Vivait en Argentine un docteur anglais, du nom de Creaghe, qui avait fait, là-bas, une petite fortune, et soutenait la propagande anarchiste. Venu en Europe pour revoir son pays, il passa par Paris et vint me voir. Nous causâmes de choses et d’autres. Et, au cours de la conversation, il posa sur la table la somme d’une livre anglaise pour la propagande. A un autre moment, il en allongea une autre. Et, ainsi de suite, une demi-douzaine de fois. Mais, même les meilleures choses ont une fin. Nous arrivâmes au bout de ce que nous avions à nous dire, et le don des pièces cessa aussi.
[1]
John O’Dwyer Creaghe était né en Irlande en 1841 [2] d’une famille assez aisée. Il étudia la médecine au Queens College, à Cork, et reçut en avril 1865 le diplôme de chirurgien délivré par le Royal College of Surgeons (Université royale des chirurgiens) de Dublin.
Pendant quelque temps il pratiqua la médecine à Mitchellstown, puis émigra aux États-Unis : en 1866, il vivait à Boston et fut reçu membre de la très renommée Société médicale du Massachusetts. En 1869, il retourna en Irlande et acquit les qualifications de docteur en médecine générale, puis de médecin accoucheur. Au début des années 1870, il pratiquait en Angleterre d’où il émigra de nouveau, en 1873 ou 1874, cette fois pour l’Argentine. Il s’installa d’abord à Navarro, dans la province de Buenos Aires, entre autres comme médecin de la police (!) chargé des autopsies. On ne sait rien sur ses vues politiques pendant cette période ; c’est seulement en 1888, semble-t-il, qu’il manifeste pour la première fois un intérêt politique, dans les articles d’un journal nommé La Verdad qu’il publie à Lujan. Il y préconise l’organisation syndicale des travailleurs.
Fin 1889, semble-t-il, il rentre pour la première fois en Angleterre et y passe quelque temps à Sheffield (janvier 1890), mais retourne bientôt à Buenos Aires. Le 19 septembre 1890 il part de nouveau pour l’Angleterre, cette fois pour y rester plus longtemps [3]. Fin octobre 1890, il s’installe à Attercliffe, un des quartiers misérables de Sheffield, et l’explique dans une lettre à un journal : J’offre mon conseil et mes services médicaux aux ouvriers pour six pentes parce que, comme anarchiste, je dois travailler parmi eux, parce que malgré tous les mauvais côtés de leur pauvreté, je préfère leur compagnie à celle des aisés, et parce que souvent ils ne peuvent même pas encore payer six pentes, suite au gaspillage dont ils sont les victimes perpétuelles.
Il y fut entre autres à l’initiative d’une campagne « contre les loyers » (No Rent), demandant aux ouvriers de ne pas payer de location ; bien sûr, il donna lui-même le bon exemple et établit une relation particulière avec l’huissier de « justice » qu’il attaqua même une fois avec un tisonnier. A partir de mars 1891 il y prépare un journal anarchiste, projeté d’abord sous le titre Red Flag of Anarchy (le Drapeau rouge de l’anarchie), mais publié finalement comme The Sheffield Anarchist (l’Anarchiste de Sheffield, 10 numéros, du 28 juin au 1er nov. 1891). Le 28 juillet 1891, il fut accusé (et condamné à une amende de vingt-cinq livres) aux assises de Leeds pour diffamation de sa loueuse qu’il avait, dans un article du Sheffield Anarchist, traitée entre autres de voleuse
. Cette affaire avait pour but de le chasser de Sheffield mais il sut l’exploiter non seulement pour une attaque au vitriol contre le juge et les juristes en général, mais aussi pour une propagande extrêmement efficace pour sa cause et sa personne.
Une autre campagne qu’il commença était dirigé contre le payement des impôts, il défend aussi de plus en plus énergiquement l’illégalisme, l’usage de la violence par les révolutionnaires et les ouvriers, la propagande par le fait
et l’insurrection à tout prix
. En novembre 1891, il part de Sheffield pour Liverpool ; de là, il se dirige quelques semaines après vers Burnley dans le Lancashire, une région de mines de charbon, Quand il quitte Sheffield, Creaghe croit l’anarchie assurée à Sheffield
. Quelques semaines plus tard, il n’y avait presque plus personne qui osait se manifester comme anarchiste à Sheffield, à cause d’une affaire devenue célèbre, « l’affaire de Walsall » : l’arrestation d’un groupe d’anarchistes pour fabrication de bombes. L’un d’entre eux était Fred Charles, qui avait publié, avec Creaghe, le Sheffield Anarchist. Le traître était un mouchard et un agent provocateur du nom d’Auguste Coulon, un Belge, confident entre autres de Louise Michel, avec laquelle il avait organisé l’École internationale de Londres, et dont Creaghe avait fait l’éloge maintes fois pour ses appels à la violence...
