Il n’est pas prudent de vouloir entrer au hasard dans l’œuvre de Proudhon. Sa fécondité romantique et son goût du paradoxe désarçonnent et fatiguent le profane. Même l’initié peut être rebuté par certaines facilités apparentes, On sursaute en lisant : Toute science est essentiellement métaphysique, puisque toute science généralise et distingue
. On constate qu’on ne donne pas le même sens au mot « métaphysique », à moins que ce soit au mot « science ». Trois lignes plus loin on retombe sur ses pieds : La métaphysique est la première chose que pensent les enfants et les sauvages : on peut même dire que dans l’esprit de tout homme la métaphysique est en proportion inverse de la science
[1].
De même il vaut mieux éviter de commencer par ouvrir tel tome des Carnets où il traite les femmes en inférieures. On pourrait être tenté de renvoyer les écrits et l’auteur dans les poubelles de l’histoire. Ce serait une erreur, car ses bêtises machos et ses paradoxes de commis voyageur sans humour n’enlèvent rien à la pertinence et à la puissance de ses thèses sur la propriété et le fédéralisme, donc sur l’État.
Quand les Polonais...
On peut même prévoir qu’avant la fin du siècle, après digestion de l’écroulement médiatique et réversible de certains régimes totalitaires faussement prétendus communistes, des cuistres redécouvriront Proudhon. D’autres redécouvriront Marx. Et l’Histoire continuera à bégayer. Car si l’économie de marché a bien résisté aux plus sots de ses détracteurs — ceux qui pensaient pouvoir utiliser l’État pour la détruire et la « dépasser » — elle n’a rien perdu de ses tares : exploitation de l’homme par l’homme pour tirer profit de la seule demande solvable.
Mais sur les débris du stalinisme les totalitaires cléricaux se haussent du col. L’infâme n’a jamais été vraiment écrasé. Aujourd’hui il redresse la tête avec arrogance. Ne résistons donc pas au plaisir de rappeler une anecdote citée par Proudhon qui s’est déroulée le 3 mai 1858, anniversaire de la Constitution polonaise de 1791 : Les élèves d’un gymnase catholique ayant été conduits, ce jour-là comme les autres, à l’église, pour y entendre la messe, ont entonné, au milieu de l’office divin, au lieu d’un cantique religieux désigné par le professeur, un chant d’une autre espèce, probablement un chant politique, et l’ont chanté à si haute voix qu’ils ont couvert les sons de l’orgue et qu’il a fallu suspendre l’office
[2].
Heureux temps où les Polonais combattaient pour leur liberté en usant de l’impiété et du blasphème. Car les lénino-staliniens auront réussi ce tour de force de permettre à de fieffés réactionnaires agents du Vatican de se faire passer pour des promoteurs des droits de l’homme, alors que l’Eglise ne s’intéresse qu’aux droits de l’homme croyant, surtout chrétien et si possible catholique, habilement baptisé « personne humaine »... bien que ce soit un pléonasme théologique.
Proudhon dérange. Il faut le récupérer ou le dénaturer. L’extrême droite corporatiste a cherché à se l’approprier [3]. De temps en temps l’Eglise laisse un de ses chevau-légers, ou un allié objectif, s’efforcer de désamorcer cette verve anticléricale et antireligieuse. Le foisonnement proudhonien permet toutes ces tentatives de récupération, mais elles ne peuvent être que partielle et contradictoires, car elles en occultent toujours le « noyau rationnel ».
Daniel-Rops décrit ainsi la position de Proudhon en matière de religion : Tout le contraire d’un athée, il tenait l’athéisme pour
. [4]imbécile et poltron
; il déclarait : Je pense à Dieu depuis que j’existe
; il n’éliminait pas le problème de Dieu, mais c’était pour affirmer un antithéisme passionné, et il advient souvent que, dans ce face à face dramatique, on ait l’impression d’un dialogue pascalien. Dieu, le Dieu des chrétiens, lui paraissait l’ennemi de l’homme : croire en lui, se soumettre à ses lois, c’était refuser de sentir et affirmer la dignité humaine
. Il fallait remplacer la notion de religion par celle de justice
, l’homme se posant lui-même de plus en plus comme l’expression renversée de l’absolu
. Naturellement, cette variété anarchique de l’humanisme athée était, comme les autres, violemment hostile à l’Eglise...
