Un ami, professeur d’Université, nous disait : Toute société humaine a toujours eu une forme quelconque d’État. Il n’y a aucun exemple historique de société sans État. Ce fait, dans sa simplicité n’est-il pas la preuve suffisante que l’on ne peut pas séparer la société de l’État ? La preuve que nous pouvons agir pour éliminer les maux des formes historiques d’État que nous combattons pour les remplacer par des formes meilleures, mais sans l’utopique volonté d’abolir l’État ?
Objection certainement profonde. Mais tout autre que décisive.
Avant tout, il n’est pas vrai qu’il n’ait jamais existé aucune société sans État. Il suffit de citer Jefferson qui, maintes fois, dans ses écrits, a exalté les communautés indiennes d’Amérique qui vivaient sans gouvernement, dans une société où l’opinion publique se substituait à la loi, et était pour les mœurs un frein bien plus puissant que ceux que la loi n’a jamais pu réaliser ailleurs
. Et on peut y ajouter — pour ne pas en rester à une société de « sauvages » — l’exemple des pionniers en marche vers l’Ouest, en Amérique également, dans la première moitié du XVIIIe siècle : familles libres au sein de communes libres, toutes si jalouses de leur propre indépendance qu’elles ne voulurent même pas entendre parler longtemps de fédérations de communes, par crainte que ne se constitue, comme il arriva par la suite, quelque pouvoir privilégié [1].
Mais quand même il serait vrai, par hypothèse, que l’histoire humaine n’a pas, jusqu’à présent, expérimenté de société sans État, on ne peut, pour ce simple fait, barrer les voies de l’avenir.
Il y eut certainement une époque, dans l’histoire ou dans la préhistoire, où les hommes n’avaient même pas expérimenté de « société » comme nous l’entendons. Il y avait un chef, un maître à qui tous appartenaient. Et pourtant cette condition a été dépassée, par la lutte des sujets contre le roi. L’autorité s’est ainsi transmise au cours des siècles, du monarque absolu aux feudataires ses vassaux. Il restait encore une énorme masse de serfs. Mais ensuite l’autorité est encore passée, à travers d’autres révolutions, aux négociants et aux industriels. Maintenant, elle doit enfin aller au peuple tout entier. Selon un mouvement historique bien déterminé — alimenté de volontés successives s’amplifiant constamment — par lequel le pouvoir social, à l’origine concentré dans les mains d’un seul et ensuite de plusieurs, se répartit entre un nombre d’individus toujours plus grand.
Il n’est donc pas du tout utopique de prévoir le jour où le pouvoir sera dans des mains de tous. Non pas à la façon « démocratique » où le pouvoir est juridiquement à tous, et en fait appartient à quelques-uns. Mais avec le pouvoir effectivement conservé par chacun dans ses propres mains, sans qu’il y ait délégation, de manière que chacun soit roi de soi-même. La vie sociale fonctionnera alors comme un réseau d’associations spontanées, de luttes amicales, et la solidarité entre individus et entre groupes sera la base des coutumes. La société s’organisera donc sans État. Ce n’est pas utopie, à condition, bien entendu, que nous le voulions fortement.
Certains socialistes et encore plus les communistes font remonter l’origine des maux sociaux à l’existence des classes : une classe capitaliste ou bourgeoise, et une classe travailleuse ou prolétaire. C’est une hypothèse simpliste, car les faits démontrent que les seules révolutions réussies ou tentées se sont précisément déroulées dans des pays où l’existence de ces classes, avec un tel caractère, est le moins démontrée.
Ils pensent que l’État bourgeois est maintenu par ces classes et qu’en lui substituant un État prolétarien, les classes se réduisant ainsi, par la force, à une seule, elles devront naturellement disparaître et avec elles, ensuite, l’État, lui-même. C’est la fameuse thèse de Lénine, qui en déduisait sa prévision du « dépérissement progressif » de l’État dans un régime de dictature du prolétariat, soulignant en ce point la divergence entre marxistes et anarchistes.
Les marxistes sont aussi convaincus, dans le cas d’une révolution, de la nécessité de supprimer l’État, pour le rétablir comme instrument de la prédominance du prolétariat, après l’avoir détruit en tant qu’État bourgeois.
