La première vague d’émigration d’anarchistes italiens aux États-Unis commence au XIXe siècle à la fin des années 70. Elle est due à la répression policière envers les internationalistes ; particulièrement après la tentative d’insurrection de la Bande du Matèse [1], qui fut suivie de l’attentat de Giovanni Passanante [2] et du « procès des bombes » en 1878-1879 [3]. Malgré cela, aucun texte concernant la constitution de groupe anarchiste italien n’a été rédigé avant 1885.
Le mouvement anarchiste communiste aux États-Unis essentiellement formé de groupes d’émigrants français, anglais, allemands et scandinaves, se développa et se rendit totalement indépendant de la tradition individualiste anarchiste américaine vers 1880. L’Allemand Johann Most chercha à appliquer aux États-Unis les délibérations de la Conférence de Londres (1881), où avait été décidée la propagande par le fait, déterminant ainsi une période d’actions directes qui se termina avec la grande série de grèves précédant et accompagnant la tragédie de Chicago.
A cette époque, en 1888 (période de violentes répressions, marquée par la reprise en main du mouvement ouvrier par les grandes fédérations syndicales américaines, l’inflation, l’émigration de travailleurs non qualifiés hébreux, russes, polonais, italiens, autrichiens, hongrois et natifs des Balkans), naquit à New York L’Anarchico (l’anarchiste), le premier périodique en italien, expression évidente des groupes issus de centres de regroupement d’émigrants.
Dans l’Illinois, au Vermont, dans le New Jersey, en Pennsylvanie, dans le Massachusetts, à New York, ces groupes — renforcés par l’émigration ordinaire et par celle, politique, des périodes les plus difficiles pour le mouvement ouvrier et socialiste italien — étaient venus fortifier la propagande des représentants les plus connus de l’anarchisme italien.
Francesco Saverio Merlino, arrivé aux États-Unis au milieu de l’année 1892, se livra à une active propagande orale et écrite, fondant à New York Il Grido del Popolo (le cri du peuple), périodique qui se fit le défenseur des droits des émigrants. Mais sa propagande organisationnelle ne réussit par à modifier la situation d’isolement dans laquelle se débattait les groupes anarchistes et toute l’émigration italienne, insuffisamment introduits dans l’ambiance américaine, repoussés par les unions ouvrières américaines qui pourtant se tournaient souvent vers l’anarchisme. Cette situation d’isolement favorisait les craintes et les préjugés envers toute formation politique. La rancœur contre la société poussait au refus de toute organisation, de toute idée même de structure organisée, de représentation, de mandatement, de règlements, d’orientations idéologiques unitaires.
Pour les continuelles relations entre émigrants et compagnons restés en Italie, dans les années suivantes, l’influence de cette exaspération anti-organisationnelle, propre à l’ambiance américaine, sera importante sur le mouvement anarchiste italien. L’étude de cette expérience américaine est pourtant une condition indispensable pour l’histoire de l’activité des anarchistes italiens dans le courant de ce siècle.
La situation subit un changement provisoire mais insignifiant du point de vue organisationnel, lorsqu’en 1895 Pietro Gori accomplit une importante tournée de propagande de New York à San Fransisco et retour, durant laquelle il tint environ trois cents conférences. Les effets de la propagande de Pietro Gori qui, à Paterson (New Jersey), contribua à la fondation de La Questione Sociale (la question sociale), un des plus importants périodiques de l’émigration anarchiste italienne, venaient fortement gêner par leur aspect organisationnel l’activité du brillant écrivain et orateur anarchiste Giuseppe Ciancabilla, qui avait été contraint par la répression d’émigrer en Amérique. Suite aux conflits idéologiques entre organisationnels et anti-organisationnels, que la présence de Errico Malatesta à Paterson aggrava entre 1899 et 1900, Guiseppe Ciancabilla fonda à West Hoboken (New Jersey) L’Aurora (l’aurore) et, en 1902, à Chicago, la Protesta Umana (la protestation humaine). Il élargira ainsi la propagande anti-organisationnelle, qui sera par la suite reprise et renforcée par Luigi Galleani. C’est précisément à Paterson, ville qui rassemblait plus d’un millier d’émigrants italiens venant des filatures du Piémont et de Toscane, que s’installa en 1897 Gaetano Bresci. Une étude sur Bresci serait opportune, parce qu’elle éclairerait le milieu italien des États-Unis en général et de Paterson en particulier, nous donnant une idée des rancœurs, du mécontentement, et de leur intensité, qui conditionnaient les émigrants, les poussant à une haine mortelle envers ceux qui les avaient contraints à quitter leur terre natale. Gaetano Bresci avait émigré aux États-Unis dans les années d’émigration massive, période de répression des Crispi, Di Rudini et Pelloux [4]. En Italie, la situation économique était très difficile. Prato (ville natale de Bresci) était un centre assez pauvre, comme le montrait la tentative d’industrialisation. En 1921, le trachome sera encore une maladie assez courante.
