Le déplacement de Durruti à Madrid, en novembre 1936, peut être considéré comme une attaque directe contre le bastion révolutionnaire du front d’Aragon ; est-ce dire en cela que Durruti était la révolution en Aragon ? En aucune façon. La révolution en Aragon était dans les centaines, les milliers de combattants qui se battaient sur ce front, et dans les milliers de paysans qui labouraient les terres du monde nouveau. Durruti n’était pas autre chose que ce que les circonstances et sa volonté avaient fait de lui, une sorte d’axe qui mobilisait les volontés et générait l’enthousiasme. Il était un parmi tant d’autres mais se distinguait par sa conduite exemplaire, son exigence personnelle, toujours en alerte devant le virus de l’autoritarisme et l’orgueil, qu’il savait tuer pour qu’il ne l’abaisse pas en tant que personne. En ce sens, l’humanité de Durruti se distinguait dans sa lutte contre lui-même pour ne pas tomber dans ce qu’il est facile d’atteindre quand on dispose de l’autorité pour soi.
Quand nous avons dit que le déplacement de Durruti vers le front de Madrid était un coup calculé, dont les conséquences étaient prévues, il est nécessaire que nous nous expliquions afin de nous faire comprendre puisque de cela peut dépendre l’intelligence de ce qui arriva par la suite en Aragon et dans l’Espagne entière.
A ce moment-là, au mois de novembre 1936, Madrid était attaquée par quatre colonnes fascistes et sa capacité de résistance était minime, si minime que le gouvernement de la République craignant lui-même que la capitale ne tombât aux mains de l’ennemi, prit la précaution de se déplacer à Valence, le 6 novembre, au moment même où commençait la grande offensive fasciste sur Madrid.
La force déterminante sur laquelle les défenseurs acculés de Madrid comptaient était l’enthousiasme, facteur psychologique mobilisateur que le Général Rojo, chef de la défense républicaine à Madrid, devait reconnaître comme étant une arme décisive dans la résistance. N’importe quel événement qui se produisait tendant à maintenir le moral des combattants était encourageant. La propagation de rumeurs telles que l’arrivée de forces armées contingentes envoyées par l’URSS — ce qui était évidemment un mensonge — se produisit même, pour stimuler les combattants. La bataille de Madrid se gagnait avec une arme de ce type. Ce fut dans ce contexte que le gouvernement de la République demanda à la CNT que Durruti et sa colonne se rallient à la défense de Madrid.
A ce moment-là, pour sauver Madrid du siège, la stratégie révolutionnaire exigeait de contre-attaquer par Saragosse, en faisant ainsi obstacle à l’offensive fasciste. Saragosse était, en outre, le talon d’Achille du franquisme puisque gagner cette zone, c’était avoir la voie libre vers le nord, le pays Basque et les Asturies, centre minier et lieu dans lequel se trouvait l’industrie lourde du pays. Mais le front d’Aragon, en raison du constant boycott que le gouvernement avait exercé sur lui, en lui refusant l’armement nécessaire, n’avait pu jusqu’alors réaliser sa grande offensive contre Saragosse. La politique de la contre-révolution gouvernementale consistait à maintenir ce front paralysé pour éviter l’extension révolutionnaire en Aragon.
Les ministres de la CNT et même son Comité National, dont le secrétaire général était Horacio Martinez Prieto, ne furent pas capables de mettre à profit la grande opportunité qui s’offrait à eux de tenir tête au gouvernement, en allant même jusqu’à la dénonciation publique et d’exiger que l’on arme le front d’Aragon afin que celui-ci entreprenne l’offensive qui allait non seulement sauver Madrid de son siège mais frapper à mort le fascisme, ce qui aurait permis d’abréger la guerre et ainsi de reprendre le pouls de la révolution. En n’adoptant pas cette attitude, la CNT tomba dans le piège que lui tendit le gouvernement et qui prit une importance majeure en retirant Durruti du front d’Aragon pour l’intégrer sans défense au front de Madrid.
A partir de ce moment, toutes les conquêtes révolutionnaires qui se maintenaient en dépit des attaques de la contre-révolution, laquelle levait déjà la tête à Barcelone même, par l’intromission de l’URSS en Espagne, restèrent en situation vraiment dangereuse.
