On peut passer rapidement sur les six premières années du second séjour de Bakounine en Occident. Il reconnut très vite que, malgré l’amitié personnelle qui l’unissait à Herzen et à Ogaref, il ne pouvait s’associer à l’action politique dont leur journal le Kolokol était l’organe. Il exposa ses idées, au cours de l’année 1862, dans deux brochures russes, Aux amis russes, polonais, et à tous les amis slaves, et La Cause du Peuple, Romanof, Pougatchef ou Pestel ? Quand éclata, en 1863, l’insurrection polonaise, il essaya de se joindre aux hommes d’action qui la dirigeaient ; mais l’organisation d’une légion russe échoua, l’expédition de Lapinski ne put aboutir à un résultat ; et Bakounine, qui était allé à Stockholm (où sa femme le rejoignit) avec l’espoir d’obtenir une intervention suédoise, dut revenir à Londres (octobre) sans avoir réussi dans aucune de ses démarches. Il se rendit alors en Italie, d’où il fit, au milieu de 1864, un second voyage en Suède ; il en revint par Londres, où il revit Marx, et Paris, où il revit Proudhon. À la suite de la guerre de 1859 et de l’héroïque expédition de Garibaldi en 1860, l’Italie venait de naître à une vie nouvelle : Bakounine resta dans ce pays jusqu’à l’automne de 1867, séjournant d’abord à Florence, ensuite à Naples et dans les environs. Il avait conçu le plan d’une organisation internationale secrète des révolutionnaires, en vue de la propagande, et, quand le moment serait venu, de l’action, et dès 1864 il réussit à grouper un certain nombre d’Italiens, de Français, de Scandinaves et de Slaves dans cette société secrète, qui s’appela la « Fraternité internationale », ou l’« Alliance des révolutionnaires socialistes ». En Italie, Bakounine et ses amis s’appliquèrent surtout à lutter contre les mazziniens, qui étaient des républicains autoritaires et religieux ayant pour devise « Dio e popolo » ; un journal, Libertà e Giustizia, fut fondé à Naples, dans lequel Bakounine développa son programme. En juillet 1866, il faisait part à Herzen et à Ogaref de l’existence de la société secrète à laquelle il consacrait depuis deux ans toute son activité, et leur en communiquait le programme, dont ses deux anciens amis furent, dit-il lui-même, très scandalisés
. À ce moment, l’organisation, au témoignage de Bakounine, avait des adhérents en Suède, en Norvège, en Danemark, en Angleterre, en Belgique, en France, en Espagne et en Italie, et comptait aussi des Polonais et des Russes parmi ses membres.
En 1867, des démocrates bourgeois de diverses nations, principalement des Français et des Allemands, fondèrent la « Ligue de la paix et de la liberté », et convoquèrent à Genève un Congrès qui eut beaucoup de retentissement. Bakounine nourrissait encore quelques illusions à l’égard des démocrates : il se rendit à ce Congrès, où il prononça un discours, devint membre du Comité central de la Ligue, établit sa résidence en Suisse (près de Vevey), et, pendant l’année qui suivit, s’efforça d’amener ses collègues du Comité au socialisme révolutionnaire. Au deuxième Congrès de la Ligue, à Berne (septembre 1868), il fit, avec quelques-uns de ses amis, membres de l’organisation secrète fondée en 1864, — Élisée Reclus, Aristide Rey, Charles Keller, Victor Jaclard, Giuseppe Fanelli, Saverio Friscia, Nicolas Joukovsky, Valérien Mroczkowski, etc., — une tentative pour faire voter à la Ligue des résolutions franchement socialistes ; mais, après plusieurs jours de débats, les socialistes révolutionnaires, s’étant trouvés en minorité, déclarèrent qu’ils se séparaient de la Ligue (25 septembre 1868), et fondèrent le même jour, sous le nom d’« Alliance internationale de la démocratie socialiste », une association nouvelle, dont Bakounine rédigea le programme.
Ce programme, qui résumait les conceptions auxquelles son auteur était arrivé, au terme d’une longue évolution commencée en Allemagne en 1842, disait entre autres :
L’Alliance se déclare athée ; elle veut l’abolition définitive et entière des classes, et l’égalisation politique, économique, et sociale des individus des deux sexes ; elle veut que la terre, les instruments de travail, comme tout autre capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne puissent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles. Elle reconnaît que tous les États politiques et autoritaires actuellement existants, se réduisant de plus en plus aux simples fonctions administratives des services publics dans leurs pays réciproques, devront disparaître dans l’union universelle des libres associations, tant agricoles qu’industrielles.
En se constituant, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste avait déclaré vouloir former une branche de l’Association internationale des travailleurs, dont elle acceptait les statuts généraux.
À la date du 1er septembre 1868, avait paru à Genève le premier numéro d’un journal russe, Narodnoé Diélo, rédigé par Michel Bakounine et Nicolas Joukovsky ; il contenait un programme intitulé « Programme de la démocratie socialiste russe », identique pour le fond au programme qu’adopta quelques jours plus tard l’Alliance internationale de la démocratie socialiste. Mais, dès son second numéro, le journal changea de rédaction, et passa entre les mains de Nicolas Outine, qui lui imprima une direction toute différente.