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I - La Commune hongroise et les anarchistes (1919) : La Révolution des chrysanthèmes

samedi 31 août 2019, par Achille Dauphin-Meunier (autre)

En 1914, la Hongrie se présentait comme le pays d’Europe réalisant au plus haut degré la concentration des capitaux industriels et fonciers entre les mains d’une minorité politique. Deux à trois mille puissants propriétaires ruraux se partageaient le tiers du sol national arable ; le comte Esterhazy possédait, par exemple, 526 000 arpents de terre et le comte Karolyi, celui-là même qui, plus tard, présida aux destinées de la République Populaire, régnait sur 100 000 hectares.

En présence de ces capitalistes, se trouvait une masse de journaliers agricoles et de domestiques de ferme, soumis à l’autorité politique et sociale de leurs maîtres, dépourvus de moyens de défense, n’ayant droit qu’à un jour de congé annuel, en hiver, alors qu’il n’existe plus de chemins praticables. Dans le centre du pays, là où la population est entièrement magyare, le chiffre des journaliers atteignait 40 % de la population active. En 1908, sur 14 millions de paysans, 11 500 000 hommes appartenaient à ce prolétariat.

Il existait néanmoins un embryon de petite propriété dont les économistes officiels prenaient prétexte pour cacher aux occidentaux la situation sociale des paysans hongrois. Mais lorsqu’on examinait la nature de la bourgeoisie rurale, on devait vite se rendre compte qu’elle aussi faisait partie du Lumpenprolétariat.

En 1848, durant la révolution, Louis Kossuth fit affranchir les serfs et leur donna la terre précédemment cultivée par eux au profit des seigneurs. Après les crises agraires de 1871 et 1890, les paysans, accablés sous le poids des hypothèques grevant leurs biens, furent contraints de vendre leurs champs à leurs anciens maîtres qui reformèrent ainsi rapidement des latifonds. En 1875, 9 600 biens furent cédés de la sorte. En 1893, le nombre de cessions dépassa 15 300 et en 1903, 21 000. La concentration capitaliste se manifestait par conséquent dans l’économie rurale. On rencontrait, en 1900, trois cent soixante douze mille individus possédant moins d’un arpent de terre et 103 000 individus maîtres de moins de 5 arpents. Or, pour se nourrir, ainsi que sa famille, le paysan hongrois doit cultiver au minimum 8 arpents. Afin de subsister, ces petits propriétaires se trouvaient dans l’obligation de louer leurs bras, une partie de l’an, aux seigneurs. Ils retournaient ainsi grossir le nombre des paysans journaliers. La misère régnait parmi ceux-ci, par suite du taux infime des salaires. Il en résultait un extraordinaire courant d’émigration. En 1907, deux cent trois mille Hongrois abandonnèrent leur pays, sans esprit de retour.

La concentration industrielle n’était pas de moindre importance. Budapest, en 1914, se présentait comme le centre de l’industrie minotière d’Europe. Les moulins de la capitale produisaient environ 70 000 quintaux métriques par jour. Les sucreries avaient une capacité supérieure à celles de Bohême, si célèbres néanmoins. La plus petite sucrerie magyare fournissait, en effet, 5 000 quintaux métriques, et la plus grande, 22 000 quintaux. L’industrie sucrière donnait, en 1914, 514 000 tonnes de sucre prêt à être consommé. Quatre-vingt deux brasseries livraient, dans la même année, plus de 3 millions d’hectolitres de bière supérieure, dont 68 % provenaient des maisons de Budapest. Quarante distilleries industrielles et 834 distilleries agricoles donnaient, en 1914, un million d’hectolitres d’alcool. A Szeged, des usines, construites sur le type américain, fabriquaient en série des saucissons ; Budapest et Kesckemet préparaient ces conserves de fruits qui ne disparurent du marché européen qu’en 1917, seulement devant l’invasion des fruits hispano-américains. On extrayait, en 1890, deux millions et demi de lignite. La production de lignite en 1913 dépassait 10 millions.

