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Sacco et Vanzetti, la justice aux ordres de l’Etat

mercredi 7 juin 2023, par Aurore Kermadec (CC by-nc-sa)

Evoquer l’affaire Sacco et Vanzetti sans la situer dans son contexte, c’est omettre de mentionner les éléments qui ont permis à un banal fait divers de devenir un enjeu politique interna­tional. Jamais, en effet, les noms de ces deux hommes ne seraient parve­nus jusqu’à nous si Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, n’avaient été deux ouvriers immigrés, militants anarchistes, dans l’Amérique des années 20.

Le contexte

Luigi Galleani

Dès 1918, Sacco et Vanzetti étaient fichés par la police du Massachusetts et de ce fait considérés comme des individus à surveiller. lis s’étaient rencontrés en 1917, mais tous deux avaient immigré aux États-Unis en 1908. En 1913, ils adhérèrent au cer­cle anarchiste de la localité dans laquelle ils résidaient. lis devinrent alors des militants actifs, qui partici­paient à l’organisation de meetings et de manifestations, distribuaient des brochures et des tracts, recueillaient des fonds pour soutenir des grèves, etc. Ils fréquentaient le courant de l’anarchiste Luigi Galleani et écri­vaient à l’occasion des articles dans la Cronaca Sovversiva (chronique sub­versive), journal que celui-ci diri­geait.

Depuis l’arrivée des deux hommes aux États-Unis, diverses actions ten­dant à éliminer les idées anarchistes, c’est-à-dire les individus qui les avaient adoptées, avaient été menées. C’est ainsi qu’une loi contre la presse anarchiste vit le jour l’année même de leur arrivée sur le territoire améri­cain. Plusieurs journaux furent inter­dits. Les perquisitions, les arresta­tions et les interrogatoires violents de militants étaient fréquents. Manifes­tations et contre-manifestations don­naient lieu à des échauffourées avec la police. On comptait toujours des blessés et parfois même des morts.

Ce climat d’extrême violence, dont la presse se faisait l’écho, rendait la bourgeoisie très sensible au risque de déstabilisation sociale et donnait appui à un regain de xénophobie chez les Américains. Le souvenir de la révolution russe était, en outre, encore très présent. Dans un tel con­texte, toute personne qui osait dire son désaccord avec le capitalisme américain, a fortiori si elle était mili­tante, avait de solides raisons de se sentir menacée. On comprend, de ce fait, quels sentiments Sacco et Vanzetti ont pu éprouver au moment de leur arrestation.

La période où se sont produits les faits pour lesquels les deux hommes furent inculpés est, sur le plan de la violence, extrêmement significative. 1919 fut une année de tension sociale. Dans un climat d’inflation et de chô­mage, grèves et manifestations se succédaient. C’est l’année où Emma Goldman, Alexandre Berkman et Luigi Galleani, entre autres, furent expulsés du territoire américain. Le 2 juin 1919, des bombes éclatèrent dans différentes villes : à Washing­ton, au domicile du chef du départe­ment de la Justice ; à Philadelphie, dans une église ; à New York, chez un juge ; à Boston, chez un autre juge qui avait sévèrement condamné des manifestants du 1er Mai, mais aussi au domicile d’un député ayant soutenu une proposition de loi contre l’anarchisme. Au total, huit bombes éclatèrent le même jour. Les auteurs de ces attentats étaient bolcheviks, socialistes ou anarchistes. L’opinion publique, peu éclairée par la presse qui l’incitait globalement à avoir la phobie des « rouges », ne faisait guère la différence.

Sur les lieux de l’attentat de Was­hington, qui coûta la vie à celui qui avait posé la bombe, la police trouva un tract. Le document qui déclarait la guerre au capitalisme était signé par « Les combattants anarchistes ». Les enquêteurs furent conduits à soupçonner l’anarchiste Valdinocci, compagnon de Galleani et donc de Sacco et de Vanzetti. Néanmoins, ils ne parvinrent pas à établir qui était le poseur de bombe, mais on ne revit jamais Valdinocci.

Andrea Salsedo

L’enquête mena la police, qui recherchait aussi les auteurs du tract, dans les locaux d’une imprimerie tenue par un typographe italien anar­chiste, Andrea Salsedo. Les tracts avaient effectivement été imprimés chez Salsedo. Celui-ci collaborait, en outre, à la Cronaca. Il fut arrêté avec un compagnon, Roberto Elia, le 25 février 1920 à New York. Les deux hommes furent illégalement internés dans les locaux du Bureau of Investi­gation (qui devint plus tard le FBI). Salsedo y fut torturé. Le 3 mai 1920, son corps était trouvé sur le trottoir après une chute de quatorze étages. Roberto Elia fut expulsé des États-Unis peu de temps après.

