La première moitié de l’année 1869 fut marquée par de grandes agitations ouvrières et politiques. En Belgique, en avril, des grèves sanglantes à Seraing et à Frameries, l’emprisonnement de Hins, la mort de sa femme, la pauvre Jeanne Brismée (17 mai). En Suisse, les grèves du bâtiment et des typographes à Genève (mars-juin), celle du bâtiment à Lausanne, étouffée par la levée d’un bataillon de milices (25 mai). En Espagne, où les Cortès cherchaient un roi, et où Serrano fut, en attendant, nommé régent (15 juin), le printemps avait vu des émeutes populaires réclamant l’abolition de la conscription ; carlistes et républicains préparaient la guerre civile qui devait éclater bientôt et durer jusqu’en octobre. En France, malgré la dissolution du Bureau parisien de l’Internationale en 1868, le mouvement ouvrier prenait de plus en plus d’intensité, et les idées communistes étaient hautement proclamées dans les réunions publiques ; on se préparait à envoyer des délégués au quatrième Congrès général de l’Internationale qui devait se réunir à Bâle en septembre, et c’était la Société des relieurs qui, sur l’initiative de Varlin, avait lancé en mai un appel pour engager les chambres syndicales françaises à s’y faire représenter ; les élections générales pour le Corps législatif avaient été faites les 23-24 mai et les 6-7 juin ; des candidats radicaux avaient été élus : Raspail à Lyon, Gambetta à Paris et à Marseille ; la candidature révolutionnaire de Rochefort avait été posée ; enfin, le 17 juin, à la Ricamarie, près de Saint-Etienne, avait eu lieu un premier massacre de grévistes.
En présence de cette situation, il importait plus que jamais de rapprocher les militants les uns des autres, de créer entre eux des liens étroits, de les engager et de les habituer à l’action commune. Déjà en Espagne et en Suisse, l’organisation intime dont je viens de parler avait recruté des adhérents nouveaux. En France, elle avait des affiliés à Lyon et dans le Midi ; mais à Paris, parmi les internationaux, elle ne comptait encore que deux membres, deux jeunes socialistes qui avaient assisté au Congrès de Berne en 1868 : Aristide Rey et Ch. Keller ; il était indispensable que dans ce foyer du futur mouvement révolutionnaire elle réussit à s’implanter parmi les ouvriers. Le Congrès de Bâle allait fournir l’occasion cherchée.
Parmi les délégués à ce Congrès, plusieurs étaient des nôtres : les deux délégués de Barcelone, le typographe Rafael Farga et le médecin G. Sentinon ; deux délégués français, le tailleur Palix, de Lyon, et un licencié ès sciences, expulsé de Belgique où il avait été professeur libre et qui allait se fixer pour quelque temps à Genève, Paul Robin ; un Jurassien, l’ouvrier graveur Adhémar Schwitzguébel. Aristide Rey était venu au Congrès comme journaliste. Bakounine, Rey et moi nous nous mîmes à étudier les délégués parisiens. Tout naturellement, ce fut à Varlin que nous nous adressâmes. Je le connaissais depuis 1866, l’ayant vu au premier Congrès de l’Internationale, à Genève ; nous savions qu’il avait été l’âme de la seconde Commission parisienne de l’Internationale, dont il avait présenté la défense au procès de mai 1868 ; et que c’était lui qui avait battu le rappel en 1869 dans les chambres syndicales pour qu’elles envoyassent à Bâle le plus grand nombre possible de délégués ; nous savions en outre qu’il était communiste et non mutuelliste, mais que son communisme était fédéraliste, comme le nôtre. Il fut décidé que Rey et moi nous lui ferions des ouvertures.
Un des derniers jours du Congrès, nous l’emmenâmes dans la chambre d’hôtel qu’occupait Rey, nous lui fîmes part de notre désir ; et, comme il se montrait tout disposé à s’associer à l’action collective que nous lui proposions, nous lui donnâmes connaissance de notre programme : il nous dit que ces idées étaient aussi les siennes ; nous échangeâmes une fraternelle poignée de mains, et il fut convenu que Varlin et moi nous correspondrions le plus régulièrement possible pour nous tenir au courant de ce qui se passerait dans nos milieux respectifs [1].