En résumé, la production globale de la Hongrie représentait, en 1914, 3,14 milliards de kcs-or (couronnes-or) par an. Si, en 1913, la Hongrie exportait pour 987 millions de kcs-or de céréales, elle vendait aussi à l’étranger 725 millions de kcs-or de produits manufacturés et 193 millions de kcs-or de demi-produits, soit un montant de 918 millions de kcs-or figurant l’exportation industrielle.

A cet extraordinaire développement de la production industrielle, correspondaient et la concentration capitaliste et la concentration ouvrière. A Budapest, par exemple, travaillaient en 1914, 118 000 ouvriers. Les entreprises occupant des salariés passèrent de 102 000 en 1890 à 196 000 en 1900 et 213 000 en 1914. Par contre, de 1890 à 1902, le nombre des patrons indépendants tombait, dans l’industrie des textiles, de 16 539 à 10 716, et dans celle du bâtiment, de 35 129 à 28 177.

Dans le même moment que s’accroissait le prolétariat agricole et industriel, les nationalités contenues à l’intérieur des frontières de la Monarchie s’éveillaient. En Transylvanie, dans le rectangle compris entre Debreczen, Rodna, Temesvar et Nagy-Szeben, croissaient des Roumains séparés de leurs congénères par un bloc compact de Magyars d’antique souche, domiciliés au nord de Brasso. Des Bosniaques et des Scribes s’éparpillaient en Hongrie méridionale, vers Ujvidek, Zombor et Szabadka ; des Saxons se groupaient autour de Pecs et dans les départements de Sopron et de Nagykukullö ; des Français venus là au dix-huitième et dix-neuvième siècles, cultivaient certaines parties de la plaine et les environs de Temesvar. On trouvait des Slovaques de Pozony à Szent-Marton et de Kesmark à Huszth. En résumé, 4 millions de Roumains, 1 million de Croates, Bosniaques et Serbes, 2 millions de Slovaques, 500 000 Ruthènes, 400 000 Français, Saxons et Tziganes, conservant leurs coutumes nationales et parlant leur propre langue, vivaient sur le sol de la Hongrie.

Considérée au seul point de vue économique et social, cette situation ne pouvait longtemps subsister. Prolétaires hongrois et peuples asservis allaient exiger leur émancipation et l’obtenir par la violence. Le capitalisme et la haute bourgeoisie le comprenaient fort bien. Aussi, pour canaliser à leur profit l’agitation naissante, réclamaient-ils à Vienne, dans le secret espoir de se le voir refuser, l’indépendance politique, la création d’une armée nationale, le suffrage universel. Durant la guerre mondiale, ils n’espéraient rien de la victoire de l’Allemagne qui n’aurait fait qu’accroître le prestige de l’Autriche et supprimer les privilèges des propriétaires hongrois ; ils n’espéraient rien de l’Entente victorieuse qui se déclarait prête à rendre l’indépendance aux nationalités sujettes. Ils ne souhaitaient qu’une paix honorable, maintenant le statu quo intérieur mais dénouant les liens de vassalité unissant les dirigeants hongrois à la Cour de Vienne.

Soudain, en 1917, éclatèrent des révoltes de soldats. Il existait à Budapest, un club révolutionnaire, le « Cercle de Galilée », composé de syndicalistes, d’anarchistes et de socialistes de gauche. Avant les hostilités, les galiléens discutaient fort entre eux sur les possibilités d’établir un monde nouveau qu’ils envisageaient différemment, chacun selon son tempérament propre.

La guerre avait fait cesser ces polémiques amicales de doctrine et tous se retrouvaient unis dans la lutte contre le militarisme et le clergé patriote. Un anarchiste, Otto Corvin, réformé pour déviation de la colonne vertébrale, débaucha les marins de Pola ; à l’instigation de ses camarades, un régiment de gardes nationaux refusa de partir de Budapest pour le front. Des gamins de 16 ans, tels Wessely, se glissaient la nuit dans les casernes, distribuaient des tracts, incitaient les soldats à la révolte. Pris, assommés de coups par la police, internés dans les camps de concentration, ils exhortaient par leur exemple d’autres enfants à les imiter.

