L’œuvre de Proudhon a la réputation d’être confuse et contradictoire, ce qui semblerait être confirmé par la diversité des courants de pensée se réclamant de l’autodidacte franc-comtois. De P Action française aux anarchistes, en passant par les socialistes et les syndicalistes, La référence à Proudhon est de mise. Une analyse détaillée des thèmes formulés par ces « continuateurs » de Proudhon fait pourtant vite ressortir l’occultation d’une grande partie des analyses proudhoniennes pour privilégier tel ou tel point sorti de son contexte.
Le Cercle Proudhon, par exemple, fondé en 1911, à l’initiative de membres de l’Action française et de syndicalistes, se réclame d’un Proudhon mythique, français, antidémocrate, apolitique, qui ne résiste pas à un examen sérieux. Les socialistes, de leur côté, essaieront de récupérer Proudhon en mettant l’accent sur son opposition à Marx ou en amalgamant les solutions proudhoniennes immédiates avec leurs principes réformistes. Pour en finir avec cette énumération des diverses interprétations du proudhonisme, il apparaît que si les syndicalistes révolutionnaires peuvent à bon droit se réclamer de Proudhon, en faisant l’impasse sur ses options politiques toutefois, c’est le mouvement anarchiste au sens large, ou plutôt la philosophie libertaire qui semble continuer le plus réellement le travail entrepris par celui que les théoriciens ou historiographes libertaires qualifient de « père de l’anarchisme ».
Cette appellation n’aurait sûrement pas plu à Proudhon qui eut toujours horreur des disciples et fut quelque peu méfiant vis-à-vis des organisations. Dans un sens philosophique, elle convient relativement bien, car c’est l’essence de la pensée proudhonienne que les anarchistes reprennent à leur compte, sans faire de Proudhon un maître et en critiquant certaines de ses analyses, dans un esprit qui en somme lui aurait convenu.
Avant d’entrer dans le détail, disons que l’anarchisme s’articule sur un ensemble d’éléments qui forment l’ossature de la pensée proudhonienne et en font un système solide dont chaque point éclaire l’autre :
- rejet de la propriété dans le domaine économique ;
- rejet de l’État dans le domaine politique ;
- rejet de l’Eglise dans le domaine moral ;
- organisation de la production et de la vie sociale de la base au sommet ou de la circonférence au centre, par l’entraide et le fédéralisme ;
- révolution permanente ou rejet du concept de fin de l’histoire.
Détruire
Si j’avais à répondre à la question suivante :
Qu’est-ce que l’esclavage ?
et que d’un seul mot, je répondisse : c’est l’assassinat
, ma pensée serait d’abord comprise.(...)
Pourquoi donc à cette autre demande :
[1]Qu’est-ce que la propriété ?
ne puis-je répondre de même : c’est le vol
, sans avoir la certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée.
Quand paraît son Premier Mémoire sur la Propriété, en 1840, c’est à un sujet tabou que s’attaque Proudhon. Mais il n’est pas le premier à se pencher sur le problème. Des économistes, comme Adam Smith, Ricardo ou Jean-Baptiste Say, ont déjà jeté les bases d’une science de l’économie. Saint-Simon, Fourier ou Robert Owen ont traité la question ainsi que les héritiers de Gracchus Babeuf, avec pour chef de file Etienne Cabet, qui prônent la propriété commune.
Derrière la violence des formules, ce que fait ressortir Proudhon, c’est l’existence des êtres collectifs et de la force collective qui n’est pas prise en compte par le capitaliste dans le règlement des salaires. Le capitaliste paye en effet autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers. Il ne paye pas le travail résultant de la force collective. C’est l’intérêt du capital, l’aubaine, en quelque sorte ce que l’on retrouvera chez Marx sous le nom de plus-value.
Cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée.
[1] La société capitaliste est donc basée sur un vol. L’appropriation de la force collective au seul profit du capitaliste, qui met le producteur dans une situation de dépendance vis-à-vis de celui-ci. Si Proudhon rejette cette appropriation de la force collective par le capitaliste, il rejette également celle qui pourrait être faite par l’État et c’est là ce qui le sépare du socialisme étatique et fait de lui un des fondateurs du socialisme libertaire.
La politique est la science de la liberté. Le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’Anarchie.
[1]
Au rejet de la propriété dans le domaine économique, correspond le rejet de l’État dans le domaine politique. L’État, comme le capital, nie les êtres collectifs. La société n’étant pas considérée comme un être collectif
mais simplement comme une somme d’individus aux intérêts divergents, le rôle de l’État consiste à arbitrer les conflits, à souder la société.
Proudhon rejette cette conception, héritière de Rousseau et de la Révolution française : Au lieu de la liberté économique, la Révolution nous a légué, sous bénéfice d’inventaire, l’autorité et la subordination politique. La république avait à fonder la société. Elle n’a songé qu’au gouvernement. (...) Une révolution nouvelle, organisatrice et réparatrice, est nécessaire pour combler le vide creusé par la première.