Mais dans le Nouveau Monde, les conditions de vie des émigrants non qualifiés n’étaient pas non plus ce qu’il y avait de plus réconfortant. En ce qui concerne la colonie italienne de New York, dès 1888 un périodique italien dénonçait les conditions de vie médiocres (entre autres du point de vue de l’hygiène), mettait en relief la rapacité des spéculateurs, des placiers et des agents de l’immigration qui arrachaient à l’ouvrier jusqu’à sa chemise, l’exploitant d’une façon ou d’une autre de manière incroyable. Les émigrants vivaient dans des masures, des tavernes ou des barraques, dans des conditions économiques misérables, espérant toujours pouvoir retourner en Italie. Le travail était dur et les salaires de misère. Souvent, la désillusion était tellement forte que l’émigrant se refusait même à apprendre la langue américaine et restait fidèle à son dialecte, devenu l’unique fil le reliant aux souvenirs de sa terre natale lointaine. Le taux de mortalité était très élevé dans ces colonies italiennes éparpillées un peu partout : New York, Chicago, Kansas City, San Francisco, Boston et Paterson. L’exploitation des enfants était également très répandue dans l’industrie.
Tout le monde n’acceptait pas cette situation, quelques-uns réagissaient contre la société et contre la soumission de la majorité ; ils trouvaient le réconfort dans des cercles politiques subversifs qui regroupaient les plus conscients. Le soir, ces cercles et ces groupes se transformaient en école : on y lisait et on y discutait de la situation locale, mais aussi de celle de l’Italie, avec l’espoir d’influencer et d’aider les compagnons restés dans la lutte. A Paterson, la situation générale des émigrants était un peu plus confortable. Ils avaient de meilleurs salaires que sur le Vieux Continent de même que dans les autres centres industriels du Nouveau Monde. Le métier de tisserand était moins précaire que dans les années à venir qui seront marquées par une longue série de grèves, où l’on dénoncera l’augmentation évidente du travail infligée par le patron.
Pourtant Bresci put amasser, petit à petit, quelques centaines de francs et, profitant des réductions de prix du voyage dues à l’exposition de Paris, décida de retourner en Europe et en Italie. Mais il était clair qu’il désirait faire acte de justice en assassinant Humbert Ier, responsable des massacres de 1898 et de la promotion du général Bava Beccaris. Le roi payait également pour ceux qu’il avait obligé à s’expatrier, à abandonner leurs amis de lutte, pour un monde dans lequel l’idée de révolution s’identifiait à la vengeance. Il vint en Italie non comme le représentant d’un groupe de conspirateurs, mais comme l’expression du mécontentement qui régnait alors à Paterson parmi les émigrés anarchistes italiens.
Ne connaissant pas ces conditions, il n’est pas surprenant qu’un jeune étudiant nommé Luigi Vittorio Ferraris, dans un essai [5], donne crédit à la version de la presse américaine, s’appuyant sur la profonde ignorance des consuls italiens de l’époque aux États-Unis, qui fournit une explication de l’attentat de Bresci digne d’un roman policier. Mais cet essai est d’autre part utile pour montrer comment ne doit pas être écrit une étude historique, prenant pour base des fonds falsifiés. Il est, en revanche, plus surprenant qu’un G. Woodcok réutilise l’argumentation considérant Bresci comme un agent d’un groupe anarchiste de Paterson
[6], cela sans aucune justification.
