Comme tous les mouvements qui ne sont pas simplement conservateurs, les anarchistes aussi sont mus par la volonté de combattre les erreurs et les maux de la vie sociale présente. Mais nous ne nous contentons pas d’agir pour que ces maux s’atténuent, ou pour que d’autres les remplacent qui, en regard des premiers, seraient moins graves. Nous entendons en rechercher les causes exactes, profondes, et nous battre contre celles-ci jusqu’à leur destruction, de façon que ces erreurs et ces maux soient effacés pour toujours. En bref, nous croyons en avoir individualisé la cause majeure, l’instrument de leur perpétration, le véhicule de leur reproduction dans l’ensemble d’institutions et de rouages qui s’appelle l’État.
Et c’est pour cela que nous considérons l’État comme l’ennemi n°1 du peuple.
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Qu’est-ce que l’État ? Nous voyons, à la lumière de l’expérience quotidienne et de la connaissance de l’histoire, se répéter un cycle bien affligeant. La société humaine est divisée en deux grands groupes : celui des multitudes qui doivent obéir et celui des minorités qui veulent commander. La dernière se constitue en « pouvoir » pour défendre ses privilèges. Les multitudes aspirant, à la liberté, s’insurgent. A un moment donné, des groupes se forment qui agissent dans le sens de l’insurrection. Le pouvoir est alors conquis par ces groupes qui adaptent les institutions et le mécanisme de l’État à leur défense propre. C’est-à-dire qu’en fin de compte s’établit un nouveau fractionnement de la société qui devient différente de la précédente, mais se trouve néanmoins constituée de nombreux serfs et de peu de Maîtres. Et l’État est partout présent pour garantir la nouvelle stabilité.
L’État n’est pas une entité abstraite qui existe dans un certain sens par lui-même, au-dessus et presque en dehors des hommes et des femmes vivants qui constituent la seule réalité du corps social. Au contraire, c’est quelque chose de très concret. C’est l’ensemble constitué pour une partie par le gouvernement, c’est-à-dire par les ministres, les députés, les juges, les policiers, les gardiens de prison, les agents du fisc, etc., pour l’autre partie, des noyaux sociaux qui décident au départ de la constitution du gouvernement même, c’est-à-dire les gros propriétaires industriels, le haut clergé, les militaires de haut grade, toutes les castes privilégiées qui pèsent sur le menu peuple et le rejettent en fait hors de la conduite des affaires publiques, même quand elles lui consentent l’illusion d’y participer.
L’État perd ainsi les attributs éthiques qu’ont cherché à lui donner certains philosophes théoriciens, il se dépouille des oripeaux dont l’ont vêtu certains rhéteurs politiques. Il montre son vrai visage : instrument de proie garanti que se disputent les pirates, ceux qui sont au pouvoir et ceux qui aspirent à s’en emparer.
L’État est l’expression des plus basses passions humaines, qui maintient les hommes sur un plan zoologique. Et il s’identifie, dans toute situation historique donnée, avec les groupes antilibertaires qui maintiennent les multitudes dans l’oppression.
Le tableau est sombre, mais vrai. Et rien d’essentiel ne change quand les maîtres de l’État sont remplacés par d’autres ou lorsque les méthodes de leur prédominance sont modifiées. Qu’il s’agisse d’autocratie, de bureaucratie, de technocratie, nous avons toujours une minorité qui s’arroge le droit de décider et d’imposer à tous des modes et des conditions de vie qui assurent à cette minorité la permanence aux leviers de commande.
Il importe peu que son action soit animée de bonne ou de mauvaise foi, que chaque gouvernant ait plus ou moins conscience d’agir contre la liberté du peuple. Même quand (cas très rare dans l’histoire) certains gouvernants se proposent honnêtement de respecter la liberté du peuple comme en Italie, par exemple, avec Quintino Sella ou avec Parri, et en Amérique encore plus nettement avec Jefferson — ils sont portés fatalement à renforcer la constitution de la machine avec laquelle l’État agit sur les citoyens, contre les citoyens. Et il suffit que des groupes intéressés réussissent à leur substituer dans le gouvernement des hommes moins intelligents ou moins scrupuleux pour que l’État renforcé retourne naturellement à sa fonction antilibertaire.
Donc, on ne répétera jamais assez que l’État est l’ennemi n°1 de la liberté du peuple et aussi, par conséquent, de son bien-être, qui n’est pas seulement bien-être matériel, et qui ne peut naître et se développer que dans l’atmosphère vivifiante de la liberté.