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La Casa del Obrero Mundial

mardi 30 août 2022, par OLT (CC by-nc-sa)

Renaissance d’un mouvement ouvrier d’action directe et d’inspiration anarcho­syndicaliste, la Casa del Obrero Mundial perdra son âme dans une alliance avec une fraction en lutte pour la conquête du pouvoir. Ce reniement des doctrines au profit d’un opportunisme tactique peut servir d’exemple à méditer.

Durant le règne de Dìaz, le Mexique connaît un relatif essor industriel du principalement à la création de che­mins de fer et à l’exploitation minière des ressources mexicaines par des compagnies nord-américaines. Dans un pays où jusqu’alors seul le secteur du textile était vraiment développé, on assiste à l’apparition d’une classe ouvrière qui, bien que récente et très isolée, n’en a pas moins son existence propre. C’est dans ces secteurs mo­dernes que va se produire une rup­ture avec le paternalisme du dictateur Dìaz.

De Cananea à Rio Blanco

Grève de Cananea

Généralement considérées comme symboles de cette rupture et annon­ciatrices de la Révolution mexicaine, les grèves de Cananea (1906) et de Rio Blanco (1907) eurent un impact considérable sur le mouvement ou­vrier naissant. Même si on ne peut pas expliquer ces grèves uniquement par la propagande des militants proches du Parti libéral mexicain, il est certain que, tant à Cananea qu’à Rio Blanco, ils y jouèrent un rôle important. Dans les années qui précé­dèrent la révolution, les militants du PLM, convaincus de la nécessité d’une insurrection, se livrèrent à un travail de propagande intense. Avec l’aide des IWW, les militants du PLM et Regeneracíon circulent dans les centres industriels de la frontière nord-américaine et du Mexique. C’est dans ce contexte qu’en 1905 José Lopez, Enrique Bermudez et Antonio de P. Araujo arrivent dans le com­plexe minier le plus important du Mexique : les mines de cuivre de Cananea. Inquiété par la présence de ces agitateurs, Green, le directeur de la Cananea Consolidated, les fait menacer de mort. Ceux-ci doivent s’enfuir avec l’aide de la Western Federation of Miners (IWW), non sans avoir pris auparavant contact avec Estebán Baca Calderón et Manuel M. Diéguez pour le PLM. 

Dès janvier 1906, ces deux mineurs fondent l’Union Liberal Humanidad, suivie par la création du Club libéral de Cananea par Lázaro Gutiérrez de Lara et Enrique Bermudez, deux autres militants proches du PLM. Ces deux organisations propageront les idées du PLM dans toute la région ; aussi, à l’annonce d’une aug­mentation de travail sans hausse de salaire, les mineurs demandèrent-ils à Manuel Diéguez et Estebán Baca Calderón de diriger la grève. Celle-ci se soldera par un échec sanglant : plu­sieurs morts et une centaine d’arres­tations. Parmi les revendications des mineurs de Cananea, dont bon nom­bre seront reprises dans le pro­gramme du PLM de 1906, se trou­vaient la journée de huit heures (une première au Mexique) et le salaire égal entre travailleurs mexicains et travailleurs nord-américains. Le gou­verneur du Sonora ayant accepté l’aide de deux cents volontaires amé­ricains, le sentiment anti-américain des ouvriers exploités par des capi­taux étrangers en fut renforcé, et Dìaz, considéré comme responsable de cette trahison, perdit à cette occasion beaucoup de son prestige.

Grève de Rio Blanco

La grève de Rio Blanco, dans la zone textile de Veracruz, sera elle aussi tragique. Probablement pour contrer l’activité des Cercles d’ou­vriers libres créés à Rio Blanco et Puebla par des militants proches du PLM : José Neira, Andres Mota et Juan Olivares ; les industriels s’orga­nisent dans le Cercle industriel mexicain. Alors que les mili­tants du PLM mènent, avec leur revue La Revolución social, un in­tense travail de propagande, les industriels publient début décembre un règlement particulière­ment défavorable aux ouvriers, provo­quant une grève le 4 décembre 1906. Les industriels s’entêtent et ripostent par un lock-out, il s’ensuit une émeute le 7 janvier 1907. Les ouvriers sans travail ni secours seront durement réprimés par les troupes fédérales plusieurs morts et blessés, une centaine d’arrestations et des exécutions. Díaz, qui avait essayé de se poser en arbitre dans ce conflit entre le travail et le capital, y perdra le peu de crédit qui lui restait. On retrouvera d’ailleurs par la suite nombre d’an­ciens grévistes de Cananea et de Rio Blanco dans les rangs des insurgés du PLM. 