Sacco et Vanzetti connaissaient bien Salsedo et Elia. Dès qu’ils appri­rent que les deux hommes avaient été arrêtés, ils commencèrent à s’organi­ser avec d’autres pour les soutenir.

Au moment de leur propre arresta­tion, ils préparaient notamment un meeting au cours duquel Vanzetti aurait dû prendre la parole.

Achevons cette présentation du cli­mat américain de l’après-guerre en rappelant que la prohibition de l’alcool fut instaurée en 1919. Le gangstérisme et la corruption devin­rent, à la même époque, prospères. On ne comptait plus les cambriolages et les attaques à main armée. La bourgeoisie WASP (White Anglo-­Saxon Protestant) sentait ses privilè­ges menacés. Entre un anarchiste, un gangster et un communiste, elle ne faisait guère la distinction. Ces gens­-là étaient tous extrêmement dangereux. La presse entretenait l’amal­game et servait ainsi les intérêts du patronat.

Les faits

Deux tentatives de vol à main armée, commises à quelques mois d’écart, sont à l’origine de l’affaire. La première, pour laquelle seul Van­zetti fut inculpé, eut lieu à Bridgewa­ter à la fin de l’année 1919 ; la seconde qui donna lieu à deux meur­tres fut commise à South Braintree. Les deux villes étaient proches et situées à quelques kilomètres de Bos­ton, dans l’État du Massachusetts.

Le 24 décembre 1919, une camion­nette transportant des fonds circulait dans la ville de Bridgewater. Une voi­ture s’avança, rideaux tirés, vers elle. A la hauteur voulue, trois hommes en sortirent, se dirigèrent en courant vers la camionnette et ouvrirent le feu. Comprenant tout juste ce qui se passait, le conducteur du véhicule accéléra brutalement. La camion­nette dérapa et percuta un poteau télégraphique. Profitant de la pani­que générale, les assaillants s’enfui­rent. Il n’y eut ni vol ni victime.

Une enquête fut ouverte. Le chauf­feur de la camionnette, le caissier et le policier qui les accompagnaient furent interrogés, ainsi qu’un passant témoin de la scène. Les quatre témoi­gnages concordèrent à quelques détails près. L’automobile utilisée par les gangsters fut décrite comme une longue voiture sombre qui paraissait être ou était une Hudson. Le passant avait pu en relever le numéro d’immatriculation. Parmi les trois assaillants, le principal tireur fut particulièrement remarqué par les témoins. Il fut généralement décrit comme un homme au teint sombre, armé d’un fusil de chasse, âgé d’envi­ron trente-cinq à quarante ans, mesu­rant cinq pieds sept pouces (1,72 m), pesant soixante-douze à soixante­-quinze kilos et portant une mousta­che noire taillée court. Les deux autres hommes furent juste aperçus. Selon les témoins, ils étaient tous deux armés d’un revolver. L’un des deux, rasé de près, portait une cas­quette grise.

La plaque d’immatriculation du véhicule fut identifiée par les enquê­teurs. Elle avait été volée dans un garage de Needham. Le garagiste raconta qu’un Sicilien (correspon­dant au signalement de l’homme au fusil de chasse donné par les témoins) était venu le 22 décembre 1919 lui demander une paire de plaques d’immatriculation qu’il lui avait refusé. Après l’attaque manquée, le garagiste s’était aperçu que des pla­ques avaient disparu de son garage.

Dans la même ville, une Buick de couleur sombre, à sept places, ornée de rideaux, striée d’une bande bleue claire avait été volée le 23 novembre.

La seconde agression, pour laquelle Sacco et Vanzetti allaient être inculpés ensemble, fut plus dra­matique que celle de Bridgewater puisque les deux convoyeurs furent abattus.

Le 15 avril 1920 au matin, un con­voyeur apporta, dans la ville indus­trielle de South Braintree, située à une vingtaine de kilomètres de Bos­ton, l’argent nécessaire au paiement des salaires du personnel de l’entre­prise Slater & Morrill. Durant la matinée, les comptables de l’usine préparèrent les enveloppes de paye et les disposèrent à l’intérieur de deux grandes boîtes de bois qu’ils enfermè­rent ensuite dans deux boîtes en acier. Puis ils les confièrent au cais­sier Parmenter et à son garde du corps Berardelli qui devaient les trans­porter à pied du bâtiment 1 au bâti­ment 2 des usines, soixante-dix mètres environ séparaient les deux bâtiments.

