d’une théorie et d’une pratique révolutionnaires.
Dès 1840, dans son ouvrage intitulé Qu’est-ce que la Propriété ?, Proudhon exprime son intention de rassembler les éléments d’une véritable science de la société. Il s’agit, pour lui, de faire une dénonciation véhémente du « vol » que constitue l’extorsion des profits grâce à la propriété des moyens de production (la propriété c’est le vol
), mais aussi de démontrer scientifiquement l’existence de cette exploitation. Il s’agit d’associer à l’indignation militante l’analyse de cette exploitation et de ses mécanismes. Et, dès ses premiers travaux, il indique clairement qu’il faudrait fonder le projet révolutionnaire, non sur le rêve de la cité future comme le font alors les utopistes (Fourier, les saint-simoniens, E. Cabet), mais sur une connaissance scientifique des réalités sociales.
Proudhon participe ainsi, dans ces années 1840-1865, à un mouvement de critique de l’ordre établi, aspirant à échapper aux improvisations et à fonder le projet révolutionnaire sur une meilleure connaissance des faits. A ce mouvement participent Saint-Simon, Marx, mais Proudhon va y prendre une position originale, par certains côtés plus radicale et, par d’autres, plus réaliste.
Le premier volet de cette science sociale est constitué historiquement par l’analyse critique du « régime propriétaire ». C’est l’objet des Mémoires sur la Propriété (1840-1842), puis du Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846). Proudhon se propose de démontrer que le profit capitaliste est bien un « vol », une extorsion qui définit une situation de violence entre le capital et le travail. Sa démonstration se fonde sur le fait du travail organisé : en étant réunis au sein de cette organisation, les travailleurs constituent une force — la « force collective » — bien supérieure à ce que serait une simple somme des efforts individuels. La division et l’organisation du travail créent ainsi une force collective, mais les résultats de cette force sont précisément accaparés par le capitaliste. Celui-ci ne rétribue, en effet, chaque travailleur qu’individuellement par un salaire qui correspond aux frais d’entretien de la force de travail. Quant aux valeurs qui sont issues de cette force collective, le capital se les approprie légalement, mais, en réalité, grâce à un rapport social de violence.
La première leçon de cette analyse socio-économique est claire et Proudhon en développe les conséquences dans le Système des contradictions économiques : le capitalisme est, nécessairement, un rapport d’aliénation, de vol, qui oppose dans un rapport de « guerre » le capitaliste et le travailleur. Ce rapport est, certes, voilé par les lois et les légitimations fallacieuses, mais dès lors qu’une classe sociale accapare les instruments de production et relègue la force du travail dans le salariat, il y a nécessairement vol, violence et aliénation. C’est dire aussi que la simple « possession » n’est pas ici en cause. Si un paysan, par exemple, ou un artisan, possède sa terre ou ses instruments de production, il n’est évidemment pas un capitaliste vivant du travail d’autrui. Cette distinction est importante, elle devra être retenue pour édifier les projets de révolution sociale.
On voit, par cette analyse du « régime propriétaire » que l’opposition du capital et du travail dresse l’une contre l’autre deux classes : la classe des entrepreneurs-capitalistes, détenteurs des moyens de production, et celle des travailleurs, contraints de subir la loi du capital pour subsister. Mais on voit aussi que ce conflit, aussi important qu’il soit, n’épuise pas tous les rapports sociaux. La classe des agriculteurs échappe, dans une large mesure, à ce rapport d’exploitation, de même que l’artisanat qui emploie peu la force de travail salariée ; de même encore, beaucoup de professions libérales et de petits commerçants échappent aux rapports strictement capitalistes. Une large classe moyenne demeure donc, et il faudra tenir compte de ces situations pour en com-prendre les attitudes politiques.
L’État
Les rapports socio-économiques ne sont cependant pas les seuls qu’il faille considérer. Proudhon, en effet, ne tombera jamais dans les excès de « l’économisme » et ne croira jamais que le mode de production détermine toute la société, même dans la période de l’expansion industrielle. Parmi les fondateurs de la sociologie, il a, en effet, pour originalité, d’analyser très longuement les rapports politiques, les relations de pouvoir, et d’en faire une critique corrosive. C’est surtout au cours de la Révolution de 1848, de février 1848 à 1852, qu’il a mesuré toute l’importance des rapports politiques et aperçu l’étendue des idéologies et des mythologies entourant les pouvoirs. Député à l’Assemblée nationale, de juin 1848 à mars 1849, témoin de la répression sanglante de juin, emprisonné pendant trois ans pour ses articles publiés contre Louis Bonaparte, il eut alors de multiples occasions de méditer sur la violence politique, sur l’État et son emprise.
