Nous examinerons, dans ce chapitre, la manière dont doivent s’organiser les paysans pour tirer le plus de profit possible de leur instrument de travail, la terre.
Au lendemain de la Révolution, voici dans quelle position se trouveront les paysans :
Les uns, qui étaient déjà petits propriétaires, conservent le morceau de terrain qu’ils cultivaient et qu’ils continuent à cultiver seuls avec leur famille. D’autres, et c’est le plus grand nombre, qui étaient fermiers d’un grand propriétaire, ou simples manœuvres à la solde d’un fermier, se sont emparés en commun d’une vaste étendue de terrain, et doivent la cultiver en commun.
Lequel de ces deux systèmes est le meilleur ?
Il ne s’agit pas ici de faire de la théorie, mais de prendre pour point de départ les faits, et de rechercher ce qui est immédiatement réalisable.
Nous plaçant à ce point de vue, nous disons d’abord que la chose essentielle, celle pour laquelle la Révolution a été faite, est accomplie : la terre est devenue la propriété de celui qui la cultive, le paysan ne travaille plus au profit d’un exploiteur qui vit de ses sueurs.
Cette grande conquête obtenue, le reste est d’ordre secondaire ; les paysans peuvent, si c’est leur volonté, partager le terrain en lots individuels et attribuer à chaque travailleur un lot ; ou bien au contraire mettre le terrain en commun et s’associer pour le cultiver.
Cependant, quoique secondaire par rapport au fait essentiel, à l’émancipation du paysan, cette question de la la meilleure forme à adopter pour la culture et pour la possession du sol mérite aussi d’être examinée avec attention.
Dans une région qui aura été peuplée, avant la Révolution, par des paysans petits propriétaires ; où la nature du sol sera peu propice à des cultures étendues ; où l’agriculture en est encore restée aux procédés de l’âge patriarcal, où l’emploi des machines est inconnu ou peu répandu — dans une région semblable, il sera naturel que les paysans conservent la forme de propriété à laquelle ils sont habitués. Chacun d’eux continuera à cultiver son terrain comme par le passé, avec cette seule différence, que ses valets d’autrefois (s’il en avait) seront devenus ses associés et partageront avec lui les fruits que leur travail commun aura fait produire à la terre.
Toutefois il est probable qu’au bout de peu de temps, ces paysans restés propriétaires individuels trouveront avantageux pour eux de modifier leur système traditionnel de travail. Ils se seront d’abord associés pour créer une agence communale chargée de la vente ou de l’échange de leurs produits : puis cette première association les conduira à tenter d’autres pas dans cette même voie. Ils feront en commun l’acquisition de diverses machines destinées à faciliter leur travail ; ils se prêteront une aide réciproque pour l’exécution de certaines corvées qui se font mieux quand elles sont enlevées rapidement par un grand nombre de bras ; et ils finiront sans doute par imiter leurs frères les travailleurs de l’industrie et ceux des grandes cultures, en se décidant à mettre leurs terres en commun et à former une association agricole. Mais s’ils s’attardent quelques années dans l’ancienne routine, si même l’espace d’une génération entière devait s’écouler, dans certaines communes, avant que les paysans y prissent le parti d’adopter la forme de la propriété collective, il n’y aurait pas à ce retard d’inconvénient grave ; le prolétariat des campagnes n’aurait-il pas disparu, et au sein même de ces communes restées en arrière, y aurait-il autre chose qu’une population de travailleurs libres, vivant dans l’abondance et la paix ?
Par contre, là où de grands domaines, de vastes cultures occupent un nombre considérable de travailleurs, dont les efforts réunis et combinés sont nécessaires à la mise en œuvre du sol, la propriété collective s’impose d’elle-même. On verra le territoire de toute une commune, quelquefois même celui de plusieurs communes, ne former qu’une exploitation agricole, où seront appliqués les procédés de la grande culture. Dans ces vastes communautés de travailleurs des champs, on ne s’efforcera pas, comme le fait aujourd’hui le petit paysan sur son lopin de terre, d’obtenir du même terrain une foule de produits différents : on ne verra pas, côte à côte dans un enclos d’un hectare de superficie, un petit carré de blé, un petit carré de pommes-de-terre, un autre de vigne, un autre de fourrage, un autre d’arbres fruitiers, etc. Chaque sol est, par sa configuration extérieure, par son exposition, par sa composition chimique, approprié plus spécialement à une espèce de produits : on ne sèmera donc pas du blé sur le terrain propre à la vigne, on ne cherchera pas à obtenir des pommes-de-terre sur un sol qui serait mieux utilisé comme pâturage. La communauté agricole, si elle ne dispose que d’une seule nature de terrain, ne se livrera qu’a la culture d’une seule espèce de produits, sachant que la culture en grand donne, avec moins de travail, des résultats beaucoup plus considérables, et préférant se procurer par l’échange les produits qui lui manquent, plutôt que de ne les obtenir qu’en petite quantité et en mauvaise qualité sur un terrain qui ne leur serait pas propice.
