En 1840 – il n’a que trente et un an – Proudhon rédige Qu’est-ce que la propriété ? où il démontre que le capitaliste s’adjuge le bénéfice de la force collective
. Il s’approprie ce qui, dans la production, est le fruit d’un effort collectif, une valeur née de l’association. Cette appropriation est un vol, la propriété c’est le vol
. Rédigée dans un langage accessible à tous, cette œuvre a un grand retentissement. La démonstration de Proudhon fait dire à Marx : Maintenant nous avons une théorie du prolétariat
. Ce n’est qu’en 1867 que Marx exposera sa théorie de la plus-value dans le Capital.
Dès 1844 Proudhon s’attaque à la rédaction du Système des contradictions économiques publié en 1846, ouvrage plus complexe, où il approfondit son analyse et auquel Marx, changeant de ton, répond par son méprisant Misère de la philosophie.
Mais Proudhon ne s’enferme pas dans son cabinet de travail et participe au mouvement social. En février 1848 il entreprend la publication d’un périodique, le Représentant du Peuple qui, malgré les persécutions gouvernementales, se vend à 40 000 exemplaires.
Pour lui, la Révolution de février qui a renversé Louis-Philippe n’est pas sociale, mais seulement politique et il ne peut être question de fonder le vrai socialisme par l’initiative du gouvernement
. La solution au problème social c’est l’association mutuelle. La gestion des instruments de production et des échanges doit être confiée aux associations ouvrières. Dans son journal il proclame : Nous, producteurs associés ou en voie d’association, nous n’avons pas besoin de l’État (...). Nous voulons que ces associations soient (...) le premier noyau de cette vaste fédération de compagnies et de sociétés, réunies dans le commun lien de la république démocratique et sociale
[1].
La Révolution de février a provoqué l’éclosion d’une multitude d’associations ouvrières. Pour leur venir en aide, Proudhon tente l’expérience d’une « Banque du peuple » qui doit appliquer les principes mutuellistes en offrant un crédit gratuit. Ce projet recueille 27 000 adhésions, mais il doit y renoncer à la suite de sa condamnation à trois ans de prison pour avoir publié des articles contre Louis-Napoléon élu président de la République. Par ailleurs, à propos de ces associations, Proudhon ne va pas tarder à déchanter car il n’est guère possible de maintenir sans dérive ces îlots d’autogestion ouvrière dans une économie de marché et sous la pression de l’État.
Les 4-5 juin 1848, Proudhon se présente aux législatives et 77 000 électeurs l’envoient à l’Assemblée. Trois semaines plus tard, l’écrasement par Cavaignac du prolétariat parisien le bouleverse et, dans ses Carnets, il note : Pour moi, le souvenir des journées de juin pèsera éternellement comme un remords sur mon cœur... J’ai manqué, par hébétude parlementaire, à mon devoir de représentant. J’étais là pour voir, et je n’ai pas vu ; pour jeter l’alarme, et je n’ai pas crié !
[2].
Cependant quand l’insurrection éclate, il descend dans la rue. Quand le canon se tait il proclame, à l’Assemblée, sa solidarité avec les combattants de juin
. Toute l’Assemblée se déchaîne contre lui. Son journal est saisi et doit changer de nom. Désormais, c’est dans le Peuple qu’il mène sa campagne de soutien à Raspail, candidat à l’élection présidentielle du 10 décembre 1848, en précisant qu’il ne s’agit pas de donner éventuellement à la République un chef : loin de là, nous acceptons Raspail comme protestation vivante contre le principe de la Présidence !
.
En 1863 et 1864, le gouvernement impérial organise des élections. L’empire autoritaire est devenu, en effet, une entrave au développement du capital industriel et financier, et « l’empire libéral » doit lui succéder. En mars 1864, Tolain, ouvrier ciseleur, se présente à Paris avec le soutien d’un comité de soixante membres qui publie un Manifeste resté célèbre.
Dans la conclusion qu’il ajoute à De la capacité politique des classes ouvrières, Gustave Chaudey, exécuteur testamentaire de Proudhon, écrit : Selon Proudhon, les classes ouvrières n’ont fait leur véritable entrée sur la scène politique qu’aux dernières élections, avec le Manifeste des soixante. C’est alors seulement que, dans un langage à elles, elles ont essayé d’exprimer des idées à elles. Mais elles n’ont pas su trouver la ligue politique qui devait les conduire à la manifestation la plus efficace de ces idées. Les classes ouvrières ont des intérêts distincts de la bourgeoisie. Elles doivent avoir une politique distincte de la politique bourgeoise.