Deux libertaires, llona Duchinska et son ami, Tivadar Lukacs, prirent la tête du mouvement antibelliciste après que l’on se fut saisi de Corvin. Arrêtés à leur tour, ils se firent remplacer. La propagande s’amplifiait sans cesse. En 1917, les marins de Cattaro se soulevèrent, désarmèrent leurs officiers et réclamèrent la formation de conseils de soldats. Vite vaincus par Horthy, qui gagna de la sorte son chapeau d’amiral, ils furent impitoyablement réprimés.

A la Pentecôte de 1918, à Pecs, le 6e régiment d’infanterie de Ujvidéck refusa de gagner les tranchées ; les mutins attaquèrent les casernes et les bâtiments municipaux coupèrent les fils téléphoniques et s’emparèrent de la gare. On lança contre eux le 53e régiment d’infanterie et un régiment de Bosniaques. Deux jours entiers, ils résistèrent ; le troisième jour, ils se réfugièrent dans le cimetière d’où l’on dut les déloger tombe par tombe. Finalement, ils se rendirent. Pour les châtier, on fusilla un homme sur dix, choisi au hasard ; les officiers supérieurs furent passés par les armes ; les gradés subalternes se virent incarcérés.

Ces événements ne restèrent pas sans écho. Les nouvelles venant des armées paraissaient de jour en jour plus mauvaises. La Hongrie se rendit compte de la défaite proche. Elle s’efforça de se désolidariser d’avec l’Autriche pour ne pas subir des conséquences du désastre. Elle se confia, désespérée, à Karolyi.

De tout temps, les Karolyi luttèrent contre l’hégémonie de l’Autriche. L’arrière grand-père de Michel Karolyi organisa avec Rakoczi le mouvement contre les Habsbourg qui prit fin à la paix de Szathmar. A vingt-cinq ans, Michel Karolyi fut député. L’un des plus riches propriétaires fonciers, il réclama le morcellement des terres. Un duel avec le réactionnaire Tisza le rendit célèbre dans les milieux ouvriers de Budapest. Lorsque Jules Justh mourut, Karolyi, âgé de trente ans à peine, prit sa place et succéda de la sorte au chef éminent du parti de l’indépendance.

En 1914, à la déclaration de la guerre, il parcourait l’Amérique, propageant parmi les Hongrois de New-York l’idée d’une République Populaire et recueillant des subsides pour son parti. De retour en Europe, il fut arrêté à Bordeaux ; relâché par ordre du gouvernement français, il gagna Budapest par l’Espagne et Gênes. Au cours des hostilités, par l’entremise de son secrétaire Diener, il se tint en relations avec les pacifistes français, principalement avec Guilbeaux. Il se déclarait ami de l’Entente, démocrate et agrarien. En réalité, ce n’était qu’un politicien sincère peut-être, mais singulièrement lâche lorsqu’il s’agissait d’effectuer ses promesses. Il voulait diriger des événements qui le dépassèrent.

Le 16 octobre 1918, Michel Karolyi accusa les empires centraux d’avoir provoqué les hostilités en lançant un ultimatum à la Serbie. Prenant position contre la politique du Mittel Europa, il condamna la guerre sous-marine et le traité de Brest-Litovsk ; il réclama la création d’une représentation diplomatique hongroise autonome à l’étranger, l’abolition des institutions communes à l’Autriche et à la Hongrie, l’indépendance politique et économique. Stéfan Zlinsky prit position avec lui contre Wekerlé, président du Conseil et Burian, ministre des affaires étrangères, qui affirmaient la solidarité de la Hongrie avec les empires centraux.

Le même soir, Hussarek, président du Conseil d’Autriche, réunit les chefs de partis politiques et révéla son dessein d’organiser un état fédératif composé des Allemands, Tchèques, Ukrainiens et Illyriens, sous le nom d’Empire Fédéral d’Autriche. A cette annonce, les députés républicains hongrois réclamèrent en séance publique de la Chambre des représentants l’indépendance de leur pays. Le 17 octobre, l’empereur Charles confirma par un manifeste la déclaration de l’Autrichien Hussarek. Tandis que le comte Tisza déclarait approuver le gouvernement d’avoir demandé la paix en s’inspirant des principes de Wilson, Burian démissionnait, par crainte des responsabilités.

