Accueil > Editions & Publications > Itinéraire - Une vie, une pensée > Itinéraire - Une vie, une pensée n°9/10 : « Ricardo Flores Magón » > Enrique Flores Magón

Enrique Flores Magón

Enrique Flores Magón le 4 mars 1923 (Ciudad Juárez au nord de l’État de Chihuahua au Mexique).

vendredi 5 septembre 2025, par Liberto Domingo (CC by-nc-sa)

Fidèle compagnon de son frère, la stature de Ricardo a tendance à l’éclipser. Et pourtant, s’il n’a pas ses talents d’écrivain, c’est un organisateur hors de pair et un orateur polyglotte.

Enrique est né le 13 avril 1877 à Teotitlán del Camino, district de Cuicatlan, dans l’État d’Oaxaca. En 1891, à l’âge de 14 ans, il trouve du travail comme apprenti tapissier et, le soir, il étudie pour devenir comptable public et auditeur de justice. Il prononce en mars 1892, sur la place El Zócalo [1], une diatribe contre la réélection de Porfirio Díaz, tout en attaquant violemment l’Église. En mai 1892, il participe à la manifestation anti-réélectionniste organisée par les étudiants et appuyée par le peuple. A 19 ans, en 1896, il obtient son diplôme de comptable et poursuit le soir ses cours de droit. Après avoir économisé suffisamment, il participe à l’achat de matériel d’imprimerie et le 7 août 1900, enfin, le journal Regeneración peut voir le jour. Enrique écrit le premier article qui attaque de front Porfirio Díaz.

En mai 1901, pendant l’incarcération de Ricardo et de Jesús, ses deux frères, Enrique continue de publier Regeneración avec l’appui de son camarade Eugenio Arnoux. Regeneración disparu, Ricardo et Enrique rachètent l’hebdomadaire satirique de Mexico, El Hijo del Ahuizote, à Daniel Cabrera. Ils le transforment en journal de combat contre Porfirio Díaz et, au bout de quatre mois, son tirage atteint 26 000 exemplaires. Le 21 mars 1902, avec des milliers de personnes, Enrique et Ricardo participent à la commémoration de la naissance de Benito Juárez, le héros national mexicain qui combattit l’Église et l’armée française, également l’un des fondateurs de la Constitution de 1857.

Cette même année 1902, Enrique s’enrôle dans la Secunda Reserva [2] comme soldat, pour l’observer de l’intérieur. Finalement, il découvre qu’elle doit servir à fomenter un coup d’État contre Díaz. Dans la seconde édition d’El Hijo del Ahuizote, il dénonce le complot qui se trame. Ricardo et Enrique sont arrêtés et amenés d’abord à la caserne du 24e bataillon, puis à la prison de Santiago Tlaltelolco. Ils sont jetés dans des cellules appelées cartucheras. Ils en sortent au bout de neuf mois.

Le 5 février 1903, jour anniversaire de la Constitution de 1857, Enrique propose de suspendre un immense calicot, bordé de noir en signe de deuil, sur la façade d’El Hijo del Ahuizote. Dessus, il est écrit : La Constitution est morte. Ce jour-là, du matin au soir, la foule s’entasse devant et ce rassemblement se transforme en manifestation anti-porfiriste. Lors du défilé du 2 avril 1903 [3], Enrique harangue le peuple, lui rappelant ses droits. Il lui demande d’assister à un meeting qui aura lieu deux jours après au théâtre Hidalgo, rue Regina ; le but de cette réunion étant d’organiser l’opposition en créant le club Ponciano-Arriaga [4]. Lors de cette réunion, Enrique et Ricardo sont nommés secrétaires. Neuf jours plus tard, Enrique et Ricardo Flores Magón, Juan Sarabia, Santiago de la Vega et Alfonso Cravioto sont arrêtés par la police et incarcérés à la terrible prison de Belén. Chacun d’eux fut isolé dans une cellule. Une nuit, Enrique put entrer en communication avec un prisonnier de droit commun. Ils sympathisèrent et, grâce à lui, il réussit à correspondre avec ses compagnons de l’extérieur et à recevoir de quoi écrire. Son premier article, écrit depuis la prison, sera pour défendre les indiens Yaquis qui sont dépossédés de leurs terres et massacrés par l’armée mexicaine. Ils sortent de la prison de Belén à la fin de l’année 1903.

