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I - Sur l’organisation du mouvement

Dessin de Kontrapatria

jeudi 28 mars 2024, par Maurice Fayolle (CC by-nc-sa)

Grandeur et faiblesse de l’anarchisme

Voilà plus d’un siècle que Proudhon, en lançant à la face d’une bourgeoisie indignée sa fameuse accusation : La propriété, c’est le vol, signant l’acte de naissance de l’anarchisme social.

Je précise bien : l’anarchisme social, et il y a lieu ici d’établir une distinction qui précise clairement les données du problème.

L’anarchisme, en ce qu’il est négation de l’autorité imposée par autrui et révolte de l’humain asservi, est une réaction naturelle presque aussi vieille que l’humanité elle-même. De tout temps, elle a dressé les humains, individuellement ou collectivement contre toutes les oppressions, qu’elles soient d’ordre familial, social, politique ou religieux. Cet anarchisme s’est toujours exprimé dans le geste de révolte – une révolte à l’état pur et sauvage, dont les racines plongeaient beaucoup plus dans l’instinct que dans la raison. Mais l’anarchisme, en ce qu’il est affirmation d’un ordre nouveau, désir exprimé et défini d’une transformation des structures de la société, changement dans les rapports entre les membres de la communauté humaine, cet anarchisme date du siècle dernier. [1]

Ce fut ainsi que l’anarchisme, après une longue incubation de plusieurs siècles, a subi une soudaine mutation. Sous la plume d’une série de penseurs prestigieux et sans rien renier des origines qui lui avaient donné naissance, il s’est complété en devenant une idéologie sociale qui, au-delà de la critique pure, apportait une réponse aux questions posées. En ajoutant une indispensable affirmation à ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une simple négation, il avait cessé d’être seule expression de la révolte pure et instinctive pour devenir esprit conscient et raisonné de la révolution.

Aujourd’hui, après plus d’un siècle d’existence [2], l’anarchisme a un passé. Un passé à la fois glorieux et décevant.

Glorieux, parce que, avec la prodigalité qui témoigne de sa grande richesse idéologique, l’anarchisme a lancé dans le circuit de la pensée une foule d’idées, dont un certain nombre sont devenues réalités, dont quelques autres sont en voie de réalisation. Glorieux également, parce qu’une poignée d’humains aux convictions ardentes se ruèrent, par la plume, la parole ou le geste, sur des bastilles sociales qui paraissaient devoir défier tous les assauts et, payant souvent de leurs vies, parvinrent à les ébranler. De Tokyo à Barcelone, de Chicago à Moscou, de Londres à Rome, les anarchistes ont payé le plus lourd tribut dans les luttes pour l’émancipation humaine.

Mais décevant aussi, car, malgré une idéologie simple, claire, logique, rationnelle ; malgré une foi presque religieuse [3], qui poussa ses héros sur tous les échafauds du monde où ils montrèrent le courage de ceux et celles qui savent mourir pour une noble cause et sont persuadés de la servir par leur sacrifice ; malgré un apport constant et, hélas ! trop souvent éphémère, de jeunes disciples enthousiastes, l’anarchisme n’est jamais parvenu, dans aucun pays du monde, à devenir une force déterminante. Alors que, dans la deuxième moitié du siècle dernier, ses chances apparaissaient certaines, alors qu’une notable partie des intellectuels avait rallié sa cause ou se trouvait sous son influence, l’anarchisme ne parvint jamais à se constituer en mouvement d’envergure et à acquérir ainsi le poids politique qu’aurait dû normalement lui valoir son rayonnement spirituel. Des groupes se multiplièrent, certes, mais leur durée était souvent éphémère et leur ossature demeurait squelettique.

Pourquoi cette stagnation alors que les circonstances paraissaient propices, stagnation suivie, il faut bien le dire, d’une régression à la suite du triomphe des marxistes en Russie ?