[3]
De la capacité politique des classes ouvrières est le dernier ouvrage de Proudhon. C’est sur son lit de mort qu’il en a dicté les dernières pages. Il s’agit d’un hommage au Manifeste des soixante, mais aussi d’une critique lucide. C’est un hommage quand il y perçoit la démonstration que l’idée mutuelliste a pénétré, d’une façon nouvelle et originale, les classes ouvrières
[4]. Mais il se sépare des soixante qui veulent fortifier, en la complétant, l’action de l’opposition libérale
car, pour Proudhon, ce qui caractérise cette opposition, c’est d’abord son antisocialisme déclaré
. La démocratie ouvrière, écrit-il, a d’autres devoirs à remplir que de se donner des avocats et d’organiser, au moyen de ces langues courantes, une critique du pouvoir compromettante pour elle seule, et à tous les points de vue inutile.
[5]
Naissance de l’AIT
Proudhon meurt le 19 janvier 1865. Les ouvriers parisiens assistent nombreux aux obsèques. L’influence de Proudhon est considérable, en effet, dans le mouvement ouvrier en formation. Les signataires du Manifeste des soixante sont acquis aux idées du mutuellisme. Bibal est instituteur, mais tous les autres sont ouvriers. Certains d’entre eux ont participé à la délégation ouvrière française à l’Exposition universelle de Londres, en 1862. Leur rencontre avec des délégués anglais a été le premier acte constitutif de l’Internationale. Outre Henri Tolain, Limouzin (passementier), Coutant (lithographe), Beaumont (monteur en bronze), Perrachon (monteur en bronze), Camelinat (monteur en bronze, qui sera directeur de la monnaie sous la Commune), Morel (bronzier), Delahaye (serrurier), deviennent membres de l’AIT.
A propos de la constitution de l’AIT, James Guillaume a écrit : il n’est pas vrai que l’Internationale ait été la création de Karl Marx. Celui-ci est resté complètement étranger aux travaux préparatoires qui eurent lieu de 1862 à septembre 1864. Il s’est joint à l’Internationale au moment où l’initiative des ouvriers anglais et français venait de la créer
[6].
Dans son Histoire du mouvement ouvrier, Edouard Dolléans note que le plan d’organisation apporté à Londres par Tolain et ses camarades demeure une création ouvrière
. C’est encore Tolain, dont Marx dit que c’est un homme très bien
, qui lance la formule : Il nous faut nous unir, travailleurs de tous les pays
[7]. Pour l’instituteur Bibal, !’AIT est un enfant né dans les ateliers de Paris et mis en nourrice à Londres
[8].
Mais, rapidement, Marx ne supporte plus la domination des idées proudhoniennes dans l’Internationale. Après le congrès de Genève il trouve que Messieurs les Parisiens avaient la tête pleine des phrases de Proudhon les plus vides
et, en I 867, il écrit à Engels : Au prochain congrès de Bruxelles, j’étranglerais de mes propres mains ces ânes de proudhoniens
[9]. Ainsi que l’écrit Théo Argence, les proudhoniens ne disparurent pas pour autant. C’est que la pensée de Proudhon, lui, mort, restait dominante, plus vivante que celle de Marx vivant. Un homme qui était loin d’être un inconnu devait en apporter la preuve, en adhérant à l’Internationale en juillet 1868 : Bakounine
[10].
Proudhon et Bakounine, note Daniel Guérin, ont été contemporains et amis (...). Leurs apports ont été réciproques, avec prépondérance de l’influence de Proudhon sur Bakounine
[11]. Et, à propos de Bakounine, Guérin ajoute : La mue qui, aux approches de la cinquantaine, le fait bifurquer vers l’anarchisme est due, sans doute pour une large part, à l’influence de Proudhon
. S’il reproche parfois à Proudhon d’être un idéaliste incorrigible
et une contradiction perpétuelle
, Bakounine n’en tire pas moins de la pensée proudhonienne la substance même du socialisme libertaire. Son socialisme à lui, dit-il, fondé sur la liberté tant individuelle que collective, et sur l’action spontanée des associations libres, n’obéissant à d’autres lois qu’aux lois générales de l’économie sociale, découvertes ou qui sont à découvrir par la science, en dehors de toute réglementation gouvernementale et de toute protection de l’État, subordonnant d’ailleurs la politique aux intérêts économiques, intellectuels et moraux de la société, devait plus tard et par une conséquence nécessaire aboutir au fédéralisme.
