Eugène Varga, commissaire aux Finances et l’un des présidents du Conseil Economique travailla jusqu’à l’âge de 26 ans en qualité de garçon boulanger. Doué d’une rare énergie, il voulut alors s’éduquer, étudia sans le secours d’aucun maître, subit avec succès les examens du baccalauréat et devint professeur à l’Ecole de Commerce. Les ouvrages qu’il composa (L’organisation économique de la République magyare des Conseils ; Problèmes économiques du Régime prolétarien ; Essor ou Décadence du Capitalisme) le mettent au premier rang des économistes éminents de l’époque, les Keynes, les Gide, les Travers-Borgstroem ou les Cornelissen. Varga se déclare marxiste. Mais comme à tous les théoriciens de souche hongroise, le dogmatisme et le matérialisme desséchant du prédicant germain, le répugnent. Et les méthodes qu’il applique et l’idéologie dont il se réclame n’ont de marxistes que l’épithète. A l’encontre de Marx qui faisait découler les phénomènes de postulats dont il se croyait l’inventeur et qui basait ses thèses sur le raisonnement et non sur l’observation, Varga condamne l’apriorisme, s’intéresse à l’analyse des faits qu’il abstrait avec prudence, en tenant compte de l’ambiance. Sa méthode est essentiellement inductive.
Niant la valeur absolue, comme facteur d’évolution, du matérialisme historique, il reconnaît l’importance de l’idéologie et pense que la grande influence des moteurs idéalistes et des énergies politiques qui en découlent nous incite à introduire constamment comme éléments décisifs dans l’étude des problèmes économiques, la politique et l’idéologie
. Puis, il condamne, d’une manière tranchante, le déterminisme que Marx insinue dans la loi de concentration et la thèse catastrophique et conclut : Ni le chaos de la production, ni les crises, ni la diminution du taux des bénéfices, ni l’accroissement de la détresse populaire ne donneront le coup de grâce à la société capitaliste. Seule la lutte révolutionnaire et consciente de la classe ouvrière peut amener ce résultat.
Dans un monde communiste où tous les consommateurs produiront et où les transactions commerciales s’effectueront directement entre les magasins d’approvisionnement et les centres de production, l’usage d’un numéraire quelconque sera superflu. Les anarcho-syndicalistes avaient compris cette vérité. Varga se mit en demeure de la réaliser. Il sentit avec justesse que la dévalorisation de l’argent devait s’effectuer dans un temps assez bref pour détruire la puissance acquisitive et corruptrice des sommes détenues par la bourgeoisie et assez long pour supprimer l’aveugle confiance des masses dans la valeur d’usage ou pouvoir et la valeur d’échange ou utilité de la monnaie. Il fallait rééduquer économiquement le peuple et l’inciter à venir de lui-même au troc. On recourut, dans ce but, à la dévalorisation de la monnaie, à l’emploi des cartes syndicales et des bons de confiance.
Des billets bleus imprimés à Vienne et jetés dans la circulation, par la Banque d’Autriche-Hongrie se trouvaient en mouvement au début du régime, et cotaient sur les marchés étrangers. Les presses étaient à Vienne, hors du contrôle révolutionnaire. Depuis novembre 1918, les envois de numéraire à Budapest avaient été suspendus. La valeur de cette monnaie bleue restait donc semblable ; on n’en pouvait amener la diminution par une émission extraordinaire, puisqu’on ne possédait pas les presses. Les Conseils décidèrent de retirer le cours légal du papier bleu et de le confisquer au bénéfice de l’Office du Commerce extérieur, afin de conserver néanmoins un instrument de transaction avec l’Etranger. Le gouvernement de Karolyi, pour se donner une monnaie propre, non assujettie aux fluctuations de l’ancienne couronne, avait de son côté émis des billets imprimés d’une seule face, les billets blancs. Les machines étant installées à Budapest, les communistes par une émission continue, parvinrent à dévaloriser promptement ces billets. Ils ne répondirent plus aux besoins du commerce d’ailleurs monopolisé. Une ancienne Banque de Crédit socialisée, la Caisse d’Epargne Postale, émit alors pour compte de l’État, afin de satisfaire la demande des producteurs, des billets postaux. On en jeta tant sur le marché qu’ils subirent le sort des précédents. Durant la Commune, pour dévaloriser le numéraire, on émit huit milliards de couronnes en monnaie fiduciaire.