Un demi-siècle auparavant, alors que les « modernistes » étaient encore ultra-minoritaires dans l’Eglise, l’imprimatur allait à des textes moins nuancés : Le communisme moderne, qui a eu en France son plus actif foyer, promet à la société malade une guérison radicale par un plus énergique traitement. Il dénonce la propriété comme un vol et déclare la guerre à toutes les institutions existantes de l’État et de l’Eglise, du mariage et de la famille. Proudhon, Fourier et Louis Blanc furent les théoriciens et les apôtres de ces doctrines.
[5]
Mystérieux pressentiments
L’affirmation de l’antithéisme de Proudhon, avant d’être reprise vers le milieu des années 70 par le philosophe Jean Lacroix, un ancien d’Uriage, dans un article du Monde, avait été développée un peu plus tôt par Jean Bancal : La position de Proudhon ne le conduit nullement à la négation de Dieu, à l’athéisme, mais à un combat contre Dieu, à un antithéisme. Pour lui, si Dieu et l’homme sont opposés, ils sont par là même nécessaires. L’humanité et Dieu sont antagonistes. Créateur, l’homme se pose en antagoniste et en rival de Dieu et réalise ainsi le plan de Dieu en prenant en main les affaires terrestres. Etre fini, être progressif, il procède à rebours de l’être infini. L’image de Dieu devient l’inverse de sa propre image. (...) Le progrès humain l’exige. (...) Pour Proudhon, nier Dieu, l’absolu des absolus, c’est l’affirmer sous une autre forme. Le mysticisme, le fait divin est, selon lui, indestructible, indéracinable de l’esprit humain. Nier Dieu, c’est s’exposer aussitôt à une résurgence de l’absolu, à la naissance d’une religion nouvelle, qu’elle prenne nom d’humanisme athée (...), de spiritualisme idéaliste (...) ou de matérialisme (...). Plutôt que de se risquer dans ces travestissements de l’absolu, il préfère donc conserver Dieu en tant qu’absolu insaisissable, quitte à l’enfermer dans son ciel, c’est-à-dire dans la seule métaphysique.
[6]
Un prélat, Pierre Haubtmann qui fut recteur de l’Institut catholique de Paris de 1966 à 1971, s’était spécialisé dans l’étude des œuvres et écrits divers de Proudhon auquel il a consacré une thèse de doctorat ès lettres [7]. Un malencontreux accident mortel survenu sur les falaises de Jobourg, au cap de la Hague, nous a peut-être privé d’une « somme » résumant son opinion. Dans un chapitre intitulé « De l’antithéisme à la réconciliation de l’homme et de Dieu » [8], se trouve déjà l’esquisse de cette conclusion : En définitive, pour choquantes et pour intempestives qu’elles soient, ses imprécations sont moins effrayantes qu’elles ne le sembleraient au premier abord, Elles s’adressent à un despote
[9]égoïste
et jaloux
, dont la gloire s’achèterait au prix des larmes et du sang des hommes, et qui trônerait dans un univers sans amour, par-delà le bien et le mal. Elles n’atteignent pas le Dieu de liberté et d’égalité
des premiers Mémoires, et encore moins le Dieu-Amour de l’Evangile, le seul vrai Dieu de la révélation. Dès lors, ayant décidé de prêter à son
Dieu les contours de Satan
, l’ayant préalablement identifié à tout ce que l’homme, légitimement, déteste, en un mot ayant décrété que Dieu c’est le mal, quoi d’étonnant à ce qu’il lui déclare la guerre ? (...) Ce duel apocalyptique, qui trouve en lui plus d’une complicité, ne comble-t-il pas aussi, paradoxalement, quelques-unes de ses aspirations les plus secrètes, j’allais dire les plus religieuses
? Se mesurer avec Dieu, pour ce Prométhée moderne, quelle exaltante ivresse ! Quelle exaltante ivresse, mais aussi, peut-être, quelle étonnante façon de clamer sa foi en l’Eternel et de satisfaire sa soif de mysticisme (...) L’horrendum, le stupendum, (...) sont des expressions privilégiées du Sacré. Et je ne voudrais pas assurer qu’ils ne trouvent pas leur place dans l’antithéisme proudhonien.