[12]
Dans l’AIT, c’est donc surtout par les voix de Bakounine et de ses amis James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel que le fédéralisme proudhonien va désormais s’opposer au centralisme autoritaire de Marx. Le projet fédéraliste, reliant communes et associations de travailleurs, apparaît comme le schéma de la société future. Défendu au congrès de l’Internationale, à Bâle, en 1869, par Jean-Louis Pindy, délégué de l’Union syndicale des ouvriers du bâtiment de Paris, il sera repris par Adhémar Schwitzguébel, lors d’une polémique qui l’opposera, en 1874, à César de Paepe. Il sera développé, précisé, par James Guillaume qui, dans un essai paru à la Chaux-de-Fonds, en 1876, sous le titre Idées sur l’organisation sociale [13], étudiera, dans le détail, le fonctionnement des communes, des associations de producteurs, et leur organisation fédérative.
Marx, Bismarck, même combat
Bakounine est parfois sévère à l’égard des mutuellistes à qui il reproche de déformer la pensée de Proudhon. Il sait, finalement, rallier la majorité d’entre eux à ses conceptions collectivistes qui constituent, en fait, le développement logique du socialisme proudhonien tel qu’il est exprimé dans l’Idée générale de la Révolution au XIXe siècle et dans De la capacité politique des classes ouvrières. En 1868, au congrès de Bâle, les représentants du bureau international de Paris, Eugène Varlin, Simon Dereure, Tartaret, se rangent aux côtés de Bakounine.
Cette influence proudhonienne dans l’Internationale et dans le prolétariat parisien exaspère Marx et Engels. Quand la guerre éclate, en 1870, Marx exprime dans une lettre à Engels, le souhait que l’armée allemande mate les ouvriers français orgueilleux et légers
. Engels écrit, de son côté : La victoire de Bismarck, ce sera la victoire de notre pensée contre la pensée de Proudhon et, d’ailleurs, les ouvriers parisiens ont besoin d’une leçon
. Au même moment, les internationaux proudhoniens s’adressent, eux, aux travailleurs allemands : La guerre entre les peuples ne peut être considérée que comme une guerre civile, un recul de la civilisation
.
Quand ! ’insurrection éclate le 18 mars 1871, les internationaux – à l’exception de Varlin, membre du comité central de la Garde nationale – hésitent pendant quelques jours, puis se rallient à la Commune. Tolain devenu député et quelques autres partisans de la conciliation avec Versailles sont exclus. Les internationaux se préoccupent surtout de participer aux commissions économiques et sociales de la Commune : Léo Frankel (ouvrier bijoutier) au travail, Eugène Varlin (relieur) aux subsistances, Avrial (mécanicien) à l’arsenal, Francis Jourde (caissier de banque) aux finances, Charles Beslay (ingénieur) à la Banque de France, Theisz (ouvrier métallurgiste) aux postes. Ils s’acharneront à donner à la Commune, à l’origine mouvement de protestation patriotique, un contenu social, révolutionnaire prolétarien. Avec Gustave Courbet, Jules Vallès, Charles Longuet (alors proudhonien), ils s’opposent au centralisme autoritaire des jacobins et des blanquistes, et dénoncent la création d’un « comité de salut public » dont ils redoutent la dictature.
Parmi les internationaux également membres de la Commune, citons encore Pindy (ouvrier menuisier), Assi (mécanicien), Lefrançais (instituteur révoqué), Langevin ouvrier tourneur), Girardin (maçon), Chalain (tourneur sur cuivre), Clémence (ouvrier relieur). Avec tous ces internationaux – seul Frankel est marxiste – ce sont bien les idées de Proudhon qui s’appliquent.
Ainsi que l’a écrit Maurice Joyeux, ce sont des hommes comme Jourde, Varlin, Theisz, Lefrançais, Langevin, Benoît Malon qui vont faire vivre et organiser la ville, et il faut lire, et chaque révolutionnaire devrait lire dans le Journal officiel de la Commune, ces séances de travail laborieuses où le sérieux a pris la place des fiestas romantiques
[14]. L’affiche rédigée Je 23 mars 1871 par le Conseil fédéral des sections parisiennes de l’ AIT et la Chambre fédérale des sociétés ouvrières est une négation du principe d’autorité. Elle proclame l’indépendance de la Commune et demande, entre autres, l’organisation du crédit, de l’échange, de l’association afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail
. Comme le
remarque Maurice Joyeux, on sent à chaque instant la présence de Proudhon
.
