Nous voici arrivés à l’insurrection du 18 mars et la Commune. Je n’ai pas à raconter les événements de ces deux mois : je veux seulement donner une indication qui fera toucher du doigt, une fois de plus, la manière dont fonctionnait, internationalement, l’organisation secrète à laquelle nous appartenions, Varlin et moi. Et, pour cela, je reproduis un récit que j’ai fait ailleurs :
Le jour même où Bakounine partait de Locarno pour Florence (où l’appelait une affaire privée), je lisais à Neuchâtel la dépêche, affichée à la porte du château, qui annonçait le mouvement du 18 mars. Le gouvernement avait abandonné Paris, l’hôtel de ville était occupé par le Comité central de la garde nationale. Qu’était-ce que le Comité central ? Au milieu de la liste de ces inconnus, je voyais le nom d’un des nôtres, — justement de celui qui, depuis le Congrès de Bâle, faisait partie de notre intimité, — le nom de Varlin. Qu’allions-nous faire ?
Je télégraphiai à Adhémar Schwitzguébel et à Auguste Spichiger. Ils accoururent. Nous décidâmes d’envoyer sur-le-champ quelqu’un à Varlin, pour savoir de lui le vrai caractère du mouvement, et lui demander ce qu’il attendait de nous. Il fallait que notre émissaire fût un homme non surveillé, qui n’excitât pas les soupçons. Spichiger se chargea de trouver quelqu’un ; et le lendemain ou le sur-lendemain, il m’envoyait un jeune ouvrier guillocheur du Locle, Émile Jacot. Je remis à celui-ci quelques lignes pour Varlin, tracées au crayon sur les feuilles d’un cahier de papier à cigarettes. Le voyage était encore fort long ; on n’allait toujours pas directement de Neuchâtel à Paris : Jacot n’arriva que le samedi 25 au matin.
Il se fit indiquer l’hôtel de ville, mais les sentinelles ne l’y laissèrent pas pénétrer. Après avoir inutilement parlementé, il finit par s’attabler chez un marchand de vin, dans une rue voisine ; là, son air étranger, ses propos et ses questions attirèrent bientôt l’attention, et éveillèrent les soupçons. On alla chercher la garde, et on l’arrêta comme espion. Il déclara qu’il ne parlerait que devant le Comité central ; et c’est ainsi qu’il franchit, entouré de baïonnettes, la porte de cet hôtel de ville dont on lui avait refusé l’entrée.
On l’introduisit dans une pièce attenante à la salle où délibérait le Comité central, et on prévint Varlin, dont notre envoyé avait indiqué le nom : par la porte entr’ouverte, Jacot put voir les membres du Comité assis autour d’une grande table et discutant avec animation. Varlin sortit ; après avoir lu mon message, il dit à Jacot que les dépêches nous avaient donné une idée inexacte de la situation ; qu’il ne s’agissait pas de révolution internationale ; que le mouvement du 18 mars n’avait eu d’autre but que la revendication des franchises municipales de Paris, et que ce but était atteint ; que les élections étaient fixées au lendemain 26, et qu’une fois le Conseil municipal élu, le Comité central résignerait ses pouvoirs et tout serait fini. Jacot quitta Paris le lundi matin, et s’en revint nous apporter cette réponse.
Des mouvements s’étaient produits en province à la nouvelle de celui de Paris. On retrouve à Lyon (22-23 mars) et à Marseille (25 mars-1er avril) la plupart des hommes qui avaient pris part, l’année précédente, aux tentatives des 28 septembre, 31 octobre-4 novembre, etc. Ces insurrections furent promptement étouffées, et Paris resta isolé. L’armée versaillaise attaqua les Parisiens le 2 avril. La confiance optimiste de Varlin, la veille des élections de la Commune, avait été cruellement trompée : il n’avait pas deviné quels plans atroces formait la réaction à Versailles, ni pressenti que de cette tranquille et belle rivière bleue
dont parlait Vallès dans un article fameux, Thiers, avec la complicité de Bismarck, allait faire un fleuve de sang.
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