Parmenter et Berardelli quittèrent le bureau en début d’après-midi, transportant chacun une boîte. Quel­ques minutes avant d’arriver au bâti­ment 2, ils furent attaqués par deux hommes qui firent feu sur eux avant de leur arracher les deux cassettes. Parmenter et Berardelli furent griève­ment blessés.

L’action accomplie, une large voiture sombre rejoignit les deux ban­dits. Un troisième gangster, accroupi sur le marche pied du véhicule, bon­dit près d’un tas de briques et fit feu à bout portant sur Berardelli qui avait tenté de se relever. Celui-ci s’écroula dans le gravier. Les deux premiers agresseurs s’engouffrèrent alors avec leur butin à l’arrière de la voiture, tandis que le troisième faisait feu en direction des fenêtres de l’usine où des employés, alertés par le va­carme, regardaient la scène. Il monta ensuite à l’arrière de la voi­ture, puis passa à l’avant, et tendit un revolver vers l’extérieur. Selon les divers témoignages, cinq passagers étaient alors installés dans le véhicule qui s’éloigna sous les regards de plu­sieurs personnes.

Non loin de là, il atteignit un pas­sage à niveau au moment où le garde-­barrière fermait les voies pour laisser passer le train annoncé. L’un des pas­sagers brandit un revolver dans sa direction en lui criant : Lève ! Lève !. Le garde-barrière s’exé­cuta. L’automobile franchit les rails, frôla un passant. L’un des passagers sortit la tête et tira sur lui à bout por­tant, mais le manqua. L’image de l’homme qui avait tenté de le tuer se fixa dans la mémoire de ce passant des cheveux bruns, ondulés, un cos­tume bleu, et une chaîne de montre au gilet [1]. Puis la voiture disparut.

Aussitôt qu’elle se fut éloignée des lieux du crime, un témoin se précipita auprès de Berardelli mourant. li ramassa quelques douilles dans le gravier et les confia plus tard au directeur général de l’usine Slater & Morrill. Celui-ci les remit à son tour au chef de la police d’État. li n’est pas certain aujourd’hui que les cho­ses se soient vraiment passées ainsi. En définitive, l’accusation montra quatre douilles au tribunal.

Berardelli mourut quelques minu­tes après l’attaque, mais Parmenter fut transporté à l’hôpital pour y être immédiatement opéré. Il succomba quinze heures après l’opération. Le médecin qui pratiqua l’autopsie découvrit quatre balles dans le corps de la victime. L’une d’entre elles avait été mortelle, il la marqua de trois tirets verticaux.

L’inspecteur chargé de l’enquête commença par rechercher Anthony Palmisano, un Italien spécialiste de l’attaque à main armée. Le 23 avril 1920, plusieurs photographies de lui furent montrées à différents témoins qui l’identifièrent comme l’un des agresseurs. Mais Palmisano avait été arrêté en janvier dans la ville de Buf­falo et y était encore emprisonné. On peut aisément imaginer ce qui serait advenu de cet homme si le hasard l’avait laissé en liberté au moment de l’attaque de South Braintree !

Face à des faits aussi graves, les témoignages d’individus qui n’ont entrevu que quelques images d’une scène qui dura en tout quelques minutes apparaissent d’ores et déjà extrêmement dangereux. Les récits, plus ou moins fidèles, de ces témoins ne manquèrent pas d’être largement pris en considération parce qu’ils fai­saient partie des rares éléments de l’enquête.

L’arrestation

Ferruccio Coacci

Le 16 avril I 920, Ferruccio Coacci, anarchiste italien frappé d’expulsion, était signalé au chef de la police de Bridgewater par un inspecteur du département de l’immigration. Coacci ne s’était pas rendu au bureau de l’immigration et avait fait savoir qu’il était dans l’impossibilité de s’y présenter, devant rester au chevet de son épouse malade. Un inspecteur se rendit chez lui et découvrit qu’il n’en était rien. Mais Coacci ne fut pas arrêté.

Cet homme avait jadis travaillé à la compagnie N.Q. White, contre laquelle avait eu lieu l’attaque man­quée de Bridgewater, et en attendant son expulsion, il avait trouvé un emploi chez Slater & Morrill à South Braintree ! En découvrant cela, l’ins­pecteur pensa que les deux attaques étaient liées et que Coacci y était mêlé. Selon lui, la même automobile avait dû être utilisée pour Bridgewa­ter et South Braintree.