Minoritaires, les internationaux ont dû mener une lutte très difficile. Néanmoins, parlant de la Commune, Bakounine a pu affirmer : j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée, de l’État
.
Versailles écrase la Commune, mais sa mitraille et ses canons ne peuvent éteindre la flamme révolutionnaire. La plupart des communards, en exil à Londres, Bruxelles, Genève, vont se retrouver dans la tendance antiautoritaire de l’AIT. Après l’exclusion de Bakounine et de James Guillaume par une majorité marxiste de circonstance, au congrès de la Haye en 1872, le congrès de Saint-Imier, les 15 et 16 septembre de la même année regroupe les fédérations qui rejettent l’autoritarisme de Marx et du conseil général. Aux côtés de délégués espagnols, italiens, jurassiens, Carnet et Pindy représentent la France. Déjà, en 1870, une scission s’était produite dans la fédération romande, la majorité antiautoritaire se constituant en fédération jurassienne animée par James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel.
Cependant, les persécutions en France, en Espagne, en Italie auront finalement raison de l’Internationale : (elle) agonise sous le coup des différents procès, des expulsions et des interdictions de réunions dans presque tous les pays depuis 1869. Elle disparaît par le grand procès de Lyon, où quarante-six prévenus sont traduits en cour d’assises sous l’accusation d’internationalisme, ils sont condamnés à de nombreuses années de prison
[15]. L’Internationale antiautoritaire est en effet l’héritière de Proudhon, imprégnée de ses idées et, comme le remarque Max Nettlau, ce fut lui que la bourgeoisie du XIXe siècle craignait et haïssait à mort, car ces mots :
[16].la propriété c’est le vol
contenaient la force d’une révolution
En France, après l’écrasement de la Commune, ce sont des mutuellistes modérés qui tentent de reconstituer des organisations, notamment le Cercle de l’union ouvrière, sous l’impulsion de Barberet. Ce cercle sera dissous en 1873. Cependant, malgré la répression, le mouvement prend de l’ampleur et les chambres syndicales reconstituées envoient une délégation à l’Exposition universelle de Philadelphie, en 1875. A son retour, cette délégation lance un manifeste qui, selon Pierre Besnard, rappelle celui des Soixante en 1863.
En 1878 se tient un congrès ouvrier à Lyon où Ballivet, mécanicien lyonnais, précurseur de Pelloutier, prononce un discours retentissant où il affirme les principes du syndicalisme révolutionnaire. Les deux principes qu’il faut donc propager, dit-il, sont les principes de la propriété collective et celui de la négation de l’État
[17]. Les idées de Proudhon apparaissent dans des textes publiés par des associations ouvrières, telle que « la corporative du Ve arrondissement de Paris » qui appelle les salariés à l’union entre tous ceux qui veulent l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes
.
Un autre groupe déclare : Le prolétariat, pour sa lutte émancipatrice, trouve aujourd’hui dans la corporation, sa base d’opération la plus sûre (...). Il s’agit d’ouvriériser la société, de façon que, sur les ruines du monde où l’on tenait à l’honneur de vivre noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où chacun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La clef de la question sociale, c’est la corporation
. Pierre Besnard remarque : N’y a-t-il pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863, l’idée de la reconstruction sociale dont les syndicats sont les cellules
[18].
A partir de 1886, les Bourses du Travail se multiplient et se fédèrent. On en compte quatorze en 1892. La Fédération des Bourses se heurte, dès le départ, à l’hostilité des guesdistes du Parti ouvrier français. Ceux-ci ne s’y trompent pas : les militants qui animent les Bourses, et notamment Fernand Pelloutier, se placent sur le terrain économique, dans les localités, et rejettent le parlementarisme.
Ce sont bien les idées de Proudhon que Fernand Pelloutier exprime et veut mettre en pratique : Nous voulons que toute la fonction sociale se réduise à la satisfaction de nos besoins ; l’union corporative le veut aussi, c’est son but, et de plus en plus elle s’affranchit de la croyance en la nécessité des gouvernements ; nous voulons l’entente libre des hommes ; l’union corporative (...) ne peut être qu’à condition de bannir de son sein toute autorité et toute contrainte
[19].