Suit une citation de Bernard Voyenne : L’antithéisme de Proudhon, tout imprégné de l’Ecriture, est non seulement baigné de théologie ; mais encore il rencontre bien souvent le Dieu vivant, en tête-à-tête, au moment où il l’apostrophe ou même le blasphème
[10]. Pour terminer par : C’est bien en tout cas son mysticisme latent, son désir de répondre à ses
. [11]mystérieux pressentiments
, sa volonté de tenir compte du rapport secret
qui relie notre âme à l’infini, qui l’obligent à réserver l’avenir, et à déclarer que la phase actuelle, celle de l’antithéisme, n’est sans doute que le premier terme d’une nouvelle et indescriptible harmonie
, celle de la réconciliation
de l’homme et de Dieu. En sorte que, comme il le dit textuellement, c’est en luttant ici-bas contre Dieu que nous nous rendons dignes de la vie éternelle. (...) Un monde sans abîmes métaphysiques ne saurait combler ses aspirations profondes
Le spectre de notre bestialité
Dans un ouvrage précédent où sont présentés des textes inédits de Proudhon, le « feuillet Bouteville » et les « annotations Feuerbach », Haubtmann conclut par : Ainsi, tout en maintenant le principe de l’opposition irréductible des deux
. [12]fois
humaine ou divine, il met maintenant l’accent sur les possibilités d’accord qu’il constate, dans la pratique et la morale
, entre celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas. On peut y voir une sorte de commentaire du projet de concordat
qu’il proposait à l’Eglise catholique, sa grande adversaire, à la fin de De la Justice. Si différent que soit, dans son esprit, leur idéal
respectif, le chrétien et l’humaniste, l’homme religieux et le justicier, sont invités à lutter ensemble contre un ennemi commun, le criminel
, ou, si l’on préfère, l’égoïste, l’homme qui en reste volontairement à l’état de nature
Il est remarquable, pour ne pas dire stupéfiant, que des auteurs réputés pour leur connaissance des écrits de Proudhon (Bancal et Haubtmann), dont l’un (Haubtmann) est en outre présenté par une quatrième de couverture comme Maître d’œuvre de la publication des Carnets inédits de Proudhon chez l’éditeur M. Rivière
[13], occultent totalement l’exposé de son antithéisme fait par Proudhon lui-même, quand il était emprisonné à Sainte-Pélagie en pleine possession de ses moyens intellectuels (alors qu’on peut avoir des doutes concernant les écrits de ses derniers mois), dans une lettre du 12 octobre 1851 adressée au physiologiste Charles Robin qui lui avait demandé de résumer ses idées sur la religion.
Malgré l’exubérance romantique et le flou métaphysique dans lesquels Proudhon se complaisait, certains passages en sont incontournables, comme on dit en langage « branché » : (...) il m’est parfaitement démontré que tout ce qui a été dit, écrit, pensé, et tout ce qui pourra l’être jamais sur l’Etre suprême, la Trinité, le Créateur, la Providence, l’Absolu, etc., n’est autre chose que le produit du travail de l’imagination (...). La question surgit donc ici de savoir, non plus si Dieu existe, mais comment l’esprit humain est entraîné à supposer un être dont les attributs seraient égaux à nos conceptions. (...) Ici, je vous dirai que, sous l’hypothèse à jamais indémontrable d’un être divin, l’humanité ne poursuit autre chose qu’elle-même (...). (...) tandis que la foi à l’humanité, au Dieu positif, est proportionnelle à la civilisation et aux lumières, on peut dire que Dieu, tel que l’entendent les métaphysiciens et les prêtres, est l’antipode de l’humanité, qu’il est son contraire, le spectre de notre bestialité primitive qui nous poursuit encore. C’est d’après cette conception de l’objet divin que j’ai été amené tour à tour à nier Dieu et à protester contre l’accusation d’athéisme ; vous comprenez maintenant la raison de cette contradiction apparente. (...) J’ai appelé cette manière de résoudre le problème théologique, antithéisme (...). En deux mots, je repousse le Dieu absolu des prêtres et la déité toujours incomplète de l’homme, bien que je reconnaisse la réalité de celle-ci : je n’adore rien, pas même ce que je crois. Voilà mon antithéisme.
[14]
Nous reviendrons ci-dessous sur cet antithéisme, après avoir noté une fois de plus que les cléricaux ne craignent pas de recourir à la réécriture de l’histoire, ici par omission, chaque fois qu’ils y ont intérêt. Bancal présente Proudhon comme le père de l’autogestion et, comme on ne peut pas lui reprocher d’insister sur la volonté révolutionnaire de Proudhon, il va de soi que cette autogestion doit être pratiquée dans le cadre du régime capitaliste : Proudhon nous inviterait donc au corporatisme [15], ainsi Bancal, au moins implicitement, rejoint les conclusions de Georges Valois. Quant à l’idée-force d’Haubtmann, ficelle de la taille d’un câble de navire, elle tend à nous engluer dans le rassemblement des « hommes de bonne volonté » qui sont tous frères (sous-entendu en Dieu
), donc à nous transformer en suppôts du cléricalisme... qui œuvreront à la reconstruction de l’Europe chrétienne
comme les y a invités cyniquement Jean-Paul II lors de sa récente tournée de propagande en Tchécoslovaquie. Ne laissons pas l’idéologie nous détourner des réalités de la lutte des classes.