Creaghe retourna à Sheffield fin 1892, mais il n’y avait plus de « mouvement », et il part définitivement d’Angleterre au début de 1893. Par la France il va d’abord quelque temps en Espagne ; mais, à l’automne 1893, il séjourne de nouveau à Lujan en Argentine. Il y fut arrêté par la police début novembre (avec cinq autres anarchistes) au cours d’une réunion anarchiste et anticléricale [4]. A partir du 9 septembre 1894 paraît à Lujan sous la direction de Creaghe El Oprimido, uns des journaux anarchistes publiés en Argentine en cette période préconisant les efforts d’organisation. Le 1er novembre 1895, il transfère El Oprimido de Lujan à Buenos Aires, où le journal continue de paraître jusqu’au 14 mars 1897 (n°35) ; en janvier 1897, il publie en plus deux suppléments, La Inquisicion en Espana. Puis il décide, en accord avec les rédacteurs de La Revolucion Social et d’autres camarades, d’arrêter la publication : au lieu de ces deux périodiques, paraîtra à partir du 13 juin 1897 un autre qui deviendra la publication la plus importante de l’anarchisme argentin, La Protesta Humana.
Pendant les dix-huit années suivantes, Creaghe y participe au premier rang, comme collaborateur, rédacteur, administrateur et trésorier, et aussi comme l’un des principaux financiers. Il y participe en outre à bon nombre de polémiques contre les socialistes légalistes (ou autoritaires), contre les intellectuels et leur participation au mouvement ouvrier, contribue à des sujets médicaux et d’hygiène (il était après tout médecin, et non pas intellectuel), ainsi qu’à toute sorte de sujets concernant l’organisation, les questions de la stratégie anarchiste ou la politique en général. Conçu comme hebdomadaire, La Protesta Humana paraît, faute de moyens, d’abord bimensuellement, puis chaque semaine, puis de nouveau tous les quinze jours, avec des interruptions à cause des persécutions. A partir du 7 novembre 1903, on change le titre en La Protesta. Peu après, Creaghe achète une imprimerie pour rendre le journal plus indépendant et éviter les changements continuels d’imprimeurs, et c’est largement grâce à ses efforts que, à partir du 1er avril 1904 (n°257), La Protesta devient quotidien. A part ses activités d’administrateur et de collaborateur du journal, il trouve encore le temps de lancer l’initiative d’une école laïque du « type Ferrer » à Lujan, dédiée à l’éducation civile du peuple
[5]. En août 1908, il propose dans La Protesta que la famille de chaque abonné du quotidien (ou qui que ce soit désigné faute d’une famille), en cas de décès de l’abonné touche dix fois la somme payée comme abonnement au journal...
Le 14 novembre 1909, Simon Radowitzky, un jeune anarchiste d’origine polonaise, tue Ramon Falcon, le chef de la police de Buenos Aires, et son secrétaire avec une bombe. Le lendemain, la rédaction et l’imprimerie de La Protesta furent attaquées et partiellement détruites, le journal dut suspendre sa publication jusqu’au 16 janvier 1910. Le 14 mai 1910, l’imprimerie est incendiée et, l’année suivante, La Protesta paraît où à Montevideo où clandestinement à Buenos Aires. A l’âge de soixante-dix ans, soit découragé par l’état des choses en Argentine, soit enthousiasmé par les nouvelles sur la Révolution mexicaine, Creaghe décide de partir de Buenos Aires en septembre 1911 et se rend (par le Mexique) à Los Angeles. Il y rejoint l’équipe de Regeneración, et on y trouve au cours de 1912, à maintes reprises, de grandes annonces insérées par la rédaction recommandant notre cher camarade Juan Creaghe, docteur en médecine et chirurgie, diplômé de l’Université d’Irlande et de Buenos Aires (...) cet ancien plein d’abnégation (...) à tous les camarades et particulièrement aux Mexicains
[6] A plusieurs reprises, il semble avoir voyagé au Mexique pour y rencontrer des révolutionnaires et même, d’après un rapport, pour approvisionner en armes des groupes. Fin 1913 (ou en 1915 ?), il rentre pour quelque temps en Argentine mais, un ou deux ans après, retourne aux États-Unis, d’abord en Californie, puis dans les environs de Washington. Il semble qu’il tombe malade vers 1918 et perd la tête ; il meurt le 19 février 1920 au Western Hospital à Washington.