Plus que l’attentat commis en 1892 par l’anarchiste Alexandre Berkmann contre le financier Henry Clay Frick (pour venger le massacre des grévistes commis par les agents de Pinkerton), celui de Bresci et immédiatement après celui du Polonais Leone Czolgosz (déclaré anarchiste seulement au cours du procès) contre le président Mc Kinley, détermineront l’abandon de la tradition américaine d’asile aux exilés politiques de n’importe quelle idéologie. En 1903 fut votée la loi qui interdira aux anarchistes étrangers l’entrée aux États-Unis, sanctionnant l’inaccessibilité des travailleurs à la propagande anarchiste.
L’anarchisme survécut cependant parmi la population juive des grandes villes, parmi les Italiens, les Polonais et les Russes, qui fuyaient les persécutions tsaristes. Parmi tous ces émigrants, en 1905, les Industrial Workers of the World (I.W.W.) trouveront de nombreux adhérents et des militants actifs tel Carlo Tresca. Arrivé aux États-Unis en 1904, socialiste, il abandonna bien vite cette idéologie pour l’anarchisme et devint une des plus importantes personnalités du monde subversif italo-américain. Son anarchisme ne connaissait pas l’orientation intransigeante d’un Malatesta ou d’un Luigi Gallaeni. C’était un organisateur ouvrier, souvent amené à transiger sur les principes du fait de la nécessité de lutter pour l’amélioration salariale de l’ensemble du monde ouvrier, et c’est pourquoi, tout en ayant les mêmes idées, il était en contradiction avec la majeure partie des groupes anarchistes italo-américain de tendance généralement intransigeante et anti-organisationnelle. Mais il les rencontrait tout de même au cours d’agitations ouvrières qu’ensemble ils impulsaient.
Carlo Tresca était un formidable organisateur et agitateur. Il possédait ainsi deux qualités par forcément compatibles. Ce « Wobblie » [7], appelé ainsi par les grévistes qui le connaissaient de réputation et par les militants des I.W.W., avec lesquels il partageait les mêmes convictions, participa et guida les principaux conflits ouvriers américains de la période d’or du syndicalisme révolutionnaire. Sa bataille pour le socialisme et la liberté, ses efforts pour arracher à la chaise électrique de nombreux activistes subversifs, comme Ettore Giovannitti et plus tard Sacco et Vanzetti, étaient les autres aspects de son activité journalistique. Celle-ci s’exerça d’abord à travers les périodiques socialistes II Proletario (le prolétaire) et La Voce del Popolo (la voix du peuple), puis à travers des feuilles libertaires telles La Plebe (la plèbe), l’Avenire (l’avenir), Il Martello (le marteau). Entre les deux guerres mondiales, ce dernier périodique mena une rude bataille : aux fascistes, d’un côté, qui se rassemblaient autour du Progresso Italo-Americano (progrès italo-américain) et de feuilles moins importantes prospérant grâce à un climat de faveur et de corruption alimenté par les grandes sociétés financières et accaparatrices américaines. Et, par ailleurs, vis-à-vis des grandes associations syndicales américaines et contre la mystification stalinienne, qui rendait difficile la propagande critique socialiste libertaire. La mystérieuse liquidation physique de Carlo Tresca pose plusieurs questions inquiétantes et témoigne de la validité de l’action de cet agitateur.
Ces événements, qui couvrent un demi-siècle d’histoire du mouvement ouvrier aux États-Unis d’Amérique, sont racontés par Tresca lui-même en deux cents pages de mémoire, que l’Institut d’études américaines de la Faculté d’enseignement de l’université de Florence, prendra soin autant que possible, de publier. Cette autobiographie fournit d’intéressantes informations sur les méthodes de lutte des I.W.W. et sur les actions répressives de la police et du capitalisme américains. Tout autant précieuses nous semble les considérations critiques de Tresca, inspirées par des principes d’éthique et d’humanisme solides qui guideront toute l’action de ce militant.