Un thème fondamental de sa réflexion concerne l’opposition essentielle entre l’État et la société civile. Il dénonce avec virulence l’illusion qui fait croire que le pouvoir d’État aurait les mêmes intérêts que l’ensemble des producteurs. Tout au contraire, dit-il, le pouvoir politique est « extérieur » à la société civile ; il ne tire sa force et sa puissance qu’en vivant aux dépens des producteurs. Proudhon rapproche et compare l’aliénation politique de l’aliénation capitaliste : de même que le capital s’approprie les valeurs produites par les travailleurs à son seul profit, de même la classe gouvernante s’approprie les volontés des citoyens dans son intérêt propre.
Proudhon va beaucoup plus loin dans cette critique de l’État que Saint-Simon, Marx ou Engels. Il pense que l’appareil gouvernemental et étatique s’oppose terme à terme aux dynamismes et aux aspirations des travailleurs, qu’il est mû par un véritable déterminisme qui ne cesse de l’opposer aux dynamismes de la société civile. Alors que cette société ne cesse de revendiquer des libertés, de susciter des initiatives, l’État centralisateur ne cesse de régenter les libertés qui sont autant de menaces pour son emprise. Alors que la société génère des changements économiques et sociaux, l’État impose son ordre mécanique. Alors que la société tend incessamment à contester les hiérarchies et à susciter des rapports d’égalité et de réciprocité, l’État combat les tendances égalitaires, impose sa hiérarchie et ses distinctions. L’État centralisé est donc animé d’un déterminisme qui conduit finalement à la logique policière et guerrière, déterminisme dont il faudra, là encore, prendre clairement la mesure pour fonder un projet révolutionnaire. La revendication anarchiste que Proudhon formule le plus vigoureusement dans les années révolutionnaires de 1848 à 1852 est fondée sur cette analyse de la nocivité essentielle de l’État centralisé, source d’oppression, de violence et de guerre.
De la Justice
Un troisième volet de la sociologie de Proudhon doit aussi être souligné : il concerne la nature et les fonctions des systèmes de représentations, des croyances, des idéologies. Proudhon, en effet, n’a jamais adhéré à un matérialisme sommaire faisant de l’organisation économique ou technologique la seule « cause » des structures sociales. Comme il l’écrit en 1843, les rapports sociaux sont de nature « idéo-réaliste », c’est-à-dire qu’ils sont à la fois des réalités d’ordre matériel et des rapports de sens. Ainsi les significations que les êtres humains donnent à leurs actions, leurs croyances ou leurs illusions, leurs modes de connaissance ont bien une importance majeure et, là encore, faudra-t-il en tenir compte.
C’est pourquoi, de 1855 à 1858, il se consacre à la rédaction de son œuvre monumentale qu’est De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, qui paraît en avril 1858, et est immédiatement interdite par le gouvernement du Second Empire. Le thème général du livre, comme son titre l’indique, oppose radicalement deux philosophies : celle des religions monothéistes et celle de la révolution sociale. Alors que les religions ne cessent de justifier les idéaux transcendants et donc la soumission des hommes à des principes qui leur sont extérieurs, la révolution sociale devra se fonder sur des principes immanents à la conscience, au droit et à la pratique : ceux de justice et d’égalité. La critique de Proudhon va très au-delà d’une polémique anticléricale : il veut dénoncer toute théorie qui légitimerait des principes « absolus » (l’État, la Communauté, la Nation...) et réintroduirait une « cause » extérieure aux humains justifiant, à nouveau, leur soumission. A travers cette dénonciation des absolus, Proudhon définit ce que devrait être la « philosophie populaire » d’une société post-révolutionnaire : philosophie de la justice comme principe fondamental des rapports sociaux.
Cette sociologie devrait être, à ses yeux, le fondement d’une théorie et d’une pratique révolutionnaires. Cependant, il ne sépare pas complètement l’analyse des réalités sociales, la constitution d’une science sociale, et l’élaboration des conclusions pratiques. Il est, en cela, très éloigné d’une pensée purement positiviste, soucieuse seulement d’accumuler des données empiriques sans perspectives d’action. Dès ses premiers travaux, il proclame son dessein d’œuvrer pour la classe dont il est issu, la classe ouvrière, et il est resté fidèle à ce premier engagement : la science sociale n’a, pour lui, de sens et d’importance qu’en raison des lumières qu’elle apporte pour l’édification de la société de justice.