Hardiment anarchiste
Cependant les cléricaux susnommés n’ont pas inventé, fabriqué, les textes qu’ils citent ; ils se sont contentés de solliciter ceux, hélas ! trop nombreux, qui les intéressent. Car ce que pense Proudhon sur l’idée de Dieu ne peut satisfaire des anarchistes. Sa foi à l’humanité, au Dieu positif
est une foutaise idéaliste. A-t-il seulement lu et compris Diderot et Condorcet ? Ou, les ayant lu, les a-t-il sottement méprisés parce que l’un était bourgeois et l’autre aristocrate ? Il est tellement évident que les humains ont inventé les dieux, puis le dieu des monothéismes, d’abord par crainte des éléments, ensuite par angoisse devant la mort. Au lieu de penser et écrire cela en si peu de mots, Proudhon a perdu une partie importante de son temps en billevesées métaphysiques. Et en vaticinations moralisatrices dont Daniel Guérin voit la raison dans une homosexualité refoulée [16]. Laissons-lui la responsabilité de cette hypothèse ; mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.
La voie à suivre est celle de Bakounine. D’une part il rejette le Proudhon métaphysicien : S’il avait vécu plus longtemps, poussé par la même logique, il aurait reconstruit le bon Dieu, auquel il avait toujours réservé une petite place dans sa notion sentimentale et mystique de l’Idéal. Il aurait dû le faire et il se préparait à le faire ; il me l’a dit lui-même, de sa manière demi-sérieuse, demi-ironique, deux mois avant sa mort
. [17] D’autre part il suit, en les approfondissant, les enseignements du Proudhon révolutionnaire : La réglementation a été la passion commune de tous les socialistes d’avant 1848, moins un seul. Cabet, Louis Blanc, fouriéristes, saint-simoniens, tous avaient la passion d’endoctriner et d’organiser l’avenir, tous ont été plus ou moins autoritaires. Mais voici que Proudhon parut : fils d’un paysan, et dans le fait et d’instinct cent fois plus révolutionnaire que tous ces socialistes doctrinaires et bourgeois, il s’arma d’une critique aussi profonde et pénétrante qu’impitoyable, pour détruire tous les systèmes. Opposant la liberté à l’autorité, contre ces socialistes d’État, il se proclama hardiment anarchiste (...). Son socialisme à lui, fondé sur la liberté tant individuelle que collective, et sur l’action spontanée des associations libres, n’obéissant à d’autres lois qu’aux lois générales de l’économie sociale, découvertes ou qui sont à découvrir par la science, en dehors de toute réglementation gouvernementale et de toute protection de l’État, subordonnant d’ailleurs la politique aux intérêts économiques, intellectuels et moraux de la société, devait plus tard et par une conséquence nécessaire aboutir au fédéralisme.
[18]
Nos bons auteurs calotins devraient, pour éviter les anachronismes, ne pas oublier comment les leurs traitaient Proudhon de son vivant... ou tout juste mort dans cette notice nécrologique : Ce n’est pas sans tristesse que l’on voit disparaître sans s’être rétracté un homme qui a parlé de Dieu comme M. Proudhon. Toujours occupé de frapper fort plutôt que de frapper juste, aiguisant le paradoxe comme une pointe d’épée, il a stérilement agité les esprits. S’attaquant aux bases de la société et de la religion, il avait conservé le respect de la morale, sa vie privée méritait l’estime ; mais il aura passé comme un météore beau-coup plus redoutable en apparence qu’en réalité. Il a obtenu l’attention par des moyens violents et assez vulgaires, en prodiguant les mots effrayants et en soutenant les thèses les plus contradictoires. Proudhon est un produit authentique de la fausse et téméraire spéculation de notre époque.
[19]
A contrario ces calotins-là avaient compris Proudhon de la même manière que Bakounine. Et comme Bakounine nous distinguons l’individu pisse-froid, peine-à-jouir, du militant révolutionnaire inventeur du fédéralisme, notre fédéralisme socialiste (ou communiste) libertaire... qui n’a rien de commun, mais alors strictement rien, ni avec la décentralisation néo-féodaliste ni avec l’autogestion néo-corporatiste que les socio-cléricaux cherchent à nous imposer.
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