Départ pour les États-Unis

En janvier 1904, après avoir vendu une machine à écrire, ils réussissent à prendre le train en direction de Laredo (Texas). Là, Enrique livre du bois et du charbon pour un commerçant de combustibles, fauche des prés, transporte des briques sur un chantier... Ils décident de s’installer à San Antonio (Texas). Enrique écrit un article dans Regeneración dénonçant le recrutement et l’esclavage des travailleurs dans les plantations de tabac de la Valle Nacional, près de Mexico. Après avoir mis en fuite un Mexicain chargé par Díaz d’assassiner les frères Magón, celui-ci le dénonce à la police et il est arrêté. Lors du procès, grâce aux témoignages de Ricardo, Juan Sarabia et de leurs partisans à San Antonio, il est remis en liberté.

En février 1905, Ricardo et Juan partent pour Saint Louis (Missouri) chercher un local pour accueillir l’atelier d’imprimerie. Après cela, Enrique les rejoint mais, entre temps, il est condamné par la cour de justice de San Antonio à trois mois de prison, à payer soixante-quinze dollars d’amende, plus les frais de justice. Fin septembre 1905, ils sont prévenus par Jorge Carrasco qui travaille au consulat du Mexique qu’un mauvais coup se trame contre eux par l’intermédiaire de l’agence Pinkerton de Saint Louis. Enrique, Ricardo et leurs compagnons s’enfuient pour Toronto, par la route de Détroit. Dans cette ville, ils louent une maison et prennent des noms d’emprunt. Ils informent les responsables des groupes au Mexique d’adresser le courrier à Pietro Caducci qui n’est autre qu’Enrique Flores Magón. Cette années 1905, Enrique épouse Teresa Arteaga qui sera la messagère de Ricardo, portant ses articles de la prison au journal Revolución. En 1908, elle deviendra déléguée générale de la Junte organisatrice du Parti libéral mexicain.

En mai 1906, à Montréal, ils concentrent toute leur énergie à pré-parer des groupes armés dont la direction est assurée par Ricardo, Enrique et Juan Sarabia. Un jour du mois d’août, Ricardo et Juan partent pour El Paso préparer l’insurrection qui doit avoir lieu. Enrique, lui, reste pour s’occuper de la correspondance. Lorsqu’il s’aperçoit que deux détectives de l’agence Pinkerton le recherchent, il s’enfuit à travers bois et devient bûcheron. Il traverse le Canada et travaille comme marchand de bois, compositeur d’imprimerie, charpentier, tapissier, garçon de ferme, électricien. Quand Ricardo lui écrit que des officiers de l’année mexicaine, le capitaine Jimenez Castro et le lieutenant Zeferino Reyes, lui ont offert leurs services, Enrique lui répond : N’aie pas confiance dans des officiers de l’armée. Ne t’expose pas (...) [5]. Malgré cet avertissement, Ricardo confie les plans de l’insurrection qui devait avoir lieu le 30 septembre. Le 29 septembre, le dictateur Díaz donne un coup fatal au Parti libéral mexicain. Arrivé à New-York, Enrique trouve un emploi comme installateur électricien dans l’immeuble Singer en construction.

Le 7 août 1907, Ricardo, Librado Rivera et Antonio I. Villareal sont arrêtés à Los Angeles. Alors, Enrique, vivant d’expédients, traverse le pays pour rejoindre cette ville. Il y arrive le 7 novembre et poursuit l’édition du journal Revolución qui remplaçait temporairement Regeneración. Pendant huit longs mois, il restructure le Parti libéral mexicain. Il forme soixante-quatre groupes et conclut un pacte d’alliance avec les indiens Yaquis, commandés par le chef Sibalaume. Il part pour El Paso et y retrouve Práx (Práxedis G. Guerrero). Ils décident en juillet 1908 de partir à dix et d’attaquer la garnison de Paloma. Lors de l’attaque, Práx est blessé grièvement au pied. Ils s’enfuient tous deux et errent à travers le désert. Pendant ce temps, leurs partisans qui arrivent à El Paso, ne les trouvant pas, perdent confiance et retournent au Mexique. Práx et Enrique décident de se rendre jusqu’à Albuquerque au Nouveau-Mexique. Sous les noms de Julio Moran et de Pablo Castillo, ils l’atteignent en août 1908. Là, Enrique travaille comme aide-maçon, puis comme ouvrier, dans une fabrique de blocs de ciment.

