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James Guillaume - Idées sur l’organisation sociale - Chapitre V

lundi 20 novembre 2023, par James Guillaume (CC by-nc-sa)

Quittant maintenant le terrain restreint de la Commune, ou de la fédération locale des groupes de producteurs, nous allons voir l’organisation sociale se compléter, d’une part par la constitution de fédérations régionales corporatives, embrassant tous les groupes de travailleurs qui appartiennent à une même branche de la production ; d’autre part, par la constitution d’une Fédération des Communes.

Nous avons déjà indiqué sommairement, au chapitre IV, ce que c’est qu’une fédération corporative. Il existe, au sein même de la société actuelle, des organisations embrassant dans une même association tous les ouvriers d’un métier : telle est, par exemple, la fédération des ouvriers typographes. Mais ces organisations-la ne sont qu’une ébauche très-imparfaite de ce que doit être, dans la société à venir, la fédération corporative. Celle-ci sera formée de tous les groupes producteurs appartenant à la même branche de travail ; ils s’unissent, non plus pour protéger leur salaire contre la rapacité des patrons, mais en première ligne pour se garantir mutuellement l’usage des instruments de travail qui sont en possession de chacun des groupes, et qui deviendront, par un contrat réciproque, la propriété collective de la fédération corporative tout entière ; en outre, la fédération des groupes entre eux permet à ceux-ci d’exercer un contrôle constant sur la production, et par conséquent de régler le plus ou moins d’intensité de celle-ci, dans la proportion des besoins qui sont manifestés par la société tout entière.

La constitution de la fédération corporative s’opérera d’une façon extrêmement simple. Dès le lendemain de la Révolution, les groupes producteurs appartenant à la même industrie sentiront le besoin de s’envoyer mutuellement des délégués, d’une ville à une autre pour se renseigner et s’entendre. De ces conférences partielles sortira la convocation d’un Congrès général de délégués de la corporation dans quelque point central. Ce Congrès posera les bases du contrat fédératif, qui sera soumis ensuite à l’approbation de tous les groupes de la corporation. Un bureau permanent, élu par le Congrès corporatif et responsable devant celui-ci, sera destiné à servir d’intermédiaire entre les groupes formant la fédération, de même qu’entre la fédération elle-même et les autres fédérations corporatives.

Une fois que toutes les branches de la production, y compris celles de la production agricole, se seront organisées de la sorte, un immense réseau fédératif, embrassant tous les producteurs et par conséquent aussi tous les consommateurs, couvrira le pays, et la statistique de la production et de la consommation, centralisée par les bureaux des diverses fédérations corporatives, permettra de déterminer d’une manière rationnelle le nombre des heures de la journée normale de travail, le prix de revient des produits et leur valeur d’échange, ainsi que la quantité en laquelle ces produits doivent être créés pour suffire aux besoins de la consommation.

Des gens habitués aux déclamations creuses de certains prétendus démocrates, demanderont peut-être si les groupes de travailleurs ne devront pas être appelés à intervenir directement, par le vote de tous ceux qui composent la fédération corporative, dans la fixation de ces divers détails ; et quand nous aurons répondu négativement, ils s’écrieront sans doute que c’est là du despotisme ; ils protesteront contre ce qu’ils appelleront l’autorité des bureaux, investis du pouvoir de trancher seuls des questions si graves et de prendre des décisions de la plus haute importance. Nous répondrons que la besogne dont les bureaux permanents de chaque fédération seront chargés, n’a rien de commun avec l’exercice d’une autorité quelconque : il s’agit en effet tout simplement de recueillir et de mettre en ordre les renseignements fournis par les groupes producteurs ; et une fois ces renseignements réunis et rendus publics, d’en tirer les conséquences qui en découlent nécessairement concernant les heures de travail, le prix de revient des produits, etc. C’est là un simple calcul d’arithmétique, qui ne peut pas se faire de deux manières différentes, et qui ne peut pas donner deux résultats : il n’en peut sortir qu’un résultat unique ; ce résultat, chacun pourra le contrôler pour son propre compte, parce que chacun aura les éléments de l’opération sous les yeux, et le bureau permanent est simplement chargé de le constater et de le porter à la connaissance de tous [1] . Aujourd’hui déjà, l’administration des postes, par exemple, remplit un service assez semblable à celui qui sera confié aux bureaux des fédérations corporatives ; et personne ne s’avise de se plaindre d’un abus d’autorité parce que la poste détermine, sans consulter le suffrage universel, la classification et le groupement des lettres en paquets, pour les faire parvenir à destination de la manière la plus expéditive et la plus économique.