Engels définissait ainsi l’État : Un fléau que le prolétariat hérite dans sa lutte pour arriver à la domination de classe, mais duquel il devra... dans la mesure des possibilités, atténuer les effets les plus pénibles, jusqu’au jour où une génération élevée dans une société d’hommes libres et égaux pourra se débarrasser du fardeau de gouverner.
Nous, anarchistes, avons toujours prétendu que les classes ne maintiennent pas l’État, mais que l’État crée, maintient et renouvelle les classes, et que, par conséquent, le fait même de continuer à se servir d’un tel instrument d’oppression sociale fera toujours naître des générations divisées en esclaves et en maîtres, et ne nous libérera jamais de l’État. Avant la révolution russe notre objection était taxée, d’habitude, de « théorique ». Mais après cette expérience, elle a acquis la valeur des certitudes historiques.
Nous avons vu, nous sommes en train de voir, ce qui se produit au lieu du « dépérissement » de l’État prévu par Lénine. Il se crée une autre classe à la place de la classe bourgeoise ; et une nouvelle classe remplace la classe prolétarienne préexistante. On arrive ainsi à la coexistence d’une multitude de travailleurs d’État, dont la vie est réglée par les décisions d’une élite de bureaucrates et de techniciens, avec des frontières de classe bien déterminées et des privilèges idem. C’est-à-dire qu’en des formes diverses — et peut-être avec un bien-être matériel plus grand, vaille que vaille — la société est de nouveau divisée en maîtres et en esclaves.
De fait, nous ne trouvons, dans la législation russe, presque plus rien des affirmations révolutionnaires des années héroïques. Ce qui plaisait à Marx dans la Commune de Paris, c’était l’éligibilité temporaire et directe des délégués par le peuple, leur révocabilité, la limitation de leur rétribution à des salaires égaux à ceux des ouvriers, l’abolition de l’armée et l’armement direct des citoyens. Tout cela existait en Russie quand le peuple se battait en liberté. Maintenant tout cela a disparu, de même que la gratuité intégrale de l’école et la simplification des formalités du mariage et du divorce.
Et la reconstitution d’une société de classes — conséquence inévitable de la survivance de l’État — trouve sa concluante vérification dans le fait que le salariat n’a pas été aboli, ce système dans lequel gît la moderne expression de la servitude des travailleurs.
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Des républicains de diverses gradations, se joignent aux camarades socialistes et aux communistes. Ils nous disent : Une fois admis que les gouvernements de gauche atténuent les maux que vous dénoncez, il est incontestable qu’ils représentent un progrès vis-à-vis des gouvernements de droite. Pourquoi donc, comme premier pas vers l’anarchie, ne luttez-vous pas avec nous pour conquérir ces fragments d’anarchie qu’il est possible de réaliser immédiatement !
Objection de celui qui ne s’arrête qu’à l’examen superficiel des faits !
La République démocratique n’est qu’un paravent, derrière lequel restent cachés les mêmes privilèges sociaux capitalistes, catholiques, militaristes qui hier encore, agissaient derrière le paravent de la monarchie. Si la caste des maîtres trouve des hommes d’État habiles, nous aurons de nouvelles éditions de Giolitti, avec le nécessaire appendice des opposants de bonne volonté qui sollicitent et acceptent les bénéfices faisandés avec lesquels on récompense les domestiques. Et ce sera tout.
Nous ne défendrons certainement jamais un régime plus oppressif contre un autre qui le serait moins.
Chaque fragment de liberté que les maîtres nous concèdent — contraints par la peur que nous leur inspirons — même quand il semble que l’acte soit spontané nous sert pour renforcer notre volonté vers une liberté radicale. Mais nous ne l’accepterons qu’en restant toujours en position de lutte. Sans quoi le bénéfice serait illusoire.
Nous l’avons vu au cours des années de maturation du fascisme, quand Giolitti, avec la complicité des chefs des partis de gauche a démoralisé les ouvriers italiens précisément par l’offre opportune de « fragments de liberté » chaque fois que le peuple faisait mine de se mettre en mouvement pour la conquérir tout entière.
Il n’y a donc pas pour nous de doute possible. La grande directive de la lutte sociale, pour qui veut vraiment qu’elle conduise vers la liberté, est avant tout la lutte pour la destruction de l’État, conduite de telle façon qu’aucune forme nouvelle d’État ne puisse se reconstituer, afin que l’ordre nouveau jaillisse spontanément des libres accords des individus et des groupes, sans aucune constitution d’autorité. Voilà la position des anarchistes.