Les explications sont nombreuses – et insuffisantes. L’une des causes principales est, sans conteste, la trop grande richesse d’une idéologie qui, dès sa naissance, a éclaté en un nombre invraisemblable de rameaux, morcelant ainsi les adeptes en une multitude d’écoles, qui ne tardèrent pas à se transformer en autant de chapelles rivales. Il y eut ainsi les anarchistes communistes et collectivistes, socialistes et individualistes, syndicalistes et anti-syndicalistes, athées et chrétiens, violents et non-violents, pacifistes et révolutionnaires, etc., et j’en passe ! Éparpillement dont le double résultat fut d’enlever tout sérieux à l’anarchisme et de diluer sans résultats appréciables les possibilités financières et l’énergie des militants. Et le seul lien qui unissait ces diverses fractions se réduisait à une série de négations : l’État, l’Armée, la Police, l’Église, etc.

Or, on ne bâtit rien sur des négations. La négation ne se justifie que dans la mesure où elle est prélude à une affirmation. Le mérite des penseurs et des propagandistes qui, au siècle dernier, forgèrent l’anarchisme social fut précisément de la dégager du seul aspect négatif de la révolte pour le doter du visage constructif de la révolution. Cet enseignement, la grande masse des militants ne sut ou ne voulut malheureusement pas l’écouter. Courageux jusqu’au sacrifice de leurs vies dans la lutte contre la société, ils ne surent pas faire l’effort intellectuel qui leur aurait permis de surmonter l’espèce de maladie infantile qui émietta l’anarchisme et lui ferma les portes d’une Histoire, cependant tout disposée à accueillir ce nouveau venu.

Et voilà la grande faiblesse de l’anarchisme : son inaptitude à l’organisation. Inaptitude qui va, chez certains, jusqu’à la répulsion et au refus. Engagé dans cette voie, il était dès lors inévitable que l’anarchisme reste confiné dans la pratique plus ou moins ésotérique d’une philosophie sans lien avec le monde vivant et sans poids sur le déroulement des événements.

Anarchiste social – et, par conséquent, révolutionnaire – je déplore et m’insurge contre cet état d’esprit qui paralyse tout développement de notre idéal. Et je reste persuadé que ce ne sera que lorsque les anarchistes s’organiseront d’une manière conséquente, cohérente et sérieuse qu’ils pénétreront enfin sur la scène du monde et que, cessant de se contenter du rôle de témoins, ils deviendront les ouvriers d’une destinée humaine qui s’édifie chaque jour.

Tout à l’heure, j’ai écrit : L’anarchisme n’est jamais parvenu dans aucun pays du monde, à devenir une force déterminante.... Il y a une exception : l’Espagne où, justement, les anarchistes surent s’organiser et se définir [4]. L’Espagne qui demeure le grand exemple historique vers lequel nous devons sans cesse nous tourner et méditer.

... Et, aujourd’hui, je songe mélancoliquement à ce qui aurait pu se passer si, en 1936, à l’heure où nos camarades de la C.N.T.-F.A.I. [5] transformaient l’insurrection fasciste en révolution sociale, il avait existé en France un mouvement anarchiste sérieux, solide, influent...

Sans doute est-il absurde de rêver ? Mais est-il si déraisonnable de penser qu’un tel mouvement français aurait permis le triomphe de la révolution espagnole ? Ce qui aurait infligé la première défaite d’envergure au fascisme international — aux conséquences incalculables –, provoqué des craquements en Italie, dépouillé le communisme russe de son auréole et, peut-être la guerre de 39 elle-même...

Oui : je suis persuadé qu’un grand mouvement anarchiste en France à cette époque aurait changé l’histoire du monde.

Comment ne pas le regretter ? Et ne pas travailler opiniâtrement à créer ce mouvement ?

Le refus de l’organisation

Dans un précédent article [6], j’ai montré que l’une des faiblesses de l’anarchisme résidait dans son inaptitude à s’organiser sur des bases solides et sérieuses.

D’où vient cette méfiance, pour ne pas dire cette répulsion, de nombreux camarades devant tout ce qui peut ressembler à des structures organisationnelles ? Il me semble évident qu’un tel refus trouve sa source, non pas dans la revendication fondamentale de l’anarchisme, la liberté (car la liberté sans organisation ne saurait être que celle de la jungle), mais dans l’extrapolation que les individualistes donnèrent à cette revendication en lui conférant le caractère d’une négation de la société elle-même. Née dans le ferment révolutionnaire que sécrétèrent les luttes politico-sociales du XIXe siècle, la théorie individualiste projeta la révolte au-delà d’une opposition de classes en dressant l’individu contre la société. Exprimée avec lyrisme par Frédéric Nietzche, cette conception trouve son véritable théoricien avec Max Stirner.

D’une rigoureuse logique dans sa partie critique, la théorie individualiste ne pouvait cependant déboucher sur aucune solution constructive, car elle se heurtait à cette réalité fondamentale : l’homme est un animal social. Insurrection justifié de l’individu contre les abusives exigences des sociétés autoritaires, la révolte individualiste trouve ses règles et ses limites dans le cadre étroit d’une attitude de défense contre le milieu : elle ne peut – et ne veut – se prolonger dans l’acte révolutionnaire. Quant à ceux et celles qui voulurent aller au-delà, on sait ce qu’il en advint : ils versèrent dans le banditisme. Et c’est la seule issue qu’offre la théorie individualiste à ceux et celles qui veulent passer d’une position défensive à une action offensive.

En raison même de l’impasse où elle aboutissait, la théorie individualiste fit peu de véritables adeptes. Mais ces conceptions s’infiltrèrent insidieusement dans tout le mouvement anarchiste et imprégnèrent des générations de militants d’une solide méfiance contre toutes formes de structures organisationnelles. Or, ces militants n’étaient pas des individualistes, mais, tout au contraire se proclamaient révolutionnaires : d’où une persistante confusion et une vaine recherche dans nos milieux d’un type d’organisation véritablement ”anarchiste”, parce que dépourvue de structures. Ainsi, des camarades de parfaite bonne foi poursuivirent-ils avec une admirable et vaine obstination l’inaccessible chimère du mariage de la carpe et du lapin.

Quelle est cette « organisation » dépourvue de structures que nous proposent ces camarades ? Le principe en est simple : à la base est, non pas l’adhérent mais l’individu, unité autonome et indépendante. Cet individu s’associe – ou non – avec d’autres pour former des groupes, mais, au sein de ceux et celles-ci, il demeure autonome et indépendant. La liberté est donc totale et aucune obligation d’aucune sorte n’existe à aucun degré. Les groupes ainsi constitués et les individualités qui, par un souci extrême de préserver leur indépendance, se refusent à adhérer à un groupe, se réunissent néanmoins en congrès. Mais ces congrès ont ceci d’original que ce ne sont pas des réunions où l’on prend des décisions, mais des lieux de rencontre où ont lieu seulement des confrontations. Il en résulte qu’on ne nomme pas un organisme central pour exécuter des directives – puisque les congrès ne sont pas habilités à en prendre – mais un simple bureau chargé d’assurer la liaison et la correspondance entre les groupes et les individualités. Dans de telles réunions, tout vote est exclu, le congrès se refusant à faire un choix entre les diverses thèses. Par conséquent, il n’existe ni majorité, ni minorité, au moins sous une forme arithmétique. Il en résulte que l’unanimité est requise, hors laquelle le congrès refuse de se prononcer.

Une telle formule paraît, de prime abord, séduisante. Ses partisans affirment avec beaucoup de conviction qu’elle est la seule authentiquement anarchiste. Puisqu’elle laisse à chacun, groupe ou individualité, la plus complète liberté ; puisque la règle d’unanimité interdit à une majorité d’imposer sa loi à une minorité ; puisque, enfin, le refus du choix collectif laisse finalement à chacun la possibilité de se déterminer lui-même. Tout cela est bien évident et je n’aurais garde de le nier. Je reconnais même très volontiers qu’une telle forme « d’organisation » représente le type idéal pour une association de joueurs de pétanque ou de pêcheur à la ligne.

Soyons sérieux. Constatons d’abord que les véritables individualistes – dont E. Armand fut, jusqu’à sa mort récente, le plus parfait représentant – se refusent à entrer dans une organisation quelconque, serait-elle aussi peu contraignante que celle décrite ci-dessus. Pour eux, le simple fait de donner leur adhésion, même s’il ne reçoivent pas une carte en retour, à un groupement collectif, constitue le début d’un embrigadement ; le simple fait de devoir verser une cotisation régulière, même si aucun timbre ne le sanctionne, représente le commencement d’une obligation ; le simple fait de devoir, même très faiblement, tenir compte des opinions des autres adhérents, apparaît comme les dangereuses prémisses d’une discipline : toutes choses qu’ils repoussent avec horreur comme incompatible avec la liberté de l’individu. Ils se placent ainsi, comme l’exprimait si bien le titre de l’une des publications d’Armand : « en dehors ». C’est leur droit et ce sera le devoir d’une société libertaire de leur garantir le mode de vie de leur choix.

Deuxième constatation : si les individualistes sont parfaitement logiques dans leur refus d’adhérer à toute espèce de groupement collectif, ceux et celles qui, parmi les anarchistes, veulent une organisation, mais conçue de telle sorte qu’elle n’impose aucune obligation, aucune contrainte, aucune discipline, sont eux, tout aussi illogiques. Cela pour la simple raison qu’un tel type d’organisation ne peut avoir d’organisation que le nom : c’est un décor de théâtre derrière lequel on ne trouve que le vide. J’affirme une fois de plus qu’il ne peut exister aucune espèce d’organisation qui soit dépourvue de structures. Qu’on veuille bien méditer sur cette évidence : une société libertaire pourrait modifier profondément les normes de l’habitat en fonction d’une nouvelle éthique sociale : en aucun cas, elle ne pourrait ignorer les lois fondamentales de l’architecture. Des lois qui veulent qu’un édifice se construise nécessairement sur une ossature de base : fondations ou armature de béton. De même, une organisation doit reposer sur des structures. Ceci admis, il reste bien entendu que la construction – que l’organisation libertaire – doit avoir un caractère différent d’une organisation autoritaire.

Car troisième constatation (et les individualistes ont parfaitement raison sur ce point), tout groupement collectif impose à ses membres une certaine contrainte. Ainsi, pour reprendre la comparaison précédente, l’usage d’un habitat impose à son occupant « l’obligation » de le réintégrer chaque soir – au lieu de la « liberté » du chemineau de coucher là où la nuit le surprend. Je comprends le souci de certains camarades de se préserver de tout risque d’embrigadement, de centralisme et d’autoritarisme. Je comprends moins qu’ils se refusent à admettre cette évidence : que toute véritable organisation impose des limites à la liberté individuelle en exigeant de chacun de ses membres l’observation d’une certaine discipline collective – hors de laquelle il n’y a pas ou il n’y a plus d’organisation. Dans un article suivant, je développe ce thème que la société, non pas parfaite (il n’en existe et n’en existera jamais), mais acceptable sera celle qui parviendra à réaliser le meilleur équilibre possible entre l’exigence de liberté des individus et l’exigence de discipline qu’implique toute vie collective.

Or, ce qui est vrai pour l’organisation sociale l’est également pour celle d’un mouvement. Je persiste donc à affirmer qu’il est certains principes organisationnels qu’on ne peut méconnaître et en l’absence desquels aucune organisation n’est valable. C’est à partir de ces bases que se déploie un large éventail de structures qui vont du centralisme autoritaire au fédéralisme libertaire.

Dans cette optique, le problème n’est pas de rechercher l’impossible solution de la quadrature du cercle – une organisation… inorganisée ! – mais de définir les structures d’une organisation libertaire qui concilie la liberté nécessaire de chacun avec la discipline indispensable de l’ensemble.

Principes d’organisation anarchiste

Il y a deux façons de concevoir un groupement collectif d’humains.

Le premier se situe sur le plan affinitaire : des individus ayant les mêmes préoccupations ou le même idéal se réunissent pour confronter leurs expériences personnelles. Que ce soit pour adorer une divinité commune, pour célébrer un rite commun ou pour converser sur une pratique commune, vulgaire ou artistique, ces groupements se caractérisent par leur aspect contemplatif : ils sont essentiellement de type ésotérique et n’ont d’autre objet que le témoignage. Il est bien évident que de tels groupements n’ont besoin en aucune manière de structures organisationnelles.

Il en va tout autrement lorsque des humains se groupent, non plus pour témoigner, mais pour agir. L’organi-sation devient alors une nécessité, hors de laquelle ne se justifierait pas le rassemblement. Car il ne s’agit plus de porter le témoignage d’un certain mode de vie, de distraction ou d’idéal, mais d’agir collectivement pour réaliser un programme préalablement élaboré en commun. Pourquoi ces humains se groupent-ils pour engager une action déterminée ? C’est pour la raison qu’ils estiment indispensable d’unir leur effort qui, dispersés, ne seraient d’aucune efficacité.

C’est ainsi que se trouve introduite dans la notion de groupement – d’organisation – l’une de ses valeurs fondamentales : l’efficacité. Je dis bien l’une des valeurs fondamentales et non la valeur unique : en aucun cas, elle ne doit éliminer à son profit d’autres valeurs tout aussi indispensables et dont je parlerai tout à l’heure. Cependant, l’efficacité reste la raison même pour laquelle des humains unissent leurs efforts au lieu d’agir en ordre dispersé : elle représente donc la pierre angulaire de toute organisation qui, en son absence, n’aurait de raison.

À partir du moment où des humains se réunissent pour promouvoir une action offensive dont le but est de peser sur les événements et, si possible, de les infléchir dans une direction déterminée, le groupement prend un caractère spécifique, c’est-à-dire qu’il se définit clairement par rapport aux autres groupements sociaux parallèles ou adverses. Cette spécificité s’exprimant dans le sens d’une transformation sociale, le groupement anarchiste prend donc nécessairement un caractère révolutionnaire.

L’efficacité étant la raison même de l’existence d’un groupement orienté vers l’action, il convient d’admettre les moyens de cette efficacité. Posons le problème. Des humains se réunissent pour agir en commun, mais ces individualités n’ont pas toutes exactement la même pensée, la même optique, les mêmes réactions. Il convient donc d’élaborer un certain nombre de règles communes qui seront l’expression moyenne de l’ensemble et que chaque adhérent s’engagera à respecter. Ces règles communes constitueront les structures de l’organisation. Et ainsi apparaît la seconde valeur du groupement : la discipline librement consentie.

Efficacité et discipline librement consentie, la première étant la raison du groupement, la seconde son moyen, telles seront les deux valeurs de base de toute organisation. Mais cette base serait incomplète – non libertaire – si l’on n’introduisait pas une troisième valeur, dont l’absence rend étouffante l’atmosphère des organisation autoritaire : la liberté. En effet, ceux et celles qui – et c’est le cas des anarchistes – se refusent à admettre la fameuse maxime : la fin justifie les moyens – maxime au nom de laquelle ont été commis les plus monstrueux crimes sociaux de l’Histoire – ceux et celles-là ne peuvent conférer à la seule efficacité une valeur absolue. La fin pour laquelle luttent les anarchistes – l’instauration d’une société d’humains libres – ne saurait être poursuivie avec des moyens qui seraient la négation de cette fin. D’où la nécessité, absolue celle-là, de maintenir à tous les niveaux et dans toutes les circonstances, les conditions du libre examen et de la libre discussion – liberté d’expression qui permette de redresser les erreurs et dont l’absence précipite inévitablement toute organisation dans les égarements mortels du sectarisme et du dogmatisme.

Nous avons maintenant réuni les éléments essentiels d’une organisation anarchiste : l’efficacité, valeur de raison, la discipline, valeur pratique, et la liberté, valeur morale. Il reste, passant de la théorie à la réalité, à transposer ces définitions dans les faits.

Dans un article suivant [7], j’imagine la société autoritaire sous la forme d’une pyramide, c’est-à-dire constituée par un sommet et par une base, la société libertaire sous la forme d’une cercle, c’est-à-dire constitué par un centre et une périphérie. L’organisation anarchiste se présente sous le même aspect et fonctionne d’une manière identique.

Dans ce cercle, la périphérie représente les adhérents, le centre, les congrès. Émanation direct des adhérents qui s’y trouvent représentés par leurs délégués, les congrès se réunissent, non pour se livrer à de simples confrontations, mais pour prendre toutes les décisions que commande la vie de l’organisation : ils sont donc souverains. Lorsque, le congrès terminé, les délégués refluent du centre vers la périphérie pour rejoindre leurs groupes respectifs, ils laissent en place, au centre, un organisme dont la tâche ne sera pas de décider, mais d’exécuter les décisions adoptées par le congrès, seul habilité à les prendre. L’organisme central qui demeure en place n’est donc pas autre chose qu’un congrès miniature permanent, expression du congrès global annuel, lui-même expression des groupes qui constituent l’organisation. On conçoit qu’une telle organisation écarte tout danger de centralisme et d’autoritarisme. À condition, évidement, que les Congrès fassent réellement leur travail.

Enfin, lorsque des thèses opposées restent en présence, le congrès doit nécessairement faire un choix. Et ce choix, il ne peut le faire qu’en procédant à un vote. Il y a des tabous et des superstitions dont le mouvement anarchiste doit absolument se débarrasser s’il veut faire surface et s’évader des stériles controverses sur la « pureté » des principes. L’obsession « antivotarde » est de celle-ci. Il faut faire une distinction entre l’inutile participation aux foires électorales du marais politique et la nécessité qu’exige la vie de se déterminer en toutes circonstances. Pas plus sur le plan futur de l’organisation d’une société libertaire [8] que sur celui, immédiat, de l’organisation du mouvement, on ne peut se passer d’un moyen de choisir, son refus entraînant l’immobilisme et la stagnation. Or, il n’existe pas d’autre méthode de procéder à un choix, dans un groupement collectif, que de recourir au vote, dont le résultat fait ressortir une majorité et une minorité.

Mais il est bien évident, et nul ne le contestera, que le nombre ne confère pas à la majorité une vertu d’infaillibilité. Celle-ci peut fort bien se tromper : je ne le nie en aucune manière et je réponds seulement qu’il vaut mieux risquer l’erreur en agissant que de ne pas agir par crainte de se tromper. Et si erreur il y a eu, c’est au congrès suivant, tout aussi souverain que le précédent, de la redresser.

Encore faut-il pour cela que le minorité puisse faire valoir ses arguments. Il est donc une règle précise à observer dans une organisation anarchiste, faute de laquelle il peut y avoir efficacité et discipline, mais pas de liberté. Cette règle se décompose en deux points :

 premièrement : la minorité ne peut, en aucun cas, au nom d’une fausse discipline (celle de la caserne), être tenue d’appliquer les décisions prises par la majorité : celle-ci et celle-ci seulement est responsable de leur application. Par contre, la minorité s’interdit (et là il s’agit d’une discipline vraie) de faire obstacle aux décisions prises majoritairement en congrès. Elle se réserve seulement le droit et la possibilité de faire basculer cette majorité à son profit.

 deuxièmement : pour que cette dernière proposition soit une réalité pratique, il faut que la minorité (serait-elle même constitué par un seul individu) puisse s’exprimer librement dans toutes les instances et tous les organes du mouvement, sans que la majorité puisse le lui interdire sous quelque prétexte que ce soit.

Voilà, dans ses grandes lignes, ce que devrait être une organisation anarchiste valable, sérieuse, agissante. Solidement charpentée sur ces trois valeurs de base : l’efficacité, la discipline librement consentie et la liberté (et, bien sûr, en outre dotée d’un programme cohérent et positif), elle pourrait alors hardiment se tourner vers l’avenir…


[1Le XIXe (NDE)

[2150 ans… (NDE)

[3Comment ne pas relire sans une profonde émotion les émouvantes déclarations des martyrs de Chicago et les lettres de Sacco et Vanzetti ?

[4Ces deux affirmations, que l’anarchisme n’est jamais parvenu à devenir une force déterminante et qu’il n’y a QU’UNE seule exception, sont des lieux communs qu’il faudrait nuancer. En effet, on a souvent tendance à oublier des pays comme l’Argentine et le Japon, pour n’en nommer que deux, où les anarchistes ont littéralement fondés le mouvement ouvrier moderne et où ils furent très longtemps la principale force ouvrière / révolutionnaire et d’autre part des expériences révolutionnaires comme le Mexique et l’Ukraine où les anarchistes ont joués un rôle déterminant et pas du tout mineur. D’autre part l’on surestime largement le mouvement espagnol qui n’était pas toujours aussi organisé, notamment dans sa partie politique, qu’il n’y semble au premier abord. (NDE)

[5CNT = Confédération Nationale du Travail (anarcho-syndicaliste), première centrale syndicale d’Espagne en 1936 avec plus d’un million cinq cent mille membres, et FAI = Fédération Anarchiste Ibérique, organisation politique libertaire, basée sur le groupe d’affinité (de 5 à 15 membres), et organisant plus de 40 000 militants à l’époque (NDE).

[6Grandeur et faiblesse de l’anarchisme

[7Voir article « l’Organisation Sociale »

[8Voir Le Monde Nouveau de Pierre Besnard