Vérifiant la loi de Gresham qui veut que dans une nation qui use en même temps de plusieurs monnaies légales, la plus mauvaise d’entre elles chasse les autres, les métaux précieux avaient fui devant le papier-monnaie et les billets bleus et blancs devant les bons postaux qui, subsistaient seuls, inutilisés et inutilisables. Le numéraire ne présentait plus aucun attrait commercial un mois après l’avènement du régime des Conseils.
On prit alors une mesure plus énergique et démonstrative. Varga, soutenu par les anarcho-syndicalistes qui reconnaissaient là l’entière application de leur théorie monétaire, voulut prouver aux travailleurs que si l’argent, base du système capitaliste, ne possède pas de mérite original, seul, dans un monde communiste, le travail représente une force. Il désirait même instaurer la pratique du bon de travail ; mais il ne put, en Hongrie, réaliser cette expérience dont Kropotkine a théoriquement démontré l’erreur.
On décida de ne fournir d’objets de consommation que sur présentation de la carte syndicale. On s’imaginait amener de la sorte les individus à accomplir un travail social déterminé par eux et réglementé dans l’intérêt collectif.
Bela Kun le reconnut quand il dit, le 14 mai : Maintenant tout reflue vers les Syndicats, non pour faire carrière, mais pour vivre. Le régime communiste est celui de la société organisée. Celui qui veut vivre et réussir doit adhérer à une organisation, aussi les Syndicats ne doivent-ils pas faire de difficultés aux admissions. Qui se présente doit être accepté.
Malheureusement, on commit la faute de fonder des Syndicats de métiers inutiles ou d’intérêt secondaire. Les anciens bourgeois y affluèrent et donnèrent une telle importance numérique à ces nouvelles institutions que la base du système – le travail social effectué par chacun en vue du bénéfice de tous – s’en trouva gravement atteinte. La production industrielle, loin d’augmenter ainsi qu’on l’espérait, diminua. Et les cartes syndicales, à l’instar des billets, se dévalorisèrent.
On rechercha donc un système, qui tout en éliminant l’idée de numéraire susceptible d’être accumulé pour sa valeur intrinsèque ou fiduciaire, servit provisoirement aux transactions. On avait reconnu l’impossibilité de l’établir sur la puissance du labeur socialement organisé ; on le basa sur un élément purement idéologique, la confiance. Le bon de confiance, cette monnaie que condamnèrent les économistes bourgeois pour son absence d’homogénéité, se révéla la seule monnaie stable du régime communiste.
Dans chaque maison, dans chaque Syndicat, dans chaque usine, dans chaque Coopérative rurale, les individus, par appartements, sections, ateliers ou fermes, élisaient au suffrage universel et secret un homme de confiance révocable. Lorsqu’une personne ressentait le besoin d’un objet quelconque, d’un instrument ou d’une paire de bottes, elle exposait sa situation à l’homme de confiance qui lui délivrait, après enquête rapide et sous sa responsabilité, un bon. Munie de ce bon, elle, se présentait dans les entrepôts communaux où l’on satisfaisait à sa demande. Le bon de confiance avait des qualités politiques et économiques. L’enquête à laquelle se livrait l’homme de confiance responsable lui permettait de s’assurer si la demande correspondait exactement aux nécessités. Les ouvriers se voyaient ainsi contentés ; et les anciens propriétaires ne pouvaient réclamer, comme avec la carte syndicale, des produits dont ils possédaient l’équivalence, grâce aux vestiges de leur fortune, mais qu’ils voulaient recéder contre d’autres dont ils manquaient. La supériorité économique de la bourgeoisie se trouvait inéluctablement ruinée. En outre, même dévalorisés, les billets restaient encore du numéraire. Ils n’avaient plus de puissance d’achat mais indiquaient qu’ils en avaient eu et restaient capables d’en recouvrer, si les Conseils suivaient une sage politique monétaire
. Par contre, les bons de confiance, strictement personnels et concédés en vue d’un but déterminé, ne contenaient aucune des vertus essentielles d’une monnaie quelconque. Ils ne jouaient pas le rôle de capital-nature puisqu’ils ne pouvaient satisfaire à de multiples besoins, à la fois, ils manifestaient la disparition radicale du numéraire et l‘avènement d’un monde où, dans la mesure humainement possible, chacun se voit rétribué, non selon son travail (bons de travail ou cartes syndicales), mais selon ses exigences.