Dans ces années prérévolution­naires, les militants du PLM seront à l’origine de pratiquement toutes les tentatives insurrectionnelles. Et c’est souvent parmi les ouvriers des mines et des centres industriels que longeait le chemin de fer —ainsi que parmi les immigrés mexicains travaillant aux États-Unis— que le PLM trouvera des militants. De nombreuses lettres alarmées, envoyées à Díaz par ses agents opérant aux États-Unis, attes­tent de l’influence du PLM dans les milieux de l’immigration ouvrière mexicaine. De même, la police trou­vera souvent des explosifs du type de ceux utilisés par les mineurs dans les caches du PLM. Par la diffusion de Regeneracíon et la création de sociétés ouvrières, les militants du PLM firent un travail énorme de propa­gande au sein du mouvement ouvrier naissant. Travail dont on retrouvera souvent des traces dans les comporte­ments de nombre de généraux révolu­tionnaires durant la Révolution mexi­caine (distributions sauvages de terres, lois sociales, etc.).

Création de la Casa del Obrero

descriptif

Après l’arrivée au pouvoir de Madero, bien que celui-ci déclare aux ouvriers du textile de Metepec (Puebla) que le progrès ne doit être interrompu par aucun mouvement de grève, et que les lois anti-ouvrières datant de Juarez restent en vigueur, une liberté relative permet aux ouvriers de s’organiser. Et, quelques années plus tard, malgré l’expulsion de l’anarchiste colombien Juan Francisco Moncaleano, alors qu’il s’apprêtait à organiser la première école rationaliste mexicaine et une centrale ouvrière, les militants liber­taires regroupés autour du groupe et de la revue Luz seront à l’origine de la création de la Casa del Obrero Mun­dial. Cette centrale regroupe, en 1912, les corporations des tailleurs, des cor­donniers, des charpentiers, des typo­graphes, des peintres et des tailleurs de pierre ; puis, en 1914, des maçons, des chauffeurs de taxi, des conduc­teurs de camion et de tramway, des plombiers, des employés de restau­rant, des relieurs, etc.

Dirigeants de la Casa del Obrero, organisateurs de la première célébration du 1er mai 1913.
descriptif

Après l’assassinat de Madero et la prise du pouvoir par le général Victoriano Huerta, en février 1913, la célébration du 1er Mai (la première fois au Mexique) donne l’occasion à la Casa del Obrero de s’opposer au nou­veau gouvernement dans un théâtre de la capitale. En dépit des risques encourus par ses militants, la Casa del Obrero Mundial organise le 25 mai, un grand meeting autour du monument au mort de Benito Juarez. A cette occasion,Antonio Díaz Soto y Gama déclare que (le peuple) renver­serait, venant du nord ou du sud, le gouvernement parjure et vil qui s’était intronisé au Mexique pour la grande honte de notre histoire. Et, jusqu’au mois de mai 1914, où elle est fermée par la police et la plupart de ses dirigeants emprisonnés, la Casa del Obrero Mundial réussit à poursuivre ses activités malgré la répression. Le 18 juillet, Jacinto Huitron, un mili­tant du groupe Luz, écrivait à Alexandre Shapiro (secrétaire du congrès anarchiste international qui devait se tenir à Londres du 28 août au 2 septembre) : La Casa del Obrero Mundial de cette région (nettement anarchiste) s’est occupée du problème de la confédération syndicaliste ; mais les circonstances politiques du pays ont empêché notre travail, entre autres raisons parce que le gouvernement du général Huerta a fermé notre salle de réunion et notre journal. C’est ainsi que depuis deux mois nous n’avons pas pu agir collectivement et c’est à peine si des camarades sont allés dans les rangs révolutionnaires.

