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La Société sans Etat

mercredi 12 octobre 2022, par Giovanna Berneri (CC by-nc-sa)

En vérité, à part les adversaires de parti, bien des gens sont d’accord avec nous jusqu’ici. La critique semble persuasive, et quelle critique meilleure que celle fondée sur les faits ? Mais sur la voie du consentement, ils s’arrêtent, craintifs. Une interrogation qui paraît décisive les effraie : comment est-il possible d’imaginer une société sans une forme quelconque de gouvernement, si minime soit-elle, qui garantisse la liberté de chacun contre les empiètements du voisin et qui, par son tissu juridique, donne à tous le moyen d’aplanir, sans lutte violente, leurs divergences ?

On nous demande, avec un sourire satisfait : dites-nous donc comment sera votre société sans police et sans lois ? Et cette objection parait formidable, invincible, alors qu’elle n’est que puérile et simpliste.

Commençons par répondre en imaginant de parler à des femmes, à des mamans ou à de futures mamans. Lorsque vous incitez votre enfant à faire maladroitement ses premiers pas, sachant qu’il finira par tomber ou par donner de la tête contre un mur, que répondrez-vous à celui qui vous demanderait, avec le même sourire que nos contradicteurs : mais pourquoi ne munissez-vous pas votre bébé d’une paire de béquilles qui l’aiderait à marcher sans risque ?

Vous savez que votre fils doit apprendre à marcher en marchant. Vous savez que c’est seulement en marchant qu’il apprendra à marcher et que les béquilles, au lieu de l’aider, l’empêcheraient d’avancer. Vous savez que peu importe quelques égratignures, parce que c’est la seule façon pour lui de faire son apprentissage et de réussir peu à peu à se tenir droit sur ses petites jambes et à en coordonner les mouvements.

Ainsi disons-nous — en changeant ce qui doit être changé —étendons le raisonnement concernant le bébé à l’homme.

Toute intervention extérieure, au reste, enlève à la vie sociale l’apport spontané de tous. Un grand nombre de personnes, sachant qu’un « gouvernement » — que d’autres, en somme — s’occupe des problèmes sociaux, sont portées, par l’habitude de l’asservissement à s’en désintéresser. C’est pour cela que tout va mal. Parce que les problèmes de la vie collective sont devenus toujours plus complexes et qu’on prétend les faire résoudre par une petite minorité d’intéressés ou d’experts, au lieu de rendre possible, par la courageuse pratique de la liberté, l’apport de la volonté et de l’expérience de tous.

Et puis, nous savons par l’enseignement de l’histoire qu’un quelconque frein extérieur, engin nécessaire dans un mécanisme juridique (soit un plan, soit une Constitution, soit l’un et l’autre ensemble), conduit tôt ou tard à la fondation d’un pouvoir qui en garantit l’application. Et par le pouvoir et autour de lui agglomèrent des hommes qui finissent prisonniers de leur autorité même, et qui, fatalement, cristallisent leur prédominance sociale par la création de nouvelles castes de privilégiés. La protection du peuple, l’aide à lui apporter, même offerte de bonne foi, se change en oppression.

Pour cela, nous renonçons, à priori, à tout plan bien construit qui, en tant que béquille rationnelle, aide de peuple à cheminer vers la liberté. Quand la reconstruction sociale sera traduite en actes, notre apport de volonté et d’action sera, naturellement, orienté dans le sens socialiste, lequel n’a pas besoin de définition. Mais nous n’édifions, maintenant, aucun plan de la société future. Les schémas rationnels qu’il est si facile de tracer aujourd’hui chez soi nous semblent tous illusoires.

Aucun homme n’est capable de concevoir tout seul, par anticipation, le résultat probable du rassemblement des multiples vies de tout un peuple et de l’exprimer à qui demande comment sera organisée la société future.

Les planificateurs nazis et fascistes qui ont agi avec une grande abondance de moyens de recherche, ont démontré, par leurs énormes erreurs d’évaluation que l’on ne peut même pas répondre à la question élémentaire : comment fonctionnera la société dans l’avenir immédiat ? Et le grand homme politique que fut Lénine, animé pourtant de la flamme du génie, lui aussi s’est trompé quand il a cru prévoir le plus lointain futur. Comme avant lui s’était trompé un autre homme de premier plan, Karl Marx.

Abandonnons Karl Marx qui est maintenant quelque peu périmé et prenons Lénine qui s’imaginait que l’anarchie ferait suite au communisme, puisque l’État dictatorial de son système politique lui paraissait une nécessité provisoire qui devait mourir naturellement en route. Or, au contraire, nous savons que l’État russe, aujourd’hui, a de fortes racines et de solides tentacules qui tendent à devenir chaque jour plus vigoureuses au lieu de s’affaiblir et de disparaître.