Un des représentants les plus intéressants de l’émigration anarchiste italienne, celui qui influencera le plus la formation idéologique et l’action pratique de la génération qui vécut les années d’avant la Première Guerre mondiale, fut Luigi Galleani. Arrivé aux États-Unis à la fin de l’année 1901, il réussit tout de suite à s’intégrer dans le mouvement anarchiste italien et comprit parfaitement ses besoins. Sa propagande avait pour effet d’exalter ou plutôt d’électriser. Il réussit même parfois à entraîner le mouvement ouvrier américain, le menant à bien des manifestations pour des améliorations de salaire, et ce dès la fin de 1902, à Paterson, Barre, Lynn ou dans d’autres centres industriels. Un écrivain français de cette époque raconte ne jamais avoir entendu un orateur populaire aussi puissant
que Galleani. Il possède une facilité de parole merveilleuse, accompagnée d’une faculté rare parmi les tribuns : la précision et la clarté des idées. Sa voix est pleine de chaleur, son regard est vif, pénétrant, son geste est d’une vigueur exceptionnelle et, souvent, d’une incomparable distinction. Il parlait toujours en italien, naturellement, avec un léger accent lombard ; mais les ouvriers anglais et français, qui ce jour là se trouvaient parmi la foule, suivaient son discours avec une attention intense comme s’ils comprenaient la signification de chaque parole (...)
[8].
Luigi Galleani était de tendance communiste anarchiste kropotkinien, mais anti-organisationnel parce qu’il craignait l’effet autoritaire et figé des programmes et des plans. D’après lui, pour donner vie et vigueur au mouvement anarchiste, il suffisait d’être en accord général sur les principes ; tout le reste (congrès, tâches, secrétariats) étaient des superstructures souvent nuisibles, parce que limitatrices et négatrices de la liberté d’initiative. Cette possibilité profonde et vitale qu’il voyait, d’une façon très optimiste, en ses semblables et qui devait se réveiller en étant stimulée, mais non subordonnée d’une façon ou d’une autre par des accords à longue échéance. Comme il était ennemi de la loi — qui est toujours dépassée par l’évolution des hommes et de leurs besoins, toujours plus divers —, Galleani était ennemi des statuts. Néanmoins il ne repoussa jamais des accords temporaires avec les organisationnels, et nourrit toujours un profond et sincère respect pour Errico Malatesta et pour les effets positifs de son action en Italie. A la différence de Malatesta, Galleani manquait de cette simplicité, de cette originalité idéologique et de cette souplesse qui distinguaient l’agitateur méridional. Il restait pour ces raisons ferme sur les traditionnelles positions de l’anarchisme de la période « héroïque » (propagande par le fait, N.d.R), dénonçant l’immobilisme des groupes anarchistes italiens des États-Unis d’Amérique.
La Cronaca sovversiva (la chronique subversive), périodique qu’il fonda et dirigea de 1903 à 1918 à Barre, puis à Lynn, fut le principal lien entre les anarchistes italiens aux États-Unis. Pour les nombreux émigrants italiens, arrivés sans connaissances intellectuelles et exploités par des patrons sans scrupules, il fut une voix amie, réussissant quelques fois à rendre moins pénibles les premiers moments d’installation. Par les écrits, les conférences, les conversations, Galleani chercha à faire revivre aux États-Unis l’anarchisme « héroïque », qui inspirait déjà le reste des compagnons, sans réussir pourtant à en lier les fils, pour donner à la lutte la justification théorique et tactique nécessaire.
La conscience de cette orientation fut conquise jour après jour, non seulement par la parole et par les écrits, mais aussi par l’action du mouvement ouvrier, dans un effort de recherche de solidarité et de responsabilité entre les diverses catégories du monde du travail. C’est de cette période étendue et sanglante, qu’une série de publications idéalisant le terrorisme anarchiste souhaitait le retour ; un retour que les conditions économiques et sociales des émigrants italiens justifiaient. Quels autres moyens restaient-ils, d’ailleurs, pour réagir contre la systématique violence de la société américaine ? Quelle autre espérance demeurait pour l’émigré, que ses principes humanistes contraignaient à refuser l’insertion dans la société américaine ?