Or, le 15 octobre, à Agram, le ban de Croatie manifesta l’intention de seconder les efforts d’un Conseil National Croate ; il proclama l’indépendance de la Croatie par rapport à la Hongrie, revendiqua le territoire magyar de Fiume. Le 19 octobre, ce Conseil National, composé de 85 membres auxquels se joignirent des délégués de Slavonie, Dalmatie et Bosnie, prononça l’indépendance de la Yougoslavie. Le 24 octobre, Karolyi annonça à la Chambre que les Croates du 79e régiment d’infanterie avaient désarmé les hussards de Fiume, pris possession de la ville, occupé le port et hissé le drapeau tricolore. Wékerlé démissionna. Le roi dut alors chercher un président du Conseil introuvable.

Successivement, les comtes Andrassy et Apponyi refusèrent de se mettre à la tête d’un nouveau gouvernement. Karolyi, après une réunion de ses amis, décida d’exiger la paix immédiate, la rupture avec l’Allemagne et l’Autriche, l’indépendance, le suffrage universel, la liberté d’association et de presse, la reconnaissance des nouveaux États. Il rédigea, de concert avec ses partisans, une proclamation. Le 22 octobre, les Bulgares capitulèrent.

Des manifestations antimilitaristes se déroulaient quotidiennement à Budapest et dans les villes importantes. Les soldats désertaient en masse et constituaient des Soviets. Les réactionnaires, atterrés, n’espéraient plus que dans une alliance de Karolyi avec le roi. Ils décidèrent Karolyi à s’entendre avec la Cour. Le 28 octobre, Karolyi entreprit les négociations en vue de former son cabinet. Il convoqua le premier maire de Budapest, Barcsi, le chef du parti radical Jacy et celui des socialistes Kunsi. Tous se dérobèrent. On rappela du front du Trentin l’archiduc Joseph et on le nomma « homo regius », régent. Joseph ne s’entendit pas avec Karolyi.

Les ouvriers et les soldats s’organisèrent. Le 27 et le 28 octobre, ils voulurent contraindre Joseph à nommer Karolyi président et entrèrent en conflit avec la police. Toute la nuit, on se battit à coups de fusils et de mitrailleuses. Il y eut de nombreux morts et blessés. Le 30 octobre, on manifesta devant le siège du parti de Karolyi en réclamant l’armistice immédiat. La police chargea et la lutte reprit dans les rues. Le 31 octobre, le comte Tisza, chef du parti réactionnaire, partisan de l’alliance avec l’Autriche et l’Allemagne et l’un des responsables de la guerre, fut attaqué et tué par des soldats.

Le 1er novembre, on apprit l’armistice avec la Turquie. La foule se rua vers les postes de police, désarma les gendarmes. Quatre cent mille personnes défilèrent dans les rues en entonnant la « Marseillaise des Travailleurs ». Les boutonnières étaient ornées de chrysanthèmes. Des camions chargés de soldats et recouverts de ces roses blanches circulaient dans les avenues. L’enthousiasme était général. On se jetait des fleurs, on s’embrassait ; les visages paraissaient radieux.

Ce même jour, le Conseil National hongrois nomma de son propre chef Karolyi président du Conseil, attribua à Batthyanyi le portefeuille des affaires étrangères et à Szende celui des finances.

Le peuple, à Kecskemet exigea la libération des prisonniers. Partout, se constituèrent des conseils de paysans, de soldats et d’ouvriers.

Le 15 novembre, le baron Julius Wlassics, président de la chambre des Magnats, remit à Karolyi l’abdication du roi Charles. On y lisait : Je ne veux pas que ma personne soit un obstacle au développement de la nation hongroise pour laquelle je suis pénétré de la même affection invariable. En conséquence, je renonce à prendre n’importe quelle part à la direction des affaires de l’État et reconnais à l’avance toutes les décisions par lesquelles la Hongrie fixera la forme future de l’État. Donné à Erkatsau, le 13 novembre.