L’union des Bourses du Travail et des syndicats aboutit en 1895 à la constitution de la CGT sur des principes syndicalistes révolutionnaires qui seront affirmés avec force dans la Charte d’Amiens en 1906. Les pionniers de la CGT étaient, pour beaucoup, anarchistes, tels Pelloutier, mais aussi Emile Pouget (rédacteur du Père Peinard), Tortelier, qui avait participé au meeting anarchiste de Londres en 1896 (avec Louise Michel, Kropotkine, Malatesta et Elysée Reclus), Georges Yvetot, Pierre Monatte, Paul Delasalle, Benoît Broutchoux. Malgré une référence renouvelée à la Charte d’Amiens, au congrès du Havre de 1912, le réformisme va bientôt dominer et la CGT s’embourbera dans l’Union sacrée en 1914.
Devenu minoritaire, le syndicalisme révolutionnaire poursuivra néanmoins, après la guerre, un combat acharné à travers le Comité des syndicats révolutionnaires, puis à la CGT-U, aux Comités de défense syndicalistes à partir de 1922, à l’Union fédérative des syndicats autonomes de France en 1924, enfin à la Confédération générale du travail syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) jusqu’en 1939.
Une nouvelle AIT
A la fin de 1922 se tient à Berlin le congrès constitutif d’une nouvelle AIT [20]. A ce congrès sont représentés les Comités de défense syndicalistes français, la CNT espagnole, la FORA argentine, la FAUD allemande, l’Union syndicaliste italienne, la minorité des syndicats russes ainsi que les organisations de Bulgarie, de Norvège, de Suède, du Portugal, du Danemark, de Tchécoslovaquie, de Hollande, du Chili, du Mexique.
La déclaration de principe de l’ AIT ainsi reconstituée préconise l’abolition de tout monopole économique au moyen de communes économiques (... ) sur la base d’un système libre de conseils affranchis de toute subordination à tout pouvoir
. La pensée de Proudhon est donc toujours vivante. Pierre Besnard, infatigable militant du syndicalisme révolutionnaire, animateur de cette nouvelle AIT, est l’auteur d’un projet de société libertaire publié avant la dernière guerre sous le titre le Monde nouveau. Cette organisation est, dit-il, adaptée du principe fédératif de Proudhon
. Et il précise : Le système sera donc de forme associative, régionaliste, communaliste, fédérative et anti-étatiste
. Le schéma tracé par Pierre Besnard est celui d’une double construction : fédération des communes et organisation fédérative des producteurs. Son fonctionnement s’inspire fortement des projets de James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel.
C’est certainement en terre ibérique que la pensée de Proudhon a le plus de retentissement, le plus d’applications concrètes. En 1845, un disciple de Proudhon, Ramon de la Sagra, publie en Galice, à la Corogne, l’un des premiers journaux anarchistes, El Porvenir, immédiatement interdit par la police
[21].
Dès 1866, l’influence des antiautoritaires de la Première Internationale s’exerce sur le mouvement ouvrier espagnol et la Fédération régionale ibérique est la section la plus importante de l’AIT.
Des exilés proudhoniens espagnols font connaître l’anarchisme en traduisant les œuvres de Proudhon dès 1852 en Colombie, vers 1860 à Cuba où, en 1865, les anarcho-syndicalistes fondent un journal. Proudhon est également traduit au Mexique en 1877. Ainsi commence le développement de l’anarchosyndicalisme en Amérique latine qui aboutira, notamment, à la constitution, en 1901, de la FORA argentine, avec 250 000 adhérents.
En Espagne Pi y Margall, traducteur des œuvres de Proudhon, est à l’origine d’un fort mouvement fédéraliste et la fédération de l’Internationale regroupe 50 000 membres quand éclate un mouvement révolutionnaire – le cantonalisme – qui établit une éphémère république, en 1873. Un moment interdite, la fédération se reconstitua en 1881 sous la dénomination de Fédération des travailleurs de la région espagnole. Les textes publiés par Revista social démontrèrent, nous dit Max Nettlau, l’esprit dans lequel fut préparé le congrès ouvrier
. Ainsi, les ouvriers du bâtiment se prononcent pour la commune libre et autonome, composée de toutes les sections de producteurs de chaque localité
[22], pour la fédération régionale des communes, pour l’alliance fraternelle
de toutes les régions.
Après une longue période de luttes et de répression, la CNT est fondée en 1911. Ainsi, lorsque survint le coup d’État fasciste de juillet 1936 et la révolution ouvrière et paysanne qui y répondit, il y avait 70 ans d’action et de propagande libertaires au sein du peuple espagnol
[23]. En mai 1936, le congrès de Saragosse adopte un projet de « communisme libertaire » qui doit beaucoup à Pierre Besnard, et par conséquent, aux antiautoritaires de la Première Internationale.