[2]
Il rejette tout autant les théories communistes qui voient dans l’État un instrument de transformation sociale. La transformation sociale n’est pas à attendre de l’État mais de la société elle-même, par la base. Le gouvernement est de sa nature contre-révolutionnaire, ou il résiste, ou il opprime, ou il corrompt, ou il sévit. Le gouvernement ne sait, ne peut, ne voudra jamais autre chose. Mettez un saint Vincent de Paul au pouvoir : il y sera Guizot ou Talleyrand.
[3]
Cet antiétatisme, présent dans l’ensemble de l’œuvre de Proudhon, sera repris par Bakounine et l’ensemble du mouvement anarchiste, et c’est cette distinction entre révolution sociale et révolution politique qui amènera à la scission du mouvement socialiste en deux branches : les autoritaires et les libertaires.
Il restait une idole à détruire et Proudhon s’y emploie dans De la Justice dans la Révolution et dans L’Eglise. Cette idole, c’est Dieu et son propos n’est pas de le nier mais de le combattre comme un absolu extérieur à la société qui a toujours justifié tous les absolutismes : hier l’esclavage et le prince, aujourd’hui la propriété et l’État. (Bakounine reprend ce thème dans Dieu et l’État.)
N’étant pas à proprement parler un matérialiste, Proudhon ne rejette pas le mysticisme, pour lui inhérent à l’homme qui sent vaguement quelque chose au-dessus de lui (l’être collectif, la société). Il souhaite la réappropriation de cette mystique au profit de la société. Ce sera la Justice, non un absolu mais un idéal vers lequel il faut sans cesse tendre, tout en sachant qu’on ne l’atteindra jamais. Comme dira Camus, un siècle plus tard, dans le même esprit, il faut imaginer Sisyphe heureux.
[4]
Construire
Proudhon a mis l’accent sur le principe d’autorité, il l’a traqué sous ses différentes formes : Le Capital, dont l’analogue, dans l’ordre de la politique, est le Gouvernement, a pour synonyme, dans l’ordre de la religion, le Catholicisme. L’idée économique du capital, l’idée politique du gouvernement ou de l’autorité, l’idée théologique de l’Eglise, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles : attaquer l’une, c’est attaquer l’autre, ainsi que le savent parfaitement aujourd’hui tous les philosophes. Ce que le capital fait sur le travail, et l’État sur la liberté, l’Eglise l’opère à son tour sur l’intelligence. Cette trinité de l’absolutisme est fatale, dans la pratique comme dans la philosophie. Pour opprimer efficacement le peuple, il faut l’enchaîner à la fois dans son corps, dans sa volonté, dans sa raison.
[3]
Le mouvement anarchiste continuera dans cette voie mais il ne se cantonnera pas dans ce rôle critique et s’attachera au contraire à tracer la voie d’une nouvelle construction sociale, tout comme Proudhon qu’animait un esprit positif équilibrant parfaitement son tempérament polémiste. Nier, toujours nier, voilà notre méthode de construction en philosophie.
[5]
En 1843, sous l’influence dominante de la philosophie allemande, Proudhon publie De la création de l’ordre dans l’Humanité, dans lequel il tente de définir une méthode d’analyse : la dialectique sérielle. Cette dialectique doit permettre d’analyser les contradictions de la société, ou couples antinomiques, qui représentent le mouvement, l’action, la liberté, ainsi que les grandes lignes ou séries qui organisent ces contradictions. Cette dialectique proudhonienne qui rejette la synthèse, artificielle en philosophie, gouvernementale en politique, fonde une philosophie du pluralisme, de l’équilibre et du mouvement. Les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d’une pile électrique ne se détruisent ; (...) le problème consiste à trouver non leur fusion, qui serait la mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable selon le développement même des sociétés.
[6]
Les divergences entre autoritaires et antiautoritaires dans la Première Internationale auront pour origine cette distinction entre deux philosophies, l’une pluraliste, l’autre gouvernementale. Marx ne s’y trompe d’ailleurs pas, lui qui avait déclaré, à propos du Premier Mémoire : L’ouvrage de Proudhon : Qu’est-ce que la Propriété ? est aussi important pour l’économie politique moderne que l’ouvrage de Sieyès : Qu’est-ce que le Tiers État ? pour la politique moderne
[7], car dès que Proudhon applique sa dialectique à l’analyse économique, dans Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, il réplique, dans son pamphlet Misère de la philosophie : Il (M. Proudhon) veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il n’est que le petit-bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail, entre l’économie politique et le communisme.
[8]
Cette philosophie du pluralisme va amener Proudhon à préconiser l’organisation économique sur une base mutuelliste et l’organisation politique sur une base fédéraliste. Cela implique de substituer le contrat à l’autorité, le tout dans un but de réciprocité. Le contrat proudhonien est une idée de base de la philosophie libertaire (cf. pacte associatif de la Fédération anarchiste) et il diffère totalement du contrat social de Rousseau, qui fonde l’État en droit.