Le 16 novembre, Karolyi fut nommé par acclamations président de la République Populaire Magyare. Le rêve du politicien se trouvait réalisé. Il s’efforça de résoudre les problèmes économiques et sociaux par des réformes qui, tout en calmant le peuple par leur apparence démocratique, lui conservaient les sympathies de la bourgeoisie.

 

 

La nouvelle république reposait sur les principes jacobins de 1792. Par le suffrage universel et secret, hommes et femmes âgés de 21 ans nommaient des législateurs. Chacun devenait petit propriétaire, mais l’iniquité sociale ne disparaissait pas, car les financiers, détenteurs des titres de sociétés industrielles et agricoles, contrôlaient l’activité du pays. Karolyi, pour réformer la situation agraire, décida le morcellement des domaines féodaux.

Selon ses plans, on partageait les terres de plus de 500 hectares entre les journaliers et domestiques agricoles. Les paysans versaient alors à l’État une redevance échelonnée sur 100 ans. Cette somme revenait aux propriétaires sous déduction de l’impôt sur la fortune atteignant 80 % et d’un escompte de 8 %. Afin d’éviter le phénomène qui suivit l’émancipation des serfs et d’empêcher la reconstitution des latifonds, les terres devenaient incessibles et héréditaires.

Or, un double problème surgissait. Les biens des seigneurs étaient couverts d’hypothèques et leur valeur avait augmenté durant la guerre. Devait-on purger les hypothèques et céder aux journaliers les propriétés au prix du jour augmenté du coût des purges ? Karolyi ne proposa pas de réformes radicales, mais une mesure contentant à la fois les moyens propriétaires et les paysans aisés. Il exigea l’achat et la vente des terres au prix d’avant-guerre, la réduction de la plus-value et la diminution proportionnelle des hypothèques.

Budapest regorgeait d’avocats sans cause, démobilisés, réformés, embusqués, mais tous également ambitieux : Les éternels soutiens des démocraties. Karolyi les réunit en corps et, leur donnant le titre de commissaires agraires, les chargea de parcourir la Hongrie, de recenser les propriétés, de surveiller les partages, de constituer un cadastre. Les avocats partirent ; pour conserver leur poste avantageusement rémunéré, ils traînèrent les opérations en longueur, suscitant entre agriculteurs des querelles qui fournissaient matière à procès et leur ouvraient une nouvelle source de bénéfices.

La réforme de Karolyi, d’ailleurs si elle avait été réalisée, aurait donné au régime le secours d’une nouvelle classe, la classe des paysans moyens acquéreurs de terres ; mais elle ne pouvait satisfaire la masse des journaliers, dans l’impossibilité absolue de livrer une redevance quelconque. En outre, en parcellant la terre, on empêchait la division scientifique du travail, le rendement intensif, l’usage des puissantes machines indispensables à la culture de la plaine. Le cultivateur aisé possédait la terre ; mais restant isolé sur son lopin, il ne pouvait mettre ses biens en valeur à l’aide d’instruments aratoires dispendieux.

Les paysans le comprirent aussitôt. Ils se saisirent de la terre, sans verser de redevance, malgré les observations des agents de Karolyi, et s’entraidèrent en fondant des coopératives agricoles. Ceux du département de Somogy, l’un des plus productifs de Hongrie, après s’être emparés des champs, chassèrent même les commissaires agraires et organisèrent des syndicats ruraux. Karolyi leur dépêcha son ministre de l’Agriculture, originaire lui aussi du Somogy, le politicien Etienne Szabo, successivement ministre de la République, commissaire de la Commune, partisan de Friedrich, de Huszar et d’Horthy.

Szabo vint et se prépara savamment à vanter à ses concitoyens les beautés de la démocratie et de la propriété privée. Les laboureurs le reçurent, armés de couteaux et de faux, et lui déclarèrent, que s’il ne les laissait pas en paix, ils étaient décidés à l’égorger comme un cochon de lait. Szabo et Karolyi, dès lors, se tinrent cois.