Malgré son manifeste du 2 juin 1913 condamnant toute participation à la vie politique et adoptant le prin­cipe de l’action directe comme moyen de lutte, des membres de la Casa del Obrero Mundial passent, après la chute du général Huerta, un pacte avec le gouvernement de Carranza le 12 février 1915. Cette alliance mar­quera l’histoire du mouvement ouvrier mexicain et l’on peut y voir les prémices de ce que sera la CROM quelques années plus tard : une véri­table courroie de transmission du pou­voir. Malgré tout, nombre de militants n’accepteront pas cette alliance, tel Elos Armenta (membre du groupe Luz) : La Casa del Obrero Mundial a été organisée en fédérations syndicales et écoles rationalistes, suivant la méthode syndicaliste révolutionnaire de la fédération générale française. On exigeait des membres qu’ils s’engagent à ne jamais prendre une part active dans la politique ou la vie militaire... Le 17 (sic) février 1915, la Casa del Obrero Mundial représentée par soixante-sept dirigeants et Carranza représenté par Zurbaran signèrent une alliance : Carranza leur cédait le couvent de Santa Brigida et 500 000 pesos, pour lesquels, en violation de tous les principes, ils payèrent chère­ment à Celaya et à l’Ebano, avec le sang ouvrier, des bataillons qui fina­lement donnèrent la victoire à Carranza... Je n’ai pas signé le pacte et cela m’a valu 183 jours au secret dans les cachots de Veracruz, puis l’expulsion du pays.

"Bataillon rouge"

Notons que, mis à part quelques personnalités, c’est surtout dans les zones où la propagande du PLM avait été importante (cheminots, ouvriers du textile, etc.) que l’opposi­tion à ce pacte fut forte, et parfois vio­lente, comme à Orizaba (quartier général des Bataillons rouges) où les ouvriers des filatures de Rio Blanco se heurtèrent aux partisans de la colla­boration avec Carranza. De cette collaboration, qui allait durer près d’un an, Carranza obtint six Bataillons rouges qu’il utilisa contre Villa et Zapata. En échange, la Casa del Obrero Mundial reçut 500 000 pesos, l’ancien Jockey Club et la liberté d’or­ganiser trente-deux filiales en pro­vince. Accord que le typographe Rosendo Salazar, l’un des signataires du pacte explique ainsi : Nous avons entendu la voix du devoir et notre patriotisme de Mexicains nous a déci­dés à nous mettre au service du peuple.

Cette collaboration n’empêchera pas le gouvernement de Carranza de faire réprimer par l’armée les grèves que les militants de la Casa del Obrero Mundial tentèrent de mener en juillet 1916 contre le paiement en papier monnaie sans cesse dévalué. Le général Pablo Gonzalez, qui fit fer­mer la Casa et cesser la parution de ses journaux, déclara à la presse : Si la révolution a combattu la tyrannie capitaliste, ce n’est pas pour recon­naître la tyrannie du prolétariat, et c’est la tyrannie que veulent établir les ouvriers ; et tout particulièrement ceux de la Casa del Obrero Mundial qui, non contents des concessions qui leur ont été faites, non contents des béné­fices obtenus, multiplient et exagèrent leurs revendications et vont jusqu’à se livrer à de violents reproches contre les autorités constitutionnalistes qui ont toujours été leur allié résolu et leur plus ferme soutien. S’appuyant sur une loi datant de 1862, Carranza fait définitivement fermer la Casa del Obrero Mundial le 4 août 1916.

 

Le 17 février 1915, le pacte était signé entre la Casa del Obrero Mundial et le carrancisme. En voici le texte [1] :

