Le samizdat que nous vous présentons nous est parvenu un peu par hasard et de manière très indirecte. Autant dire que nous ne savons rien ou presque de son auteur, si ce n’est que V. Litvinov (nous ne connaissons que l’initiale de son prénom) a signe son texte de son vrai nom. Il est en effet malade, et il ne craint pas les éventuelles persécutions. Le texte a été « auto-publié » à Moscou le 18 juin 1982, selon la mention qui en est faite à la fin. A notre connaissance, c’est le premier samizdat entièrement consacré à l’anarchisme et qui lui soit favorable.
Cette introduction aurait dû être beaucoup plus longue pour présenter et discuter sérieusement le travail qui suit. Pour diverses raisons, dont le manque de temps, nous nous contenterons d’effleurer les principaux points qu’il nous semble nécessaire d’aborder. Mais une édition critique de ce samizdat reste à faire.
L’historien « officiel » de la Makhnovtchina, Piotr Archinov, arrête son livre avec le passage en Roumanie de Makhno et d’une petite troupe de ses partisans le 28 août 1921. Voline fait de même, alors que Skirda cite des sources officielles faisant état d’une résistance makhnoviste organisée jusqu’en 1924 au moins, Ces trois historiens donnent donc comme fin du mouvement makhnoviste le début ou le milieu des années 20 [1]. Après ces dates, effectivement, les sources sur le makhnovisme deviennent éparses, confuses ou peu sûres, et les faits relatés n’ont plus de continuité.
Au début des années 30, les autorités officielles de l’usine de locomotives « Komintern » de Kharkov menaient une lutte idéologique contre d’anciens makhnovistes, entre autres [2].
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les maquis nationalistes ukrainiens font état de heurts avec des partisans anarchistes ukrainiens, sans que l’on soit sûr qu’il s’agisse de makhnovistes. Un autre témoignage, très douteux, parle d’organisations clandestines comprenant d’anciens makhnovistes ou se réclamant de Makhno dans les maquis biélorusses et parmi les troupes d’occupation soviétiques en Autriche et en Allemagne [3].
Soljénitsyne cite les makhnovistes comme courant de la pègre des camps en 1952. Un Autrichien emprisonné dans les camps staliniens à la même époque signale l’existence de groupes anarchistes se réclamant de Makhno, composés surtout d’Ukrainiens qui ne connaissent rien de l’anarchisme (ni Bakounine, ni Kropotkine même) en dehors du makhnovisme [4].
Après cette date, nous n’avons plus trouvé de référence concernant des makhnovistes ou le makhnovisme.
Ce samizdat est donc important, car il renoue avec l’histoire du mouvement anarchiste russe qui, depuis bien longtemps, n’était étudié un peu objectivement qu’en Occident. L’un de ses grands mérites est de s’attaquer aux calomnies et aux falsifications accumulées contre Makhno et son mouvement pour les déconsidérer. C’est d’autant plus important que ces méthodes ont porté leurs fruits, si l’on se base sur l’opinion que les dissidents peuvent avoir de Makhno. Le général Piotr Grigorenko en parle objectivement : il a passé sa jeunesse dans la région insurgée et son frère était makhnoviste, il sait donc à quoi s’en tenir.
Dimitri Panine, pourtant partisan des blancs, approuve la lutte de Makhno contre les bolchéviks comme la réponse des paysans à la terreur rouge. Enfant, au début des années 20, ses parents parlaient de Makhno au même titre que Denikine ou Wrangel : un homme capable de renverser le régime bolchevique [5].
Pour les autres, Makhno est un bandit ou un antisémite : Soljénitsyne assimile ses partisans à la pègre des camps, et un condamné de droit commun, Mikhail Diomine, est offusqué d’être comparé à Makhno car dans sa bande, contrairement à celle de Makhno, il n’y a pas de chefs ! [6]
Leonid Plioutch déclarait quant à lui peu après son arrivée à l’Ouest : Ceux qui m’en ont parlé m’en ont dit du mal, mais ici je me rends compte qu’il ne faisait pas de pogroms, mais il fusillait ceux qui en faisaient
[7]. Cette dernière déclaration prouve à elle seule combien le texte de Litvinov est important et nécessaire : c’est le premier texte écrit en URSS même pour tenter de montrer le vrai visage du mouvement makhnoviste.