Les principales opérations auxquelles se livrent les banques, dans le capitalisme, sont l’ouverture d’un compte-courant et la commandite industrielle. Des individus placent leur fortune mobilière dans les caisses d’un banquier qui leur sert un intérêt pour l’usage qu’il fait du dépôt. Quelquefois, le banquier avance à ses clients dans des conditions déterminées à l’amiable et sur garantie, certains sommes dont les intérêts se compensent avec ceux qu’il leur règle en considération de leur remise. Cette combinaison compose le compte courant. Dans d’autres circonstances, soit par l’achat en Bourse de paquets d’actions, soit par une avance directe de fonds, le financier participe à la marche d’une Société industrielle, en qualité de commanditaire.
Quelle sera la politique bancaire d’un régime où les tractations personnelles, le recours onéreux au crédit privé se trouveront remplacés par le monopole du commerce et la gratuité du Crédit ?
Dès le 21 mars, les miliciens occupèrent les établissements de crédit et les banques d’affaires. Les directeurs furent congédiés et provisoirement remplacés par des employés syndiqués élus par le personnel de leur maison. Puis, afin d’empêcher les actionnaires ou les clients de disposer des dépôts bancaires pour fomenter une agitation réactionnaire, on résolut que personne ne pourrait retirer par mois plus du dixième de son capital et au maximum, 2 000 couronnes par mois, chiffre ridicule. Aucune ouverture de compte courante ne devait être désormais effectué. Il fallut organiser alors le crédit public.
En 1914, il existait surtout, en Hongrie, des Caisses d’Epargne communales dont les Etablissements budapestois centralisaient les opérations avec l’Etranger. La principale de ces maisons, la Caisse d’Epargne Postale, fondée on 1885, possédait en 1913, un capital de 227 millions de couronnes. L’Institut d’Emission se trouvait à Vienne ; la Banque d’Autriche-Hongrie ne disposait que d’une succursale à Budapest et de 135 bureaux et comptoirs en Hongrie.
Le Commissariat des Finances, malgré l’opposition des fonctionnaires des banques, décida de supprimer les établissements superflus, dont on fit des maisons de rapport et de concentrer l’action financière à l’intérieur du pays dans trois organes : L’Institut Soviétique d’Emission, le Central Financier et l’Association Centrale du Crédit Agricole. Ces établissements ne devaient remplir qu’un rôle aussi transitoire que le numéraire. Seul aurait subsisté jusqu’à la constitution des États Fédérés d’Europe, l’Office du Commerce Extérieur possédant le monopole des transactions avec les nations capitalistes et les pays pratiquant l’économie communiste.
On s’efforça d’assurer la rémunération des ouvriers et la bonne marche de la production. Aussi, les banques qui commanditaient une entreprise avant la Révolution furent-elles contraintes de rétribuer les travailleurs de l’entreprise et de procurer des matières aux Offices. On attribua les fonds dont elles disposaient aux Conseils d’Exploitation. Le Commissariat des Finances confisqua les réserves des banques qui ne participaient pas avant Mars à la gestion d’une Société et les remit au Central Financier. Celui-ci, pour compte de l’État, fournit les sommes aux Conseils d’Exploitation qui les demandèrent. Si bien que dans les premières semaines de la Commune à l’encontre de ce qui se produisit en Russie, il n’y eut aucun trouble dans la vie économique du pays. Les ouvriers reçurent régulièrement leurs traitements ; les usines ne manquèrent pas de crédit pour acquérir les matières premières. Sans heurts, le prolétariat prit en mains la direction des entreprises. L’Institut Soviétique d’Emission, confondu d’abord avec la Succursale de la Banque d’Autriche-Hongrie, puis avec la Caisse d’Epargne Postale, par l’entremise de ces organes, couvrit rapidement le pays de papier sans valeur. Ainsi fut totalement anéantie la dette publique intérieure. C’est alors que les créanciers étrangers s’émurent. Ils engagèrent l’Entente à réagir contre les menées communistes et préparèrent l’offensive de mai.