D’autre part, nous posons la question : nos contradicteurs ont-ils jamais pris le soin d’observer quelle énorme partie de la vie individuelle et sociale d’un peuple civilisé se déroule, déjà aujourd’hui, en dehors de toute intervention possible de l’État, dans tous les secteurs où n’est pas directement en jeu le sort de la prédominance des maîtres de l’heure.

Entre nous, après vingt ans de dictature, se souvenir de formes civiles de vie est un triste privilège des anciens. Les jeunes ne savent pas, mais on peut bien citer comme exemples les faits suivants : en Angleterre, une quantité de contestations privées sont résolues par le libre arbitrage au lieu d’être jugées par les tribunaux ; dans les pays nordiques le boycottage social de celui qui abandonne une femme enceinte est plus efficace qu’une loi. Enfin, dans le monde entier, l’énorme effort scientifique de notre temps été accompli entièrement par le travail libre d’individus et de groupes et l’État est intervenu seulement pour en faire un instrument de guerre.

Mille exemples s’offrent à nous. On peut constater partout que jusqu’à ce jour, ce qu’il y a de vital dans notre vie sociale naît d’initiatives spontanées, s’alimente d’efforts volontaires, se règle par de libres accords. Où l’État intervient, au contraire, le bien lui-même se change en mal.

Nous nous limitons donc à affirmer, pour toute réponse à nos contradicteurs, notre absolue confiance dans la force créatrice de la liberté.

Nous affirmons que c’est seulement en pratiquant la liberté que les hommes apprendront à vivre en liberté. Il n’y a pas d’autre voie.

Le fait que cette pratique implique une période initiale de désordre ne doit effrayer personne. Tout ordre nouveau des sociétés humaines est sorti d’une période de chaos, d’une « table rase » des institutions qui l’ont précédé. Lorsque les femmes et les hommes seront débarrassés de leurs chaines et que seront supprimés tous les moyens d’oppression, qu’hommes et femmes seront en condition de vivre vraiment en liberté, ils finiront par agir de la façon la meilleure et il en résultera certainement un plus grand bien-être moral et matériel.

Pour commencer, il y aura des erreurs. C’est inévitable. Mais chacun de nous apportant à l’œuvre commune son expérience directe et chacun de nous se soutenant avec sens de sa propre liberté, c’est-à-dire de sa propre responsabilité, l’ensemble de notre action finira par diriger tout le monde sur la bonne route.

Les hommes et les femmes n’apprendront jamais à se gouverner eux-mêmes tant qu’ils seront contraints d’accepter que d’autres les gouvernent.

D’autres encore nous diront : Tout cela est bel et bon, mais les hommes ne sont pas mûrs pour une expérience de ce genre.

La réponse à ce doute ne peut être illustrée que par des faits. Pour ne pas rester dans l’abstrait, nous citerons l’exemple concret fourni en cent cas par le peuple espagnol dans sa révolution qui attend d’être reprise et achevée.

Le peuple espagnol n’était certainement pas préparé pour la révolution selon les schémas habituels de ceux qui s’imaginent qu’on peut décrire à l’avance les grands mouvements théoriques. Aucun peuple n’a jamais été, personne ne sera jamais « mûr pour la révolution ». Mais comme le peuple espagnol, d’autres s’engageront sur cette voie, aussitôt qu’aura cessé l’occupation des nations européennes par les soldats étrangers.

En Espagne, ce peuple, à qui les républicains et les marxistes reprochent le manque de maturité politique, a laissé des exemples très instructifs.

Dans certains villages de Castille, les paysans avaient voté en masse pour les droites aux élections de février 1936, suivant passivement les indications ou les pressions du hobereau ou du prêtre local. L’État, avec son pouvoir énorme, était le grand fantôme omniprésent à côté du hobereau et du prêtre, et il conduisait ces hommes comme un troupeau. Mais le 19 juillet 1936 — c’est-à-dire à quatre mois seulement de distance— quand le pronunciamiento de Franco conduisit à une immédiate paralysie de l’État, ces mêmes hommes organisèrent immédiatement des collectivités paysannes spontanées, sans bureaucratie, sans commandement central, avec la participation de la totalité des habitants appelés à l’exemple — et non par la contrainte — autour des noyaux initiateurs.

L’État est une autorité oppressive, c’est pourquoi il enchaîne l’esprit des hommes avant même de leur lier les bras. Libéré de cette entrave, ceux-ci agiront tout de suite selon les deux directives fondamentales de l’activité humaine : la lutte et la solidarité associées.

Ce sont ces paysans ignorants et misérables des villages espagnols arriérés, qui ont donné durant la guerre civile les meilleures preuves de la vitalité de nos idées. Non pas dans l’œuvre d’un jour, mais pour toute la durée de la guerre.