Le choc violent entre le mouvement anarchiste italien et la société américaine détermina les systématiques répressions : les autorités cherchèrent à supprimer la presse anarchiste par tous les moyens, allant du refus du service des postes de permettre l’entrée aux États-Unis des périodiques subversifs venant d’Europe au refus d’assurer le transport des abonnements locaux.
Les plus mauvaises années s’étaleront de 1916 à 1923, durant lesquelles les I.W.W. seront littéralement disloqués par la répression. Avec la guerre, les luttes ouvrières furent plus fréquentes et plus rudes conséquemment à la crise qui commençait à tourmenter l’économie du pays et la plus grande partie du capitalisme. Il n’était pas rare dans les bassins d’extraction de minerai en Pennsylvanie, dans les industries de Chicago, de San Francisco, de Boston ou de New York, que l’agitation ouvrière soit animée par l’éclat de la dynamite, par l’arrestation de centaines de personnes et par de retentissants procès. Au début de 1916, la situation devint très critique pour les anarchistes qui impulsaient et soutenaient les luttes ouvrières. Suite à quelques attentats, dont un à San Francisco contre une manifestation militariste, s’ouvrit officiellement la chasse aux anarchistes. Cette période de répression fut marquée par des arrestations et des révoltes, individuelles ou collectives, par la censure de la presse et le refus massif des libertaires italiens de s’inscrire auprès de la Selective Military Conscription Bill, votée par le congrès américain un mois après l’entrée en guerre des États-Unis.
Ce refus conduisait à l’arrestation et à la condamnation à une peine de prison d’un an maximum, suivie de l’expulsion vers le pays d’origine. En conséquence, les anarchistes italiens fuirent par centaines au Mexique ou changèrent de résidence. Parmi eux, il y eut Nicola Sacco et Bartoloméo Vanzetti. La situation se dégrada encore avec l’Immigration Act du 16 octobre 1918 qui ordonnait l’expulsion de quiconque s’occupait de propagande anarchiste ; c’est ainsi que commença l’époque des publications clandestines et des retours forcés en Italie, en Russie, en Allemagne, en Pologne et en France.
Coïncidant avec l’expulsion de Luigi Galleani, en juin 1918, plusieurs attentats à la dynamite eurent lieu dans diverses villes. Le procureur général Palmer fut principalement pris comme cible : une bombe éclata le long de la façade de sa maison de Washington, tuant le poseur. A part ce dernier et un garde du corps blessé dans un autre attentat, il n’y eut pas de victime. Mais se propagea dans le pays un sentiment d’angoisse et d’indignation profonde, alimenté par la grande presse d’information qui désignait les révolutionnaires étrangers comme responsables, et particulièrement les anarchistes italiens et les militants des I.W.W.
A partir du 7 novembre 1919, la répression prit la forme de rafles massives dans toutes les grandes villes du pays. Ce fut une vraie croisade que l’évêque Williams, dans un sermon tenu à la cathédrale Saint-John de New York, appela la page la plus honteuse de l’histoire américaine
. A propos de celle-ci, l’avocat Ralton déclara également, devant la Commission parlementaire du 30 avril 1920 : Nous sommes descendus au niveau de la police politique qui existait en Russie aux temps des tsars. Il est impossible de descendre plus bas
. La violence appelle la violence, avec les persécutions augmentèrent les attentats terroristes et les arrestations dans de nombreuses villes de l’Union, sous la direction de Palmer et du chef de la police politique, Flynn. C’est dans ce climat que furent arrêtés et torturés les anarchistes Andrea Salsedo et Roberto Elia. Le premier, pour échapper à un interrogatoire au « troisième degré », se précipita — ou fut, plus probablement poussé — d’une fenêtre de sa cellule située au quatorzième étage d’un édifice de New York. Malgré la campagne contre les anarchistes, l’opinion publique fut vivement troublée et les anarchistes, de leur côté, décidèrent d’organiser des meetings de protestation.