Pour apaiser leur crainte, Bela kun déclara au général Smuts, héraut des rentiers occidentaux que La Hongrie se chargeait d’assurer aux propriétaires étrangers résidant actuellement sur son territoire, toutes facilités pour quitter le pays en emportant l’argent, les valeurs, les effets commerciaux et autres objets de propriété mobilière qu’ils pourraient posséder. Les étrangers désireux de rester en Hongrie ont l’assurance formelle que leurs biens seront sauvegardés et leur vie, respectée. Les banques, entreprises commerciales et Compagnies étrangères ne seront pas liquidées sans une convention économique entre le gouvernement magyar et les puissances intéressées.
Il ne suffisait pas de calmer les appréhensions des créanciers étrangers ; il fallait encore nouer des relations avec eux. L’Office du Commerce Extérieur s’y essaya. L’utilité d’un tel organe ne saurait être mise en doute par un anarchiste. Puisque le commerce privé n’existe plus, les Offices de matières doivent s’adresser à l’institution Nationale capable de leur procurer, par importation, les denrées exotiques dont ils ont besoin, à l’aide d’un produit recherché sur tous les marchés, la monnaie métallique ou son succédané, le billet de banque convertible en espèces. Dans les transactions avec les capitalistes, un régime communiste ne répugne pas à exporter de l’or en échange de produits ni même à avoir une balance débitrice. Cet or ne représente pas, en effet, de valeur réelle pour lui, mais simplement une valeur d’échange. En outre, les communistes savent que le métal précieux corrompt l’État capitaliste qui l’accumule : un change trop élevé chasse les acheteurs munis de monnaie dépréciée, tarit l’industrie nationale, ruine le commerce, occasionne un chômage intense et des crises sociales favorables à la naissance d’une société prolétarienne. Dans les relations avec les Républiques ouvrières, les échanges s’effectuent de valeurs réelles à valeurs réelles. L’Office du Commerce Extérieur n’est plus qu’un organe enregistreur dont l’importance tend à décroître à mesure que se développent les transactions de cette nature.
A vrai dire, l’Office du Commerce Extérieur hongrois ne fonctionna guère. Les pays communistes voisins, comme la Bavière ou la Slovaquie, emportés dans le tourbillon des luttes révolutionnaires ne purent commercer avec la Hongrie. Ils subsistèrent trop peu de temps pour devenir capables de nouer des rapports intéressants. La Russie était trop éloignée. Entre elle et les Magyars, s’interposaient les armées de l’Entente.
Malgré les concessions de Bela Kun, les gouvernements bourgeois se tinrent sur la réserve ou réalisèrent le blocus économique de la Hongrie. Néanmoins, les capitalistes tchèques, anglais et yougoslaves, insoucieux des attaques dirigées par leurs troupes contre les communistes, fournirent à ces derniers des matières premières (peaux tannées, bois de construction, pièces métalliques). Mais ils ne recoururent pas ouvertement à l’Office du Commerce Extérieur. Les transactions s’effectuèrent par l’entremise des anciennes Sociétés étrangères, domiciliées en Hongrie, théoriquement indépendantes et passées en fait sous le contrôle immédiat de l’Office. Il est intéressant de remarquer que les capitalistes, eurent confiance dans la solidité du régime communiste.
La couronne hongroise (billet bleu) cotait à la Bourse de Zurich, en mars 1919, au moment de la proclamation de la Commune, 22,57. A l’annonce, sitôt démentie, de la confiscation des biens et valeurs mobilières, appartenant aux étrangers, elle descendait à 18,54. La victorieuse contre-offensive de mai qui consolida les Conseils la fit remonter en 21,07. Les temporisations militaires de juin et juillet causèrent une rechute 17,91 et 15,77. Lorsque les Conseils tombèrent et que l’on instaura un gouvernement militaire, sous la protection des baïonnettes franco-roumaines, la couronne dégringola jusqu’à 12,26. Mais elle ne valait plus que 0,56 en novembre 1921, en pleine dictature bourgeoise. Ces fluctuations nous démontrent que le patriotisme des financiers s’accommode aisément de tractations avec l’ennemi ; tandis que les capitalistes répandent, par une presse vendue, les erreurs destinées à duper l’esprit des foules, ils savent apprécier avec perspicacité les vertus profondes de leurs adversaires. Ne l’oublions jamais !