Le 1er décembre 1918, sous la pression des Roumains, à AIba Julia, les démagogues de l’Assemblée transylvaine décidèrent de s’unir aux Roumains. Le 8 janvier 1919, les Saxons, à Médiasch, votèrent un ordre du jour semblable. Mais les comités de paysans protestèrent. Dans un appel aux soldats roumains, ils dirent Nous n’avons pas besoin de roi ou d’officiers, amis du luxe qui gaspillent inutilement le temps, non plus que de boyards ou de grands seigneurs qui ne boivent que du sang comme les sangsues. Nous avons besoin de terre et de liberté ! Et quelques jours plus tard, une nouvelle affiche Nous, paysans de Transylvanie et du Banat, sommes assez intelligents pour pouvoir suivre seuls, comme il nous plaira, notre voie. Que la Transylvanie et le Banat n’appartiennent qu’aux Transylvaniens et aux Banatiens. Nous ne voulons pas de maîtres. Que les boyards de Roumanie nous laissent en paix !

Ainsi, partout, se dessinait un mouvement agraire. Mais la politique de Karolyi entraîna la débâcle économique. A cause des entraves mises par les commissaires agraires à la production, les betteraves à sucre pourrirent sur place, personne ne s’en sachant officiellement propriétaire et ne voulant en assurer le transport et la répartition sans obtenir une contre-partie rémunératrice. Malgré une récolte extraordinaire, on dut rationner le sucre dans le pays qui en ravitaillait l’Europe avant la guerre.

Bientôt, l’agitation grandit dans les usines. Les ouvriers, suffisamment éduqués économiquement, désirèrent gérer librement leurs fabriques, sous le contrôle des techniciens : par conséquent, exproprier les patrons. Pour apaiser les craintes de ces derniers, le gouvernement républicain, sous l’instigation du socialiste Garami décida de faire participer certaines catégories d’ouvriers aux bénéfices des entreprises. En place des conseils d’usines, il voulut instituer une commission mixte composée de représentants de l’État, des patrons et des employés, où, par conséquent, les ouvriers se seraient trouvés en minorité. Ceux-ci, comprenant l’astuce du projet, résistèrent et entrèrent à leur tour dans l’opposition.

Avec l’appui financier des capitalistes hongrois et étrangers, Karolyi eut, certes, pu contenir les prolétaires industriels. Mais les finances de l’État étaient dans une situation déplorable et les argentiers souffraient également de la pénurie de capitaux. Un membre du parti radical, actuellement collaborateur de la Neue Zeit, de K. Kautsky, Paul Szende, fut chargé de régler la situation. Immédiatement, afin d’attirer la sympathie des banquiers occidentaux et hongrois, Szende reconnut les emprunts de guerre dont neuf dixièmes avaient été souscrits à l’intérieur du pays. Puis il étudia les moyens de fonder une Banque Nationale, absolument indépendante de la Banque Impériale austro-hongroise. Il décréta donc que les billets émis par la Banque d’Empire n’auraient plus de capacité acquisitive en Hongrie et ne seraient pas cotés en Bourse. Il autorisa la circulation provisoire des anciennes couronnes estampillées, en attendant la création d’une unité monétaire basée sur la valeur du prix de l’or et représentant la 3 444e partie du prix réel d’un kilogramme d’or pur. Or, le ministre des finances, pour réaliser son programme, avait besoin de 30 milliards de couronnes.

L’appui financier des étrangers se faisant quelque peu attendre, on fut contraint de recourir aux taxes fiscales et d’établir un impôt progressif sur les fortunes. La création de cet impôt suscita le mécontentement de la bourgeoisie moyenne, dernier appui du pouvoir. La situation de Karolyi apparut comme désormais intenable. Alors se manifesta le Parti Communiste hongrois.

Le Parti Communiste hongrois, durant la République, ressemblait étrangement au parti communiste fondé à Paris vers la même époque par Péricat et Sebilloud. Composé de jeunes gens, venus des divers milieux de la société, comme Wessely, fils d’un riche bourgeois de Budapest, ou comme Leicht, enfant d’un savetier juif, à 18 ans l’un des meilleurs peintres hongrois. Le parti communiste était animé d’un extraordinaire esprit de révolte libertaire, plein d’une audace juvénile. Ses méthodes et son programme différaient absolument de ceux du bolchevisme russe.