Comme l’a fait remarquer Daniel Guérin, l’application qui est réalisée deux mois plus tard dans les collectivisations industrielles et agricoles s’écartent sans doute de ce projet, mais les principes de base demeurent, tels que Proudhon les avait élaborés au siècle précédent, en particulier l’organisation fédérative des conseils d’usine. Abad de Santillan précise : Notre idéal est la commune associée, fédérée, intégrée dans l’économie totale du pays et des autres pays en révolution
[24].
Les principes du fédéralisme libertaire sont réaffirmés, en 1945, par le congrès du Mouvement libertaire espagnol et dans les résolutions du Ve congrès de la CNT en 1980.
Partout dans le monde
Bien entendu, cet aperçu de l’influence de Proudhon sur le mouvement ouvrier international n’est pas exhaustif sinon c’est toute l’histoire du combat des anarchistes sur le terrain social qu’il faudrait retracer.
Même si elle n’est pas reconnue, proclamée, estampillée comme telle, la pensée proudhonienne est présente partout où les anarchistes participent à la lutte du prolétariat pour son émancipation. On la retrouve, par exemple, dans cette déclaration, en 1905, des syndicats révolutionnaires américains IWW, où les anarchistes sont nombreux : En nous organisant sur le plan industriel, nous sommes en train de former la structure de la société nouvelle, sous l’enveloppe de la vieille
[25].
En 1919, en Allemagne, se déroule le congrès constitutif de la Frei Arbeiter Union Deutschlands (FAUD), à l’initiative de Rudolf Rocker [26]. Sa déclaration des principes du syndicalisme
s’inspire directement des idées de l’Internationale de Saint-Imier : Chaque fédération locale deviendra une sorte d’office de statistiques local, et prendra sous son administration tous les édifices, les ressources alimentaires, d’habillement (...). De leur côté, les fédérations auront la charge de prendre sous leur administration, grâce à leurs organismes locaux et avec l’aide des conseillers d’usines, tous les moyens de production existant, matières premières, (...) et de pourvoir de tout le nécessaire les groupes de production et les usines
[27].
En Russie, les conceptions proudhoniennes, répercutées par Bakounine et Kropotkine, apparaissent, de toute évidence, dans la résolution du groupe anarcho-syndicaliste au premier congrès panrusse des syndicats (7-14 janvier 1918) : Les classes laborieuses doivent s’organiser à l’aide de leurs structures fondamentales : comités de villages, d’usines et de fabriques, d’employés de bureau, de quartiers et autres ; ils doivent les unir par industrie et par branche sur la base du fédéralisme
[28]. Les mêmes idées sont développées dans les résolutions de la première conférence des anarcho-syndicalistes réunie à Moscou en août 1918.
L’œuvre de Proudhon est monumentale, complexe. C’est celle d’un pionnier qui a un immense territoire à explorer, à défricher. Il ne s’agit certes pas d’ériger la pensée proudhonienne en dogme. En cent cinquante années, le monde a connu maints bouleversements, les sciences, les techniques, les sociétés ont évolué, parfois très rapidement. Cependant, Proudhon, ouvrier autodidacte du XIXe siècle, a dégagé les principes fondamentaux du socialisme libertaire qui, en cette fin de XXe siècle, conservent toute leur valeur, toute leur actualité. Peut-on imaginer, en effet, un projet de société libertaire qui ne soit pas fondé sur l’association libre, le contrat, le fédéralisme ?
D’une époque à l’autre, ce sont seulement les formes concrètes d’application qui peuvent changer, se diversifier.
Quant à l’analyse économique, elle décrit toujours parfaitement l’exploitation capitaliste. « L’aubaine », cet excédent dont Proudhon décèle l’existence, dont il dénonce les conséquences, – Marx parlera plus tard de « plus-value » – est toujours à l’origine de la prospérité du Capital :
Sous le régime de la propriété, l’excédent du travail, essentiellement collectif, passe tout entier, comme la rente, au propriétaire (...). La conséquence de cette usurpation est que le travailleur, dont la part dans le produit collectif est sans cesse confisquée par l’entrepreneur, est toujours en débine, tandis que le capitaliste est toujours en bénéfice
[29]. Aujourd’hui, le monde du travail peut toujours puiser dans l’œuvre de Proudhon, pour mieux comprendre la société d’oppression et d’exploitation afin de mieux la combattre, pour y trouver, aussi, les matériaux de construction de la société future.