Ajoutons que les groupes producteurs formant une fédération interviendront dans les actes du bureau d’une manière bien autrement efficace et directe que par un simple vote : ce sont eux, en effet, qui fourniront les renseignements, toutes les données statistiques que le bureau ne fait que coordonner : en sorte que le bureau n’est que l’intermédiaire passif au moyen duquel les groupes communiquent entre eux et constatent publiquement les résultats de leur propre activité.

Le vote est un procédé propre à trancher des questions qui ne peuvent être résolues au moyen de données scientifiques, et qui doivent être laissées à l’appréciation arbitraire du nombre ; mais dans des questions susceptibles d’une solution scientifique et précise, il n’y a pas lieu à voter ; la vérité ne se vote pas, elle se constate et s’impose ensuite à tous par sa propre évidence.

Mais nous n’avons montré encore qu’une des moitiés de l’organisation extra-communale : à côté des fédérations corporatives doit se constituer la Fédération des communes.

La Commune étant formée par l’ensemble des travailleurs habitant une même localité, chacun de ces travailleurs se trouve déjà faire partie de l’une ou de l’autre de ces grandes organisations que nous appelées fédérations corporatives, au moyen desquelles il est en relation de solidarité avec tous les travailleurs de la branche de production à laquelle il appartient lui-même, dans toute l’étendue de la région que la fédération corporative embrasse. Mais ce travailleur, qui se rattache, dans sa spécialité comme producteur, à telle ou telle corporation, est en même temps membre de sa Commune ; et il reste à établir, entre les diverses Communes d’une région, un lien de solidarité du même genre que celui que nous avons vu se nouer entre les groupes corporatifs.

La Fédération des Communes se constituera naturellement, comme les fédérations corporatives, au moyen d’une réunion de délégués, d’un Congrès, où sera discuté et adopté le pacte fédératif. Les Communes se fédèrent entr’elles dons le but de s’entr’aider pour l’institution de certains services publics d’un caractère général, et par conséquent le pacte fédéral aura à déterminer le nombre et la nature de ces services publics, et à fixer les moyens d’exécution.

En première ligne, faisons figurer, parmi ces services publics fédéraux, ceux qui ne sont que le complément des services publics communaux. Ainsi, les comptoirs d’échange des Communes, outre les relations directes qu’ils soutiendront entre eux, auront besoin, pour faciliter leurs opérations, d’un ou de plusieurs comptoirs centraux, chargés plus spécialement des relations internationales ; l’organisation de ces comptoirs centraux d’échange sera l’œuvre de la Fédération des Communes.

Tous les comptoirs communaux étant mis en relation les uns avec les autres par l’intermédiaire de ces comptoirs fédéraux, rien ne sera plus facile que d’organiser la circulation et l’acceptation, sur toute l’étendue de la Fédération, et même au dehors, des bons d’échange émis par les comptoirs des diverses Communes. En outre, les comptoirs fédéraux, centralisant tous les renseignements relatifs à la consommation et à la production, fourniront à chaque Commune les indications nécessaires pour régulariser la création des produits et leur écoulement. On ne produira plus, comme aujourd’hui, à l’aventure et par esprit de spéculation ; les produits seront créés à proportion des besoins ; et de la sorte, l’écoulement de tous ces produits étant assuré d’avance, les comptoirs communaux pourront, sans courir aucun risque de perte, remettre immédiatement aux producteurs, sous forme de bons d’échange, la contre-valeur des produits livrés par eux. — Plus tard ce mécanisme se simplifiera encore, lorsque, comme nous l’avons dit, la production étant devenue plus abondante, la distribution pure et simple se sera graduellement substituée à l’échange.