A l’encontre de Lénine, qui réclamait l’instauration d’une petite propriété paysanne, préconisait le capitalisme d’État, la suprématie de la politique sur l’économique et l’individualisation de la consommation, les communistes magyars, inspirés à leur insu peut-être de l’idéologie anarchiste, exigeaient la communalisation des biens de consommation et de production, la suppression des rouages politiques, la formation de conseils de paysans et d’ouvriers. Ne se cantonnant pas dans le domaine des idées, ils passèrent aux actes. Ils incitèrent donc les ruraux à ne pas tenir compte des décisions des commissaires agraires, à fonder des coopératives et à brûler tous les actes notariés. De même, dans les centres urbains, ils recommandèrent de ne plus payer les loyers et d’exproprier les habitations. Il y eut bientôt à Budapest plus de 20 000 procès suscités par les réclamations des propriétaires dont les social-démocrates prirent la défense. Les communistes combattirent alors les Socialistes.

Le 1er janvier 1919, à Budapest, ils tentèrent de renverser le gouvernement des radicaux et des socialistes. Ils échouèrent, mais essayèrent quinze jours après, à Salgotaryan, la même entreprise. Réprimés de nouveau, ils ne se tinrent pas pour battus et continuèrent leur agitation, dans les champs et dans les usines. Le Nepszava, organe officiel des social-démocrates, les ayant insultés, ils attaquèrent le journal, aidés par les marins et les ouvriers des faubourgs. La lutte dura un jour et fut d’une extrême violence. De nombreux morts restèrent sur le sol. Par ordre de Karolyi, Bela Kun, Lazlo et Rabinovics, membres du parti communiste, furent arrêtés. Kun fut tellement roué de coups par les gendarmes dans sa geôle qu’il faillit mourir et resta plus d’un mois alité. Mais ses camarades poursuivirent leur propagande et leur nombre grossit vite par l’arrivée de soldats et d’ouvriers dégoûtés de la démocratie. Le Parti communiste prit alors l’aspect original qu’il garda jusqu’à la chute de la Commune. Ses cadres furent fournis par des enfants de 17 à 22 ans, inspirant une masse homogène de militaires et de travailleurs.

Bela Lindner, socialiste Indépendant, ancien colonel de l’état-major, était un ministre de la guerre antimilitariste. Le 16 novembre 1918, il fit rassembler sur la place du Parlement, à Budapest, les anciens officiers et soldats de l’armée royale. Devant trois cent mille spectateurs, sous une pluie glaciale, tous prêtèrent serment à la République Populaire. L’archiduc Joseph, l’ancien « homo régius » jura lui-même fidélité au nouveau régime, renonça publiquement à l’usage de ses titres et se fit désormais nommer Joseph Alcsuti. Puis, solennellement, Lindner déclara : Et maintenant, je ne veux plus voir de soldats !. Il invita les soldats à former des conseils pour hâter la démobilisation, destitua les officiers en masse et désarma les troupes qui revenaient du front. Karolyi blâma l’activité pacifiste de son ministre et, sous le prétexte d’une divergence d’opinion au sujet des nationalistes, le contraignit à démissionner.

Bartha remplaça Lindner. Conservateur borné, partisan d’une organisation militaire puissante, Bartha interdit la constitution de soviets de soldats et voulut rétablir la discipline dans l’armée. Les troupes casernées à Budapest se soulevèrent et exigèrent sa destitution. Bartha, après trois semaines de pouvoir, céda son poste à Boehm, un mécanicien socialiste, secrètement partisan du communisme. C’était le 15 décembre. Theodor Batthyanyi, ministre de l’Intérieur, sentant la révolution sociale approcher, par crainte des responsabilités, suivit Bartha dans sa retraite. Le socialiste Vince Nagy prit son fauteuil.

La situation devenait aussi grave à l’extérieur qu’au dedans du pays. Violant l’armistice de Vilajusti qui garantissait l’intégrité territoriale de la Hongrie, l’armée franco-roumaine franchissait les frontières.