En décembre 1908, le pied de Práxedis G. Guerrero guérissant, ils partent pour Los Angeles, ville dans laquelle sont détenus Ricardo, Librado Rivera et Villareal. Malgré leurs efforts pour les libérer, ils échouent. Alors Práxedis part réorganiser les groupes de militants dans le sud et Enrique s’en va à San Francisco. Son premier travail sera dans la voirie de la ville, à manier la pelle et la pioche. Puis, il entre comme ouvrier dans une usine de l’American Can Company. Il y devient mécanicien superviseur. Après ses heures de travail, il écrit de multiples articles dans les journaux américains tels qu’Industrial Worker ou Solidarity.

1910 - Librado Rivera et Enrique Flores Magón.

Les promesses de Madero

En septembre 1910, il quitte San Francisco. Madero se met en contact avec eux en février 1911, par l’intermédiaire de leur frère Jesús. D’après Enrique Flores Magón [6], Madero propose contre leur ralliement le poste de vice-président du Mexique à Ricardo et celui de secrétaire de l’Intérieur à Enrique. Ils refusent toute compromission. Avec la Junte organisatrice du P.L.M., ils décident d’occuper la Basse-Californie. Au printemps 1911, ils sont appelés devant la Cour fédérale de justice de Los Angeles, sous l’accusation de violation de la neutralité politique. Ils restent en prison préventive pendant un an. Le 4 juillet 1912, jour anniversaire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, ils sont condamnés à deux ans de prison et transférés au pénitencier de l’île Mac Neil. Là, en accord avec Ricardo, Enrique adresse une lettre à Teresa, son épouse, ordonnant à leurs parti-sans qu’ils rejoignent les forces rebelles de Madero, Villa, Zapata et Orozco, cela afin de répandre les idées du P.L.M. 

Ils sont libérés en avril 1914. Après avoir été escortés jusqu’à Tacoma par une délégation de travailleurs, ceux-ci les amènent à Seatle où ils participent à un meeting. Enrique y parle pendant deux heures, développant le programme du P.L.M. autour du thème « Terre, Liberté et Justice ». Pendant quatre mois, sur la côte occidentale, Enrique grâce à ses connaissances linguistiques (anglais, espagnol, français, italien, portugais) devient le principal orateur d’une tournée de meetings. Ils reviennent de nouveau à Los Angeles, en août 1914, et établissent une communauté à Edentale, près de Silver Lake. Enrique devient machiniste à l’usine de la Van Vorst Manufacturing Company. Sa famille se compose alors de son épouse, de cinq enfants et d’un oncle. Un jour de mars 1916, ils sont arrêtés et amenés à la prison de Los Angeles. Enrique est déclaré coupable et condamné à trois ans de prison, Ricardo à un an. Grâce à une caution de 50 000 dollars versés pour chacun d’entre eux, ils sont libérés. Enrique retourne travailler à l’usine Van Vorst, à la communauté et à Regeneración.