Manifeste : Camarades, vous savez tous quel a été le programme de lutte de la Casa del Obrero Mundial jusqu’au 10 de ce mois, quand, réunis soixante-six de ses membres et après une discussion longue et réfléchie, il fut décidé de suspendre l’organisation profession­nelle syndicaliste et d’entamer une nouvelle phase d’activité ; cela à cause de l’urgente nécessité d’accé­lérer et d’intensifier la révolution qui est ce qu’il y a de plus proche des idéaux et aspirations partagées de tous : l’amélioration des condi­tions économiques et sociales qui a servi d’orientation pour les organi­sations de résistance à l’oppression capitaliste..., nous avons toujours condamné la participation des ou­vriers aux mouvements armés, à cause de l’expérience trop longue de trop nombreux échecs, de caudillos qui, abusant de la crédulité popu­laire, ont su s’entourer de partisans prêts à faire le sacrifice de leur vie à une cause apparemment profitable ; nous avons toujours soutenu que seul l’effort collectif des travailleurs, au sein des syndicats professionnels, pourra nous rapprocher lentement mais sûrement du but poursuivi..., mais aujourd’hui, face à la menace d’anéantissement terrible, par la guerre et la faim, qui pèse sur la plèbe exploitée des champs, des usines et des ateliers, il est nécessaire de faire résolument face et une fois pour toutes, contre l’unique ennemi commun : la bourgeoisie et ses alliés immédiats, le militarisme professionnel et le clergé...
Assez de doctrines qui ne font qu’aider la réaction dans sa résis­tance au progrès que nous devons être les premiers à fomenter et soutenir. Nous avons enfin l’occasion de jeter le gant à nos infâmes bour­reaux, collaborant de la voix et du geste avec la Révolution qui n’a pas transigé et a su les punir, prenant ainsi à son compte les droits offen­sés de la multitude éternellement opprimée... La Casa del Obrero Mundial n’appelle pas les travailleurs à former des groupes d’inconscients pour les militariser et les conduire, aveugles, au combat pour le bénéfice de quelques auda­cieux qui les poussent à l’abattoir pour satisfaire leurs ambitions sans bornes ; elle ne veut pas d’incondi­tionnels abjects qui suivent le chef qui les fanatise... Elle réclame la coopération de tous ses frères pour sauver les intérêts de la communauté ouvrière.
Suivent les huit articles du pacte :
Article premier. Le gouvernement constitutionnel réaffirme sa résolution, fondée sur le décret du 4 décembre 1914 [2], d’améliorer, par les lois appropriées, le sort des tra­vailleurs, promulguant au cours de la lutte toutes les lois qui seront nécessaires.
Article 2. Les ouvriers de la Casa del Obrero Mundial, en vue de hâter le triomphe de la révolution constitutionnaliste et d’intensifier les idéaux touchant aux réformes sociales... affirment la résolution prise de collaborer de manière pra­tique et effective au triomphe de la révolution, en prenant les armes, soit pour servir de garnisons dans les centres aux mains du gouverne­ment constitutionnel, soit pour com­battre la réaction.
Article 3. Pour l’exécution des clauses prévues par les deux premiers articles, le gouvernement constitutionnel prendra en considé­ration les réclamations justes des travailleurs, avec la sollicitude dont il a toujours fait preuve...
Article 4. Dans les villes occupées par l’armée constitutionnaliste, et quand cela répondra aux nécessités de la campagne militaire, les travailleurs seront organisés par le commandement militaire de la place pour assurer la protection de la place et le maintien de l’ordre. Au cas où il faudrait évacuer la place, le gouvernement constitutionnaliste... doit prévenir les ouvriers et leur fournir les moyens de se replier... et les moyens de subsistance.
Article 5. Les ouvriers de la Casa del Obrero Mundial doivent établir des listes, dans chaque ville où ils sont organisés, de tous les compagnons qui s’engagent solennellement à appliquer l’article 2. Ces listes devront être envoyées le plus vite possible au Premier Chef de l’armée constitutionnaliste pour qu’il sache combien d’ouvriers sont prêts à prendre les armes.
Article 6. Les ouvriers de la Casa del Obrero Mundial feront de la propagande active pour gagner la sympathie de tous les ouvriers de la République à la cause du gouverne­ment en montrant les avantages de rejoindre la révolution, car cela per­met d’obtenir les améliorations qu’ils poursuivent dans leurs organi­sations.
Article 7. Les ouvriers établiront des centres et des comités révo­lutionnaires partout où ils le juge­ront bon. Les comités, en plus de la propagande, surveilleront l’organi­sation de groupes syndicaux et leur collaboration à la cause constitutionnaliste.
Article 8. Les ouvriers qui prendront les armes... seront tous appelés rouges.
A Veracruz, le 12 février 1915, signé par Rafael Zurbaran Capmany, ministre de l’Intérieur de Carranza et huit dirigeants de la Casa del Obrero Mundial.

Portfolio


[1La Voz de la revolucion, Merida, 15 juillet 1916 , Rosendo Salazar y José G. Escobedo , Las pugnas de la gleba, Mexico, 1923, pp 98 et SUIV.

[2Codification des décrets promulgués par les chefs constitutionnalistes.