La Buick, qui avait été volée à Bridgewater le 23 novembre 1919, fut retrouvée dans un bois le 17 avril 1920. La carrosserie portait des tra­ces de balles, mais le numéro d’immatriculation n’était pas le même que celui relevé par le passant de Bridgewater. La plaque retrouvée sur le véhicule avait été volée dans un garage le 7 janvier 1920, soit après l’attaque de Bridgewater. L’inspec­teur garda cependant la même hypothèse : le même véhicule avait servi aux deux tentatives de vol.

Mario Buda

Le 19 avril 1920, en dépit des soup­çons de l’inspecteur, Coacci fut effectivement expulsé du territoire américain. Le policier retourna, mal­gré cela, au domicile de Coacci et y rencontra Mario Boda qui logeait chez lui et était, par ailleurs, compa­gnon de Sacco. Boda était proprié­taire d’une automobile, une Overland à cinq places qui datait de 1914. Elle était en réparation au moment où l’inspecteur passa chez lui. Le poli­cier repartit.

Réflexion faite, il revint le lende­main pensant tenir l’un des coupables et peut-être même le propriétaire du véhicule qui avait été utilisé pour les deux attaques. Mais Soda, méfiant, avait disparu. Le policier se rendit alors chez le garagiste où Boda avait laissé sa voiture, pour lui demander d’être averti au cas où celui-ci vien­drait la chercher.

Ricardo Orciani

Le 5 mai dans la soirée, Sacco et Vanzetti avaient rendez-vous devant le garage avec Ricardo Orciani et Mario Boda. Ils étaient venus tous les quatre chercher l’Overland. Ainsi qu’il en avait été convenu, le policier fut prévenu par l’épouse du gara­giste, pendant que celui-ci tentait de faire patienter ses clients.

Finalement, on ne sait pourquoi, les quatre hommes repartirent sans la voiture ; Soda et Orciani d’un côté, en side-car, Sacco et Vanzetti de l’autre, en trolleys bus.

lis furent interpellés dans le trolley et conduits au commissariat. La machine judiciaire se mit alors en marche. Plus jamais Sacco et Vanzetti ne retrouvèrent la liberté [2].

Avant le procès

Revolver de Vanzetti

Au moment de l’arrestation, Vanzetti était armé d’un revolver chargé de cinq balles et détenait plusieurs cartouches, notamment des cartou­ches de fusil de chasse. Sacco était armé d’un colt automatique [3] com­prenant neuf balles et avait dans ses poches une vingtaine de cartouches diverses [4]. Dans ces conditions, une première inculpation pour port d’arme prohibé pouvait déjà être retenue à leur encontre. L’inspecteur qui les avait fait arrêter se rendit immédiatement au commissariat pour les interroger.

Sacco et Vanzetti subirent tout d’abord plusieurs interrogatoires au cours desquels ils ne cessèrent de mentir. Tous deux déclarèrent notamment ne connaître ni Boda ni Orciani, sans doute afin de leur éviter une arrestation. Pour sa part, Sacco affirma n’avoir jamais travaillé chez Slater & Morrill à South Braintree alors qu’il y avait été employé en 1917.

Assez rapidement, des témoins furent invités à les identifier. Afin de faciliter cette tâche, Sacco et Vanzetti furent présentés seuls et non au milieu d’autres suspects, dans dif­férentes postures, marchant, cou­rant, agenouillés. Peu de témoins pourtant affirmèrent les reconnaître. Sur trois témoins de Bridgewater, un reconnut Vanzetti et le désigna comme étant l’homme au fusil de chasse. Pour l’affaire de South Braintree, trois femmes et un homme les identifièrent. Deux femmes avaient aperçu le tireur installé sur le siège avant. Elles fournirent, surtout durant le procès, une foule de détails visant à accuser Sacco. Seul le garde-­barrière désigna Vanzetti comme le conducteur de l’automobile, alors que les autres témoins donnèrent la description d’un homme blond au teint pâle. La police effectua plu­sieurs perquisitions, notamment au domicile d’anarchistes et en particu­lier chez Sacco et Vanzetti, mais aucune trace de l’argent volé ne fut retrouvée.