Durruti, qui avait consenti à aller à Madrid pour une durée limitée, était conscient de l’importance de l’enjeu et pour cette raison fit part de sa stratégie dans le discours qu’il prononça avant de partir pour la capitale madrilène ; il irait à Madrid le temps qui serait nécessaire pour la sauver — ce qui arriva réellement — mais reviendrait à nouveau en Aragon en position de force pour attaquer Saragosse. Malheureusement, ce que Durruti aurait fait restera un mystère, puisque, quand Madrid était déjà sauvée et que Franco renonçait à maintenir son offensive, reconnaissant en cela son échec, Durruti mourait à l’aube du 20 novembre d’une blessure mortelle survenue la veille.
La mort de Durruti, qui peut être imputée à la contre-révolution, fut un coup très dur pour les forces révolutionnaires, c’était un peu comme si on leur coupait le souffle. Sans que Durruti ne le souhaite, il s’était converti en une personnalité attrayante qui animait les forces révolutionnaires en raison de la constance d’une attitude sans défaillance. Et, bien que cela puisse sembler présomptueux, il était très difficile que le vide laissé par la mort de Durruti puisse être comblé par une autre personnalité. A partir de cette date, on peut considérer que la contre-révolution avançait sur un terrain ferme. La révolution s’effritait et la guerre s’imposait.
La révolution, que les travailleurs et les paysans imprégnés d’anarchisme expérimenté en soixante années de lutte ouvrière déchaînèrent à la base le 19 juillet 1936, avait eu une forte résonance dans le monde, au point de faire trembler les démocraties bourgeoises et le stalinisme russe lui-même. Le monde bureaucratique, comme on pouvait s’y attendre, se rallia contre elle. Le prolétariat européen, dominé d’un côté par l’hitlérisme et le fascisme italien, et anesthésié de l’autre par le stalinisme et la social-démocratie, ne sut réagir comme il aurait dû et l’Espagne révolutionnaire demeura réduite à ses propres limites. Elle maintint son exigence révolutionnaire autant qu’elle put, prolongeant sa ferveur jusqu’aux journées de mai 1937 qui furent le chant du cygne de la révolution, pas seulement en Espagne mais en Europe.
Le principal ennemi avec lequel compta la révolution espagnole fut l’URSS. Pour Staline, la révolution espagnole était un événement auquel il ne s’attendait pas et il s’attendait encore moins à ce que l’anarchisme y jouât un rôle hégémonique. Son intervention dans la guerre d’Espagne fut néfaste à tous les points de vue. Il vendit de vieilles armes à la République mais en les faisant payer par avance et c’est ainsi que la plus grosse partie de la réserve d’or de la banque d’Espagne fut déposée à Odessa sans qu’ait été envoyé jusque-là le moindre fusil à l’Espagne républicaine. Il organisa les Brigades internationales dans lesquelles il enrôla autant de communistes qui commençaient à voir clairement le sale jeu qu’il était en train de mener en Union soviétique. Son intention était de se libérer des compagnons de route gênants en les plaçant en Espagne, évitant ainsi l’action qu’ils pouvaient mener à terme dans le monde pour mettre les différents gouvernements démocratiques dans l’embarras avec leur politique de « non-intervention » dans la question espagnole. Et, pour finir, il posa des conditions à son « aide militaire » en exigeant en échange du gouvernement espagnol qu’il se laissât manipuler par l’OGPU en Espagne, comme s’il s’agissait d’une province russe, pour liquider l’anarchisme et le trotskisme qu’il identifiait au POUM (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste). A ce sujet, la Pravda du 17 décembre 1936 écrivait : En Catalogne, la liquidation des éléments trotskistes et anarcho syndicalistes a déjà commencé, cette tâche sera conduite avec la même énergie qu’en URSS
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Il semble curieux que, jusqu’à la mort de Durruti, le stalinisme n’ait pas montré très clairement la menace qu’il représentait pour la révolution espagnole et l’anarchisme et que ceci se produisit justement quelques jours après la mort de Durruti. Il y a lieu de penser que sa mort fut prise comme un test. L’absence de réaction des forces révolutionnaires à l’annonce de la mort de Durruti devait convaincre Staline du fait que la révolution espagnole s’éteignait avec la mort de celui qui en était le plus représentatif.