La statistique locale, qui fournira aux bureaux des fédérations corporatives les éléments de leur travail, transmettra aussi à une commission fédérale de statistique, pour être coordonnés et publiés, les renseignements d’intérêt général qu’elle aura recueillis. — Les établissements communaux d’instruction publique seront complétés par des écoles spéciales instituées par la Fédération, où les élèves trouveront, pour continuer leurs études, des ressources que ne leur offriraient pas la plupart des écoles communales.

Viennent ensuite d’autres services, dont nous n’avons pas eu encore l’occasion de parler, et qui sont, par leur nature même, de la compétence de la Fédération des Communes et non d’une Commune isolée : tels sont la construction, l’entretien et l’administration des chemins de fer et autres voies de communication ; le service des postes et des télégraphes ; tout ce qui concerne la marine ; l’organisation d’un système d’assurance entre les Communes, etc.

Chacun de ces services exigera un personnel spécial ; mais ce personnel ne pourra pas former, comme aujourd’hui, une bureaucratie : il se recrutera librement parmi les travailleurs que leurs goûts et leurs aptitudes porteront vers ce genre d’activité. Le travail accompli par les employés des divers services publics sera considéré comme l’équivalent de celui auquel sont occupés les autres travailleurs ; ils choisiront eux-mêmes, par voie d’élection, ceux d’entr’eux qui auront à diriger et à contrôler ce travail, comme cela se fera dans les ateliers ; en sorte que ceux des travailleurs que le choix de leurs collègues aura appelés à diriger tel ou tel service public de la Fédération, ne seront point des magistrats, des membres d’un gouvernement ou d’une autorité quelconque, mais seront choisis de la même façon et placés exactement sur la même ligne que les gérants ou les administrateurs de n’importe quelle association de producteurs.

Toutefois, comme les services publics fédéraux auront été institués dans l’intérêt de la Fédération entière, il y aura lieu pour celle-ci d’élire des commissions de surveillance, chargées de s’assurer que les choses se passent conformément aux décisions prises, et de faire rapport à ce sujet au Congrès des délégués des Communes, qui se réunira à des époques fixes.

Voilà, dans leur extrême simplicité, les seuls rouages administratifs qu’exigera le fonctionnement régulier d’une vaste Fédération de Communes. Point de gouvernement, de président de la république, de ministres, de préfets, de juges, de magistrats et de fonctionnaires grands et petits. Rien que le mécanisme harmonieux et facile d’une association de producteurs, opérant toujours par les mêmes moyens et en vertu des mêmes principes, qu’il s’agisse de l’organisation d’un atelier, d’une Commune, ou d’une Fédération embrassant des milliers de Communes et des millions de travailleurs.

Ces courtes indications doivent suffire pour qu’on se forme une idée générale du régime que la Révolution substituera à l’État politique actuel. À la base, le groupe de producteurs associés, et la fédération locale des divers groupes, la Commune ; puis d’une part, l’union régionale de tous les groupes appartenant à la même branche de production — la fédération corporative — et le rapprochement de ces fédérations de producteurs, de manière à former un faisceau embrassant l’ensemble des travailleurs d’une région, groupés par corporations ; et d’autre part, l’union régionale de toutes les Communes — la Fédération des Communes — de manière que les travailleurs, qui se sont déjà solidarisés entre eux par catégories de production, se trouvent liés par un nouveau pacte de solidarité plus large et complétant le premier. Voilà ce que doit être la nouvelle organisation sociale.


[1Nous avons dit ailleurs que les associations de producteurs agricoles et industriels conserveront la faculté de fixer elles mêmes la durée de la journée de travail : il n’y a rien là de contradictoire. Les bureaux ces fédérations corporatives font connaître les résultats fournis par la statistique quant à la moyenne normale des heures de travail ; et sur cette base, les associations prennent les arrangements ultérieurs qui leur conviennent.