Avec l’anéantissement de l’armée révolutionnaire et insurrectionnelle et de tout le mouvement anarcho-makhnoviste, c’est de toute évidence l’espoir du mouvement juif révolutionnaire ukrainien de trouver un nouveau Sion qui s’écroulait, mais il s’écroula momentanément seulement, pour renaître tel un phénix de ses cendres ailleurs et un autre moment. Admettons cependant que si cette renaissance n’a pas pris exactement la forme de ce qu’avaient rêvé les juifs du mouvement makhnoviste, ce fut jusqu’à un certain point proche de leurs idées de renaissance du sentiment national juif. Ce fut, il est vrai, dans le cadre d’un État, mais d’un État au service de toutes les nationalités et non pas de certaines seulement, où, comme l’expérience historique en témoigne, les juifs en tant que nation ne sont toujours pas parvenus à acquérir leur Sion.
V. Grossman en parle de façon pittoresque dans son livre Vie et destinée. L’histoire s’avéra en effet beaucoup plus complexe que l’idée que s’en faisaient les insurgés makhnovistes et leurs voisins rouges du nord. Il faut reconnaître malgré tout que du point de vue de la perspective historique, la vérité était plutôt du côté des insurgés que de leurs adversaires. L’histoire démontra que l’indépendance et la renaissance nationales ne sont possibles qu’à travers l’indépendance sociale, l’autodétermination
sociale, même si c’est sous une forme étatique.
En tant que chef du mouvement insurrectionnel en Ukraine, Makhno a des mérites incontestables dans ce sens aux yeux du peuple juif. Ils consistent non seulement dans le fait qu’au cours des années sanglantes de la guerre civile, il a agi à tout moment comme son défenseur face aux instigateurs de pogroms et aux persécuteurs de toutes sortes, mais aussi et plus encore à travers la tentative de résolution « non autoritaire » du problème national juif qui contribua à approfondir et à éclaircir la question concernant les voies et les formes de la question nationale juive.
Tout laisse à croire que déjà, du temps où Makhno vivait en émigration, les juifs commençaient a se rendre compte de son importance en tant que défenseur de la renaissance juive. Finalement, ne serait-ce que sous une forme dénaturée, même les journaux de l’émigration blanche ont été amenés à reconnaître ce fait. Et bien qu’ils ne l’aient pas compris du tout, ils furent obligés de constater avec perplexité qu’à Paris, Makhno évoluait tout le temps dans un milieu juif et que, de tous les journaux non anarchistes, le seul qui réagit avec plus ou moins de bienveillance au moment de sa mort survenue au cours de la nuit du 25 juillet 1934 fut un journal juif parisien [1]. Il n’y avait rien d’extraordinaire à cela. Makhno méritait tout à fait que le peuple juif le respecte et honore sa mémoire, de même qu’il n’est pas étonnant que Makhno se soit fait incinérer au columbarium du cimetière du Père-Lachaise (urne n°3934), comme tout révolutionnaire et défenseur de la cause des travailleurs du monde entier.
Il est donc logique qu’il repose dans la capitale historique de la liberté en Europe, à côté d’hommes qui ont donné leurs vies pour le bien de l’humanité, et non pas dans son pays natal où seul le peuple garde un bon souvenir de lui, tandis que la propagande officielle rejoint la presse de l’émigration blanche.
V. Litvinov
(Moscou, le 18 juin 1982)