Le 5 mai 1920, au beau milieu de ces événements, la police procéda à l’arrestation de Sacco et Vanzetti, montant contre eux un terrible procès reposant essentiellement sur des préjugés politiques, religieux et « racistes », qui les conduisit sept ans plus tard sur la chaise électrique.
L’affaire est connue. Les deux comités de défense, le premier constitué par Carlo Tresca et Aldino Felicani et le second, officieux, mais non moins efficace, impulsé par les anarchistes de L’Adunata dei Refrattari (l’assemblée des réfractaires), réussirent à agiter l’opinion publique mondiale, mais ne purent arracher les deux hommes à la mort. Même l’Internationale communiste s’impliqua à fond dans la bataille, mobilisant ses adhérents et organisant d’importantes manifestations dans les plus grandes villes d’Europe, d’Amérique et d’Australie. Mais les autorités américaines ne cédèrent pas : Sacco et Vanzetti devinrent les symboles du fanatisme xénophobe et anti-anarchiste dans le « pays de la liberté ».
De toute façon, la longue attente en prison des deux hommes et les violentes polémique perturberont des milliers de bien-pensants américains. Plus que le « procès du singe » de 1925 [9], cette affaire qui, par ces effets politiques et culturels, rappelle la campagne pour la liberté d’expression conduite par les radicaux américains au début du siècle sous l’aiguillon de l’anarchiste Emma Goldman, conduisit les intellectuels de l’Union à se battre contre la xénophobie et l’intolérance idéologique et à rompre l’isolement dans lequel ils étaient relégués depuis la Première Guerre mondiale.
Le cas de Sacco et Vanzetti accrut d’une façon évidente la popularité de la presse anarchiste. Les périodiques de l’émigration anarchiste italienne augmentèrent leurs tirages, les groupes qui se réclamaient des théories de Galleani, de celles de Malatesta, ou qui se réunissaient autour de l’activisme révolutionnaire préconisé par Il Martello (le marteau) eurent un certain regain, que la lutte antifasciste et les événements de la guerre d’Espagne semblèrent renforcer ultérieurement jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.
Mais plus que par Il Marello, qui eut une périodicité régulière jusqu’à la mort de Carlo Tresca en 1943, et par Controcorrente (contre-courant) que Aldino Felicani publia à Boston de 1938 à 1966, la continuité de l’émigration anarchiste italienne aux États-Unis de ces cinquante dernières années est représentée par L’Adunata dei Refrattari (l’assemblée des réfractaires), fondé en 1922 par un groupe partisan des thèses de Galleani à New York. Pendant les vingt ans de l’entre deux-guerres, du fait de la valeur de ses collaborateurs, des problèmes traités, des chroniques internationales, et enfin de la tendance qu’il représentait dans le mouvement anarchiste, L’Adunata dei Refrattari, plus que la voix d’une partie de l’emigration italienne aux États-Unis, fut la voix d’une tendance du mouvement anarchiste international au sein duquel il avait une large diffusion.
Cependant, la crise de l’émigration anarchiste italienne aux États-Unis d’Amérique est déjà visible bien avant les années 20. Après l’occasionnelle reprise de la nouvelle émigration politique, rescapée du fascisme, l’anarchisme italo-américain a continué de perdre toute possibilité de renouvellement par l’apport de forces jeunes, pour des causes indépendantes de la volonté de ses affiliés. Les differences idéologiques entre les groupes malatestiens, galléaniens et ceux fidèles à Carlo Tresca, de tendance syndicaliste, ont disparu progressivement. Face à l’affaiblissement quantitatif et qualitatif du mouvement, les groupes existant ont oublié les polémiques et s’accordent sur la fonction que L’Adunata dei Refrattari exerce parmi eux. Les survivants des mouvements passés contribuent (d’un commun accord) à maintenir sur pied cette espèce de lettre circulaire qui les réunit dans les souvenirs et dans les espérances
[10]. Et pourtant, si les vieilles divergences sont encore valables pour quelques-uns, personne ne nie désormais que leur unique fonction soit celle de contribuer au développement du mouvement anarchiste en Italie, aidant matériellement les initiatives et influençant éventuellement les attitudes idéologiques.