Ce samizdat touche à un sujet très précis et brûlant sur la Makhnovtchina : les accusations d’antisémitisme portées par la propagande soviétique et par bien d’autres gens contre Makhno, bien souvent associées à celles de banditisme.
Les trois principaux historiens anarchistes du mouvement makhnoviste : Archinov, Voline et Skirda, ont tous les trois abordé ce sujet dans leurs livres, mais aucun ne lui a consacré un travail aussi important.
Litvinov a articulé son texte en deux parties : la première — et la plus courte — décortique à travers quelques exemples le fonctionnement de l’entreprise de falsification de l’histoire de Makhno et de son mouvement ; la seconde reprend l’histoire du mouvement makhnoviste en appuyant sur les moments où la population juive y était particulièrement impliquée, dans un sens ou dans un autre, ainsi que sur les rapports du mouvement avec cette population. Il démontre aussi que les makhnovistes ont toujours lutté contre l’antisémitisme chez leurs adversaires comme dans leurs propres rangs.
Ce travail est pourtant loin de clore le sujet. Son auteur vivant en URSS, il n’a eu accès qu’à un nombre limité de documents et il n’a donc pas pu traiter la question dans tous ses détails. II n’aborde aussi que les mensonges de la propagande soviétique, alors que ces accusations contre Makhno sont aussi le fait des milieux russe de droite et de beaucoup d’autres de ses ennemis politiques. Mais Litvinov a pu accéder à des archives et à des sources inaccessibles aux chercheurs occidentaux. Il cite et analyse ainsi un certain nombre d’ouvrages ou d’articles officiels calomniant Makhno dont il aurait été difficile d’avoir connaissance à l’Ouest sans lui.
Dans la partie consacrée à l’histoire du mouvement makhnoviste et de Makhno, outre certains détails inconnus ou inédits, il nous donne un texte makhnoviste inédit.
Seule une partie des archives du mouvement ont pu quitter l’URSS. Le reste y dort dans les archives officielles.
Litvinov reproduit une résolution d’un congrès tenu en 1919 que le livre de Skirda, le plus complet sur la question, ne peut donner qu’en extraits retraduits du bulgare, l’original complet en russe ayant été perdu [8].
Le travail de Litvinov n’est pas exempt de toute critique. La plus importante que nous puissions lui faire, en tant qu’anarchistes, concerne ses positions sur Israël qui, selon lui, est la réalisation au moins partielle de l’idéal des insurgés makhnovistes juifs. Malgré ce qu’il semble penser, les principes nationaux, politiques et sociaux des makhnovistes, y compris ceux qui étaient juifs, sont en contradiction absolue avec la politique d’Israël.
Pour toujours avec les opprimés contre les oppresseurs
, disaient les drapeaux makhnovistes selon Litvinov lui-même. L’État d’Israël oppresse une partie de la population juive comme la population palestinienne qui vit à l’intérieur des limites qu’il contrôle.
Cette position, si elle n’est pas acceptable, est du moins explicable. La propagande soviétique, tout comme pour Makhno en son temps, déverse sur Israël des tombereaux d’injures, d’informations falsifiées et tutti quanti. La tentation est forte de dire que tout est blanc puisqu’ils disent que tout est noir, surtout quand on ne dispose pas d’informations vraies et vérifiables. Un débat critique sur Israël ne pourra avoir lieu en URSS que le jour où l’information sans censure y sera accessible à tous.
Malgré ce défaut, le travail de Litvinov est un texte marquant sur l’anarchisme russe. Premier essai de réhabilitation de Makhno et du mouvement qu’il a inspiré venant de l’intérieur de l’URSS, c’est le plus bel hommage qui pouvait lui être fait à l’approche du cinquantième anniversaire de sa disparition. Le travail qui reste à faire est encore immense espérons qu’il y aura encore beaucoup de Litvinov.