On voit immédiatement que la science sociale, telle qu’elle a été constituée, apprend à écarter aussi vigoureusement le libéralisme individualiste que « l’utopie » communiste. L’abandon aux seules lois du marché capitaliste ne fait régner, comme on le voit par le renouvellement des contradictions économiques, que des rapports de force destructeurs des relations sociales. De plus, le capitalisme maintient les rapports de domination dans les entreprises et fonde ainsi les relations étatiques d’autorité et de soumission.
La science sociale condamne aussi clairement le projet communiste, En fait, ce projet d’une totale appropriation des moyens de production par l’État nie le principe même de la vie sociale qu’est la nécessité du pluralisme. Quelles que soient les intentions des communistes (et Proudhon pense ici aux projets des communistes de l’époque, tels Étienne Cabet ou Constantin Pecqueur), l’État communiste ne ferait que renforcer les traits de l’État capitaliste : la police et l’armée. Il serait nécessairement conduit à lutter contre les libertés individuelles et collectives et mènerait inéluctablement au « despotisme ».
Propriété collective et fédéralisme
C’est bien entre ces deux écueils, entre le régime propriétaire et le communisme liberticide que doit se construire le projet de la révolution sociale. L’idée centrale de Proudhon est bien que la révolution future ne peut plus être une révolution politique, limitée à des changements de personnels, de partis ou de structures politiques, mais bien une révolution économique, sociale, bouleversant les rapports de travail et de production, ce que ne firent ni la Révolution de 1789 ni celles de 1830 et 1848. Il ne s’agit plus de transformer les pouvoirs politiques, mais bien de les subordonner au monde du travail. Pour reprendre l’expression de Saint-Simon : il faut que l’atelier se substitue au gouvernement.
Seul un système pluraliste, une démocratie industrielle, permettrait de libérer le travail, de respecter la liberté
du petit producteur (paysan, artisan) dans un régime de « possession » socialisée, et, pour les grandes entreprises, de libérer les travailleurs dans un régime d’autogestion et de propriété collective. L’une des parties les plus originales et les plus novatrices de l’œuvre de Proudhon réside certainement dans cette théorie des « conseils » ouvriers et dans cette nouvelle représentation de la grande entreprise comme lieu social de formation, de participation et de démocratie, lieu, non plus seulement de production, mais bien de formation, de réalisation de soi et des libertés concrètes.
Dans la dernière période de son existence, Proudhon, face aux tensions européennes et internationales, a, plus nettement que dans ses écrits antérieurs, insisté sur la nécessité d’intégrer ces conceptions économiques dans une organisation fédéraliste généralisée. Dans son livre de 1863, Du Principe fédératif, il rappelle les dangers que font courir aux peuples les grands États centralisés et démontre que, seule, une organisation fédérale internationale pourra assurer la paix au monde. Il démontre l’insuffisance d’un fédéralisme réduit aux seuls rapports politiques : le fédéralisme généralisé devrait être à la fois territorial, économique et social ; sa garantie de fonctionnement serait l’établissement de relations économiques fédérales à tous les niveaux, depuis les relations mutuellistes entre les communes et les régions jusqu’aux relations économiques internationales entre les anciennes provinces des différents pays.
Une telle révolution, non plus politique et superficielle, mais économique et sociale, ne sera possible que par l’action des classes ouvrières, débarrassées des illusions étatiques. Dans son livre de 1865, De la capacité politique des classes ouvrières, qui est, en quelque sorte, son testament intellectuel, Proudhon réaffirme sa thèse centrale selon laquelle la révolution sociale doit être menée par les classes ouvrières, c’est-à-dire par l’ensemble des producteurs, conscients de leur véritable rôle social, s’emparant directement de la gestion et de l’organisation de la production.
Proudhon ne polémique pas explicitement contre les prétentions d’un éventuel parti ouvrier à diriger autoritairement les luttes, mais son œuvre condamne toutes les tentatives pour capter les luttes ouvrières au profit d’un État, d’un parti ou de nouveaux appareils bureaucratiques prétendument ouvriers.
Proudhon prolétaire |