Il est inutile d’insister sur les avantages de la grande culture et d’en exposer en détail les procédés. Nous nous bornerons a donner une idée de ce que sera l’agriculture de l’avenir, en citant ici une page remarquable d’un rapport présenté dans un des congrès de l’Internationale :
« Voyez-vous, sous ce sol fraîchement défriché, chaulé, nivelé, ces milliers de canaux, véritable système circulatoire d’un nouvel et grand organisme ? De ces canaux souterrains, les uns transportent au loin dans les campagnes le liquide nourricier de la terre, fourni par les égouts des villes, et restituant intégralement au sol ce que les populations urbaines ont reçu du sol ; les autres éloignent des champs la trop grande abondance d’eau. Voyez-vous cette traînée de wagons chargés de chaux ou d’autres sels nécessaires au sol, conformément à la grande loi de la restitution ? la vapeur les entraîne au loin dans les champs pour répandre ces sels précieux dans les terrains où ils font défaut. Voyez-vous cette chaîne de socs parallèles qu’une gigantesque machine à vapeur promène à travers des campagnes immenses ? le même mécanisme emporte en même temps et les hommes, et les instruments aratoires, et les semences ; et plus tard, quand la moisson sera mûre, il repassera pour la faucher, la recueillir et la transporter dans la grange, ou d’autres machines, mues également par la vapeur, remplacent l’antique fléau et le van à jamais oubliés. Et tout cela se fait avec ensemble, avec ordre, au moment précis indiqué par les observatoires météorologiques. Dans une agriculture pareille, que devient non-seulement le petit paysan qui cultive à la bêche, mais même le laboureur avec sa charrue traditionnelle, avec tout le vieil outillage et les vieux procédés en usage déjà dans l’antiquité gréco-romaine et même dans l’Égypte des Pharaons ? Ils sont allés rejoindre le roulier remplacé par le chemin de fer, le courrier supprimé par l’électricité, le bûcheron peu à peu disparu devant le charbonnage, le lampiste refoulé par l’usine à gaz, le porteur d’eau aboli par ces systèmes de puits artésiens, d’aqueducs, de tuyaux et de robinets, qui se chargent aujourd’hui déjà de distribuer l’eau aux habitants des grandes cités. »
L’organisation intérieure d’une communauté agricole ne sera nécessairement pas partout la même : une assez grande variété pourra se produire suivant les préférences des travailleurs associés : ils n’auront, pourvu qu’ils se conforment aux principes d’égalité et de justice, à consulter sur ce point que leurs convenances et leur utilité. Nous nous bornerons à donner quelques indications très sommaires.
La gérance de la communauté, élue par tous les associés, pourra être confiée soit à un seul individu, soit à une commission de plusieurs membres ; il sera même possible de séparer les diverses fonctions administratives, et de remettre chacune d’elle à une commission spéciale. La durée de la journée de travail sera fixée, non par une loi générale appliquée à tout le pays, mais par une décision de la communauté elle-même ; seulement, comme la communauté sera en relations avec tous les travailleurs agricoles de la région, il faut admettre comme probable qu’une entente se sera effectuée entre tous les travailleurs pour l’adoption d’une base uniforme sur ce point. Les produits du travail appartiennent à la communauté ; et chaque associé reçoit d’elle, soit en nature (subsistances, vêtements, etc.), soit en monnaie d’échange, la rémunération du travail accompli par lui. Dans quelques associations, cette rémunération sera proportionnelle à la durée du travail et de la nature des fonctions remplies ; d’autres systèmes encore pourront être essayés et pratiqués.
Cette question de la répartition devient tout à fait secondaire, dès que celle de la propriété a été résolue et qu’il n’existe plus de capitalistes opérant un prélèvement sur le travail des masses. Toutefois nous pensons que le principe dont il faut chercher à se rapprocher autant que possible est celui-ci : De chacun suivant ses forces, à chacun suivant ses besoins. Une fois que, grâce aux procédés mécaniques et aux progrès de la science industrielle et agricole, la production se sera accrue de telle sorte qu’elle dépassera de beaucoup les besoins de la société — et ce résultat sera obtenu dans un espace de quelques années après la Révolution — une fois qu’on en sera là, disons-nous, on ne mesurera plus d’une main scrupuleuse la part qui revient à chaque travailleur : chacun pourra puiser dans l’abondante réserve sociale, selon toute l’étendue de ses besoins, sans craindre de jamais l’épuiser ; et le sentiment moral qui se sera développé chez des travailleurs libres et égaux préviendra l’abus et le gaspillage. En attendant, c’est à chaque communauté à déterminer elle-même, pendant la période de transition, la méthode qu’elle croit la plus convenable pour répartir le produit du travail entre ses associés.