Michel-Alexandrovitch Bakounine est né le 8/20 mai 1814, au village de Priamouchino, district de Torjok, gouvernement de Tver. Son père, qui avait suivi la carrière diplomatique, vécut dès sa jeunesse, comme attaché d’ambassade, à Florence et à Naples, puis revint se fixer sur son domaine patrimonial, où il épousa, à l’âge de quarante ans, une jeune fille de dix-huit ans, appartenant à la famille Mouravief. Ce père avait des idées libérales, et s’était affilié à l’une des associations des « décabristes » ; mais après l’avènement de Nicolas Ier, découragé, et devenu sceptique, il ne songea plus qu’à cultiver ses terres et élever ses enfants. Michel était l’aîné ; il eut cinq frères et cinq sœurs. Vers l’âge de quinze ans, le jeune Michel entra à l’École d’artillerie à Pétersbourg ; il y passa trois ans, puis fut envoyé comme enseigne dans un régiment cantonné dans le gouvernement de Minsk.
C’était au lendemain de l’écrasement de l’insurrection polonaise : le spectacle de la Pologne terrorisée agit puissamment sur le cœur du jeune officier, et contribua à lui inspirer l’horreur du despotisme. Au bout de deux ans, renonçant à la carrière militaire, il donna sa démission (1834), et se rendit à Moscou. C’est dans cette ville qu’il passa les six années qui suivirent, à l’exception de quelques séjours, durant l’été, dans la demeure paternelle. À Moscou, il se livra à l’étude de la philosophie : après avoir commencé par la lecture des encyclopédistes français, il s’enthousiasma, ainsi que ses amis Nicolas Stankévitch et Bélinsky, pour Fichte, dont il traduisit (1836) les Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten. Ce fut ensuite le tour de Hegel, qui dominait alors sur les esprits en Allemagne : le jeune Bakounine devint un adepte convaincu du système hégélien, et se laissa un moment éblouir par la fameuse maxime : « Tout ce qui est, est raisonnable », au moyen de laquelle on justifiait l’existence de tous les gouvernements. En 1839, Alexandre Herzen et Nicolas Ogaref, exilés depuis quelques années, revinrent à Moscou, et s’y rencontrèrent avec Bakounine : mais, à ce moment, leurs idées étaient trop différentes pour qu’ils pussent s’entendre.
En 1840, Michel Bakounine, âgé de vingt-six ans, se rendit à Pétersbourg, et de là à Berlin, dans l’intention d’étudier le mouvement philosophique allemand ; il avait, a-t-on dit, le projet de se consacrer à l’enseignement, et le désir d’occuper un jour une chaire de philosophie ou d’histoire à Moscou. Lorsque Nicolas Stankévitch mourut en Italie cette même année, Bakounine admettait encore la croyance à l’immortalité de l’âme comme une doctrine nécessaire (lettre à Herzen du 23 octobre 1840). Mais le moment était venu où son évolution intellectuelle devait s’accomplir, et la philosophie de Hegel allait se transformer pour lui en une théorie révolutionnaire. Déjà Ludwig Feuerbach avait tiré du hégélianisme, dans le domaine religieux, ses conséquences logiques ; Bakounine devait en faire autant dans le domaine politique et social. En 1842, il quitte Berlin pour Dresde, où il se lie avec Arnold Ruge, qui publiait là les Deutsche Jahrbücher : c’est dans cette revue que Bakounine fit paraître (octobre 1842), sous le pseudonyme de « Jules Élysard », un travail où il aboutissait à des conclusions révolutionnaires. L’article est intitulé : La Réaction en Allemagne, fragment, par un Français, et se termine par ces lignes dont la dernière est devenue célèbre : Confions-nous donc à l’esprit éternel, qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur [1].
Herzen, croyant au premier moment que l’article était réellement l’œuvre d’un Français, écrivit dans son journal intime, après l’avoir lu : C’est un appel puissant, ferme, triomphant du parti démocratique… L’article est, d’un bout à l’autre, d’une grande portée. Si les Français commencent à populariser la science allemande, — ceux qui la comprennent, s’entend, — la grande phase de l’action va commencer.
Le poète Georg Herwegh, l’auteur déjà illustre des Gedichte eines Lebendigen, étant venu à Dresde, y logea chez Bakounine, avec lequel il se lia intimement ; ce fut aussi à Dresde que Michel Alexandrovitch fit la connaissance du musicien Adolf Reichel, qui devint un de ses plus fidèles amis. Le gouvernement saxon manifesta bientôt des intentions hostiles à l’égard de Ruge et de ses collabrateurs ; aussi Bakounine et Herwegh quittèrent-ils la Saxe en janvier 1843, pour se rendre ensemble à Zürich. Bakounine passa en Suisse l’année 1843 : une lettre écrite à Ruge, de l’île de Saint-Pierre (lac de Bienne), en mai 1843 (publiée à Paris en 1844 dans les Deutsch-französische Jahrbucher), se termine par cette véhémente apostrophe : C’est ici que le combat commence ; et si forte est notre cause, que nous, quelques hommes épars, et les mains liées, par notre seul cri de guerre nous inspirons l’effroi à leurs myriades ! Allons, du cœur, et je veux rompre vos liens, ô Germains qui voulez devenir des Grecs, moi le Scythe. Envoyez-moi vos ouvrages ; je les ferai imprimer dans l’île de Rousseau, et en lettres de feu j’écrirai une fois encore dans le ciel de l’histoire : Mort aux Perses ! [2]
En Suisse, Bakounine fit la connaissance des communistes allemands groupés autour de Weitling ; il passa l’hiver 1843-1844 à Berne, où il entra en relations avec la famille Vogt [3] ; l’un des quatre frères Vogt, Adolf (plus tard professeur à la faculté de médecine de l’université de Berne), devint son ami très intime. Mais, inquiété par la police suisse, et sommé par l’ambassade russe d’avoir à rentrer en Russie, Bakounine quitta Berne en février 1844, se rendit à Bruxelles, et, de là, à Paris ; il devait séjourner dans cette ville jusqu’en décembre 1847.