Karolyi partit en toute hâte à Belgrade négocier une nouvelle convention. Accompagné du socialiste Bokanyi et du délégué des conseils de soldats Czernak, il se rendit auprès de Franchet d’Esperey. Il demandait qu’on laissât passer des convois de vivres pour ravitailler le centre du pays, et qu’on retirât les Sénégalais et les Roumains qui ravageaient misérablement les contrées où ils campaient. Franchet reçut, sans les saluer, les délégués et, muet, leur remit le texte du second armistice. Puis, il partit, les laissant en tête-à-tête avec quelques sous-officiers français ignorant le magyar et un colonel serbe.

Les Hongrois exécutèrent les clauses de l’armistice et livrèrent leurs armes. Au lieu de les détruire, comme il était décidé, Franchet donna fusils et cartouches aux Tchèques, Roumains et Serbes. Contrairement aux accords de Belgrade, les Tchèques avancèrent même jusqu’à 100 kilomètres de la capitale.

Karolyi, le 23 décembre, déclarait L’Entente devrait accepter une paix excluant tout anéantissement. Que les chefs de l’ancien régime expient, mais qu’on ne punisse pas le peuple qui ne fit que subir la guerre et ne la voulut pas !  En réponse, le 12 mars, à Belgrade, le général Delobit exigeait, au nom des alliés, la formation d’une zone neutre de 200 kilomètres de largeur en Hongrie, sous prétexte de séparer les Transylvaniens des Magyars. Cette décision ne fut communiquée au gouvernement de Karolyi que le 19 mars, par le lieutenant-colonel Vix, chargé d’affaire de l’Entente à Budapest. Aussitôt, les ministres, affolés, offrirent à Karolyi leur démission.

Le 18 mars, les ouvriers de l’usine Weisz Manfred, à Csepel, près de Budapest, et qui s’étaient emparés de leur fabrique depuis novembre 1918, adhérèrent, au nombre de 200 000 environ, au Parti communiste. Ils décidèrent, en outre, de pénétrer en armes, le 23 mars, à Budapest, de révolutionner la ville et de chasser le gouvernement.

Acculé, attaqué par les généraux de l’Entente et par les prolétaires, Karolyi adressa, le 20 mars, une proclamation à ses concitoyens et déclara céder le pouvoir aux ouvriers et paysans. Sur l’instigation des socialistes Keri et Kunfi il quitta la présidence de la république. Cet homme qui avait voulu mener un peuple pendant de longs mois n‘eut pas le courage moral de signer l’acte de démission. Ce fut Simonyi qui l’apostilla.

Karolyl, démocrate réformiste, tomba victime de ses propres actes. Ce politicien ne voulut pas comprendre que seul le peuple est capable de juger lui-même de son sort, et que dans une révolution, seuls les gestes extrémistes ont une portée. Ses atermoiements, les demi-mesures, son besoin de contenter à la fois exploiteurs et opprimés, sa sympathie secrète pour la bourgeoisie et ses déclarations démophiles suscitèrent successivement le mécontentement des travailleurs et des capitalistes. Un gouvernement républicain qui s’affirme prêt à faire le bonheur du peuple et maintient, sous un déguisement hypocrite, les institutions autoritaires ne peut subsister et se développer qu’en devenant comme en France, le jouet d’une oligarchie militaire et financière. Karolyi supprima puis rétablit l’armée ; il la désorganisa. Il lésa les propriétaires fonciers avant de réclamer leur concours. Il avait, de la sorte, brisé ses appuis. Il tomba comme doit succomber fatalement le parlementaire qui veut réaliser ce paradoxe d’unir des forces économiques et sociales contraires.

Le 21 mars, l’assemblée nationale républicaine tint sa dernière séance le président Hock, rappelant l’activité de cette assemblée pendant la collaboration des républicains et des socialistes, prononça l’oraison funèbre du régime : Un nouveau système social étant introduit en Hongrie, dit-il, l’assemblée n’a plus aucune raison de poursuivre ses travaux. Sa continuation ne répond plus aux exigences du régime actuel. Notre organisation politique a complètement fait faillite. Laissons le champ libre à l’activité du prolétariat. 

 


La Commune hongroise et les anarchistes (21 mars 1919-7 août 1919) : Avertissement   II - La Commune hongroise et les anarchistes (1919) : La dictature du prolétariat