La FAI et la CNT — chez qui était et est encore fécond l’enseignement de Bakounine — ont su, dès le commencement du conflit, opposer à Franco et à ses généraux les milices de travailleurs constituées spontanément, et ces milices, avec des soldats, tous volontaires, avec des chefs, tous élus et combattant en première ligne, étaient en train de les rejeter à la mer.

En Espagne, on expérimenta non seulement les formes anarchistes de combat, mais aussi les formes anarchistes de travail.

Les usines aux ouvriers, les terres aux paysans, ces mots signifiaient alors exactement ce qu’ils veulent dire. Les travailleurs de chaque entreprise en assumaient en propre la gestion.

Il n’y avait aucune constitution de bureaucratie ni de centrales planificatrices. Sans experts politiciens, sans ordres venus d’en haut, avec les seules limites des libres accords internes de chaque usine ou de chaque ferme, avec l’aide des accords nécessaires établis au fur et à mesure entre les usines et les fermes et entre les libres communes de la ville et de la campagne, toute la vie sociale était en train de se réorganiser sur des bases anarchiques de production et d’échange. Et tout cela dans l’atmosphère incandescente d’une guerre qui rendait ces créations très difficiles.

Nous connaissons bien les causes de la défaite qui suivit. L’intervention des régimes totalitaires, de droite et de gauche, et la lâcheté des grandes démocraties ont affaibli les travailleurs et renforcé les généraux. Les victoires initiales des travailleurs, obtenues grâce à la saine liberté du désordre créateur, se sont conclues par la défaite des travailleurs enrégimentés à nouveau sous une autorité centrale. Mais une telle défaite militaire est par elle-même une confirmation de la justesse de nos idées.

Elle démontre ce que nous affirmons toujours : il n’est pas vrai que nos idées soient incompréhensibles pour les gens simples ni qu’il faille on ne sait quelle préparation culturelle pour les saisir.

Les solutions libertaires de tous les problèmes concrets sont les plus simples possibles, simples jusqu’à coïncider généralement avec celles que le bon sens suggère. Si elles ne se réalisent pas, c’est parce que les intérêts constitués et l’inertie des traditions s’y opposent, les uns et les autres agissant par mille méthodes, toutes protégées par l’État.

Enlevez l’État, enlevez cet obstacle non nécessaire et tous les autres obstacles de chaque problème seront aisément surmontés, avec le minimum d’efforts et avec le meilleur résultat, en liberté. Une fois écarté cet organe central qui fait la pluie et le beau temps selon son bon plaisir, et qui permet en outre aux paresseux de s’y adapter à cause de sa propre inertie, nous disons aux hommes et aux femmes : Ce problème te regarde. C’est à toi et à tes voisins de le résoudre. Le monde ne progresse pas parce qu’il y a un pouvoir qui commande. Il avance parce que tu travailles, parce que tu penses, tu aimes, tu combats, toi ouvrier, toi paysan, toi ingénieur, toi instituteur, toi mère de famille, toi poète. Sans ton travail la vie s’arrêterait. A toi donc d’agir.

Ainsi, le centre de l’action sociale se porte dans les sièges locaux. Du reste, cela existe déjà de fait aujourd’hui, chez les peuples les plus civilisés où le gouvernement joue le rôle de la mouche du coche.

Les problèmes qui regardent, une communauté donnée (ceux de l’enseignement, de l’hygiène, de la viabilité, etc.) doivent être résolus par les citoyens du lieu, sans attendre l’agrément ni les moyens financiers de messieurs qui sont dans la capitale et qui n’ont aucune connaissance de ces problèmes. C’est pourquoi, nous ne parlons jamais de l’État, cependant que nous insistons tant sur les communes libres.

Commune libre : groupement d’hommes et de femmes autour de volontés communes bien déterminées. C’est le noyau d’où — par une multitude d’accords, selon l’occasion et les circonstances, sans constitution de pouvoirs politiques ni de hiérarchie et par conséquent sans l’intervention d’« hommes d’État »— afflue ce qui peut exister de vital dans les groupements majeurs qui ont nom : Région, Nation, Fédération de nations. A condition toutefois que la commune libre ne se transforme pas elle-même en un petit État, avec un petit gouvernement à elle. Parce que, alors, de l’accumulation locale d’autorité dérivera nécessairement la constitution d’autorités toujours plus vastes, une nouvelle forme d’État.

Ainsi seulement la commune libre reste un groupement spontané d’homes et de femmes dans lequel on ne doit jamais obéir. Une multiple administration de services, dans lesquels les travailleurs se sentent à la disposition des citoyens et tenus à travailler selon leurs décisions, sans aucun pouvoir de décider pour son compte en dehors des champs techniques de leurs compétences particulières.

Et ainsi dans la commune libre se réalise la vieille formule anarchiste : substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses.