Cipriani ! Nous voilà loin de nos abominables politiciens, tripoteurs et menteurs, renégats et coquins sans scrupules. Qui de nous ne l’a pas rencontré ce vieux révolutionnaire romantique, dans cette rue du Faubourg-Montmartre qu’il a suivie, pendant des années, tous les matins, pour se rendre aux bureaux de la Petite République ? Le pas traînant, la tête haute, des yeux très doux et regardant loin devant lui, une barbe ample et grise encadrant sa physionomie d’apôtre, Cipriani fait songer à un survivant des époques abolies, ces époques de luttes féroces, de barricades, d’exploits, de dévouements révolutionnaires. C’est le dernier héros de cette période. Dans le monde d’aujourd’hui où l’Argent règne en maître incontesté, où les convoitises, les haines, les intérêts, les désirs ignobles, les besoins mesquins ont supprimé peu à peu tout idéalisme, il apparaît comme égaré. Certainement Cipriani ne comprend pas son époque. Il est comme une ombre au milieu de vivants qui s’agitent et s’épuisent en gestes de folie. Il incarne le remords parmi les hontes et les lâchetés présentes.
Sa vie est faite entièrement de sacrifices et de souffrances. Sans halte, sans repos, il a donné tout ce qu’il pouvait donner de lui-même à sa Cause, à l’Idée dont il s’était constitué le servant modeste ; il a donné de son sang, largement ; il a donné sa liberté ; il a donné sa fortune. Si bien qu’il se retrouve aujourd’hui vieilli, mais toujours debout ; chargé d’ans, mais toujours plein d’espoir et animé de la même foi, soutenu par le même courage. La société où il vit, il ne veut pas la voir ; les hommes parmi lesquels il se meut, il ne veut pas les connaître. Il porte, dans son cerveau, toujours aussi vivace, toujours aussi net et aussi jeune, son rêve hautain de fraternité et de liberté humaines, ce rêve qui l’a conduit sur les champs de bataille de Sicile, d’Italie et de Grèce, ce rêve auquel il a fait don de son existence.
Symbole du dévouement, personnification du sacrifice, ce héros fruste et droit, dont les anciens auraient fait un demi-dieu et dont ils auraient placé le buste à côté de ceux d’Harmodios et des Aristogiton, n’a nullement besoin d’un long préambule pour être présenté au public. Toute littérature doit être bannie ici. Il suffit de raconter. Les faits parlent avec une éloquence difficile à atteindre.