Vanzetti fut inculpé, seul, pour l’agression de Bridgewater sous l’accusation d’attaque avec intention de voler et d’assassiner. Quelques jours après l’arrestation des deux hommes, un comité de défense avait été organisé par les anarchistes de Boston-Est. Il était composé d’une quinzaine de membres qui s’efforcè­rent de rassembler les fonds nécessai­res à leur défense et organisèrent quelques meetings destinés à les sou­tenir.

Le procès de Vanzetti, présidé par le juge Webster Thayer, s’ouvrit le 22 juin 1920 au tribunal de Plymouth. Ses compagnons du comité de défense avaient choisi l’avocat John Vahey pour le défendre [5]. L’accu­sation s’appuya essentiellement sur deux éléments : les témoignages et le revolver trouvé sur Vanzetti au moment de son arrestation, ainsi que les cartouches.

Nous avons vu précédemment que sur trois témoins de l’agression de Bridgewater, un seulement avait identifié Vanzetti lors de l’enquête. Au procès, les trois hommes se trans­formèrent en accusateurs très sûrs d’eux-mêmes. Pourtant, leurs témoi­gnages remodelés ne furent pas limpi­des. L’un parla d’un agresseur à la moustache courte, l’autre à la mous­tache tombante. Ils n’étaient pas non plus en accord sur la taille de l’homme au fusil de chasse, ni sur le fait qu’il portait ou non un chapeau. Néanmoins, ces témoignages furent attentivement écoutés. Il est à noter, d’ailleurs, que les témoins de l’accu­sation furent beaucoup moins harce­lés par la cour que ceux de la défense.

Face aux accusations, la défense introduisit des témoins qui affirmè­rent avoir acheté du poisson à Vanzetti à différents moments de la jour­née du 24 décembre 1919 [6]. Un élé­ment paraissait positif dans ces témoignages, c’est la tradition ita­lienne du plat d’anguilles le jour de Noël. Plusieurs personnes affirmè­rent donc se souvenir avoir acheté ce poisson à Vanzetti et même lui en avoir commandé pour être sûres de pouvoir servir ce plat le 25 décembre. Néanmoins, tous les témoins étaient italiens, ce qui, dans l’Amérique xénophobe de l’époque, donnait beaucoup moins d’impact à leurs affirmations. Il s’agissait, en outre, de raconter des faits anodins qui s’étaient produits six mois aupara­vant. Certains témoins avaient une mémoire peu précise.

Un seul témoignage fut ferme, celui d’un jeune garçon de 13 ans qui aidait souvent Vanzetti à nettoyer et à livrer son poisson. Le jeune garçon affirma avoir travaillé avec Vanzetti ce jour-là, mais le procureur réussit à lui faire dire qu’il avait répété plu­sieurs fois son texte à son père et à l’avocat, voulant ainsi donner au jury l’impression que ce témoignage était, en fait, une leçon apprise par cœur.

En ce qui concerne l’arme et les cartouches, un expert en balistique déclara à la barre que le diamètre des douilles ramassées par un témoin après l’attaque manquée était identique à celui de certaines balles trouvées dans la poche de Vanzetti au moment de son arrestation.

A l’issue de ce procès qui dura moins de dix jours, Vanzetti fut déclaré coupable et condamné à quinze ans de travaux forcés. Le juge Thayer demanda à présider le procès de l’affaire de South Braintree dans laquelle Sacco et Vanzetti étaient inculpés.

Le comité de défense de Sacco et Vanzetti se mit à la recherche d’un avocat qui pourrait assurer la défense des deux hommes accusés de vol et d’assassinats. C’est à ce moment-là que Fred H. Moore entra en scène. Cet avocat des travailleurs révolu­tionnaires, syndicalistes et ouvriers, avait une réputation de brillant défenseur de grévistes et de manifes­tants. Ce n’était peut-être pas l’homme qu’il aurait fallu pour ce procès. Certains membres du comité de défense s’en rendirent sans doute vite compte. Mais Moore garda le dossier et s’efforça dès le début de transformer cette affaire juridique simple en un symbole politique mon­dial de la lutte des classes.

Moore entreprit tout d’abord de sensibiliser les milieux syndicaux et plusieurs motions de soutien aux accusés furent votées. Un proche de l’avocat rédigea, pour la presse amé­ricaine, des articles sensationnalistes destinés à attirer l’attention de l’opi­nion publique sur le cas des deux hommes. Un anarchiste espagnol, Frank Lapez, s’efforça de son côté de sensibiliser les milieux espagnols aux États-Unis ; tandis qu’Eugene Lyons, journaliste et ami de Moore