Chez Proudhon, il ne doit pas donner d’autre obligation que celle résultant de l’engagement, il doit donner plus de bien-être et de liberté aux contractants, il doit être librement débattu et individuellement consenti, enfin concernant à la fois l’organisation économique et l’organisation politique, il doit dissoudre la seconde dans la première : Dissolution du gouvernement dans l’organisation économique.
[2]
Du fédéralisme économique au fédéralisme politique
Transporté dans la sphère politique, ce que nous avons appelé jusqu’à présent mutuellisme ou garantisme prend le nom de fédéralisme. Dans une simple synonymie nous est donnée la révolution tout entière, politique et économique.
[9]
L’organisation de la production est basée sur la libre entreprise dans le système libéral ou sur l’étatisation dans le système communiste (cf. Louis Blanc, L’organisation du travail, 1840). Dans le système proudhonien, elle sera l’œuvre des producteurs et le résultat de leurs échanges sur la base de la réciprocité.
Proudhon distingue trois types d’unités de production :
- l’exploitation familiale dans l’agriculture, où une famille bénéficie de la possession de la surface qu’elle peut cultiver. Ces exploitations peuvent se fédérer par paliers jusqu’à la fédération agricole nationale ;
- les petits ateliers d’artisanat où chaque travailleur maîtrise l’ensemble de la production ;
- enfin les grandes unités de production industrielle où Proudhon propose une propriété collective et indivise, une socialisation par la création d’associations ouvrières qui se fédéreront pour former la fédération industrielle.
Dans ces grandes unités de production, la gestion sera collective, pour combattre les effets négatifs de la parcellisation du travail, le travailleur devra remplir successivement toutes les fonctions et enfin la formation et l’éducation de chacun sera à la charge de l’entreprise pour faire du producteur un être complet et en finir avec la séparation manuel/intellectuel. Le savant qui n’est que savant est une intelligence isolée, mutilée. On peut dire que, sous ce rapport, l’intelligence de l’ouvrier n’est pas seulement dans sa tête. Elle est aussi dans sa main.
[10]
Ces trois types d’unités de production, leurs principes d’organisation, leurs rapports d’échange, leurs garanties mutuelles, forment le fédéralisme économique qui est, sous différentes formes (mutuellisme proudhonien, collectivisme bakouninien, communisme libertaire, gestion directe), à la base des théories anarchistes. Nous en retrouvons l’application dans toutes les révolutions où les anarchistes pesèrent sur les événements, principalement en Ukraine pendant la révolution russe et dans l’expérience de socialisation menée par la CNT espagnole durant la guerre civile.
Annoncée dans Idée générale de la révolution au XIXe siècle et dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, la théorie fédéraliste de Proudhon sera exposée dans Du Principe fédératif, paru en 1862. Si Proudhon subordonne le politique à l’économique, c·est dire qu’il ne rejette pas le politique. Il va lui appliquer sa méthode d’unité dans la diversité.
L’unité de base de l’économie est l’atelier, dans l’ordre politique c’est la commune qui a autorité sur tout ce qui est de son domaine et, associée à d’autres communes, forme la région, elle-même ayant autorité sur son domaine et cela jusqu’à l’État fédéral et la confédération des États, État fédéral étant entendu dans le sens de fédération nationale. La période où Proudhon expose sa théorie fédéraliste est marquée par l’émergence de forts mouvements de nationalités soutenus par les démocrates, le mouvement pour l’unité italienne entre autres. Et Proudhon prend position contre l’unité italienne qui, pour lui, n’unifie pas mais uniformise, gomme les différences, synthétise en quelque sorte et surtout détourne du vrai problème :
Le nationalisme est le prétexte dont ils se servent pour esquiver la révolution économique.
[10]
Là encore, le mouvement anarchiste s’inspirera de cette analyse pour prendre position sur les problèmes de nationalité ou de régionalisme, avec le souci d’unir en respectant les différences et avec méfiance également devant certaines alliances contre-nature qui renvoient aux calendes grecques la révolution sociale. Le fédéralisme est son principe de fonctionnement dans le présent et c’est lui qui articule la société anarchiste chez l’ensemble des théoriciens libertaires.
Ce tour d’horizon sommaire de la pensée proudhonienne nous a fait passer en revue l’ensemble des principes libertaires. L’apport de Proudhon à l’anarchisme est indéniable. Si, depuis, plusieurs théoriciens ont apporté leur pierre à la pensée anarchiste, si l’évolution de la société a parfois nécessité d’avancer de nouveaux moyens, les principes généraux définis par Proudhon restent ceux de l’anarchisme contemporain. Le but est toujours là : associer le socialisme et la liberté. Un thème à l’ordre du jour !