Le 16 mai 1918, à la porte de l’usine, Esperanza (sa fille de treize ans) l’avertit qu’il doit se présenter au chef de la police de Los Angeles. En effet, son appel devant la Cour suprême des États-Unis est rejeté et il est envoyé au pénitencier de Leavenworth au Kansas. Là, il travaille très durement à un four à briques. C’est en racontant des contes populaires qu’Enrique gagne la confiance de la population pénale qui le prenait au début pour la réincarnation de Lucifer. Il devient alors un professeur officieux et donne des cours élémentaires d’histoire, d’économie, de science et de philosophie. Grâce à l’amitié de Mac Intyre, un gardien de prison irlandais qu’il convainc d’abandonner son travail de garde-chiourme, il fait fonction d’interprète et de traducteur. Puis il sympathise avec l’aumônier du pénitencier et devient superintendant de l’école d’espagnol. Les cours du soir se divisent en trois niveaux : élémentaire, moyen et supérieur. Enrique intervient à ce troisième niveau, les autres cours étant assurés par des socialistes et des membres des I.W.W. Enrique enseigne l’espagnol et le socialisme. L’histoire du meurtre d’Abel par Caïn devient dans son enseignement le premier crime perpétué au nom de la propriété privée.

Le 4 décembre 1919, il est interrogé par un inspecteur du service de l’immigration, Warren E. Long, qui veut lui faire avouer que le but secret du Parti libéral mexicain est de mettre en cause le gouvernement des États-Unis. Il apprend alors qu’il a perdu sa nationalité mexicaine car il a passé plus de dix ans en dehors du Mexique et, à la question : êtes-vous anarchiste ?, il se définit comme communiste-anarchiste : Par communiste-anarchiste j’entends la propriété collective de la richesse naturelle et sociale (...), garantir à tous le droit de travailler et de jouir de la totalité du produit de leur travail ; et ainsi assurer à tous le droit de réellement vivre et jouir de la vie (...). Ma forme de gouvernement serait la suivante : organisation des individus sur les lieux de production ; puis au niveau de chaque village, puis de chaque région ; de chaque région à ce que nous appelons aujourd’hui organisation nationale, pour constituer une forme de république. Quand d’autres pays suivront l’exemple, alors elle sera internationale (...) [7].

En 1920, M. Post, auxiliaire au secrétariat du Travail, bureau de l’Immigration, refuse la demande d’extradition d’Enrique Flores Magón au Mexique. Six mois après la sortie d’Enrique du pénitencier de Leavenworth, son frère Ricardo et Librado Rivera sont condamnés respectivement à vingt et quinze ans d’incarcération pour s’être opposés à la Première Guerre mondiale. En novembre 1922, Enrique dénonce l’assassinat de son frère Ricardo par « El Toro », capitaine des gardiens de la prison [8]. Le 1er mars 1923, Enrique est libéré de prison et retourne au Mexique où, avec sa compagne Teresa, il commence une tournée de propagande. Il accepte le transfert du corps de Ricardo au Mexique, par l’intermédiaire de l’Allianza de Trabajadores de Ferrocarrileros de la Repiiblica Mexicana, à laquelle se joindront tous les travailleurs du pays, la C.R.O.M. (Confederación Regional Obrera Mexicana) et la C.G.T. (Confederación General de Trabajadores). Après la révolution, Enrique Flores Magón continue à exercer ses activités de comptable public, d’auditeur de justice et d’avocat, ainsi que de journaliste.

Du 30 avril 1945 au 3 février 1947, Enrique Flores Magón publie ses mémoires sous le titre Anoranzas, dans le journal El Nacional. Il meurt en 1954 dans la ville de Mexico et, en 1958, les éditions du gouvernement mexicain publient le livre Combatimos la Tirania. Conversaciones con Enrique Flores Magón, qui regroupe une série d’entretiens avec Samuel Kaplan.


Octave Jahn (1869-1917)  



[1El Zócalo : immense place située dans la ville de Mexico où la grande cathédrale regarde de travers le Palais national.

[2C’est Bernardo Reyes, secrétaire d’État à la Guerre, quia mis sur pied cette Secunda Reserva constituée de 200 000 hommes, alors que l’armée régulière compte 60 000 hommes.

[3Célébration du 2 avril 1867, victoire de la ville de Puebla contre les conservateurs.

[4Ponciano Arriaga est l’un des fondateurs de la Constitution de 1857.

[5Enrique Flores Magón, Combatimos la Tirania, p. 183.

[6Id., ibid., p. 257.

[7Id., ibid., p. 309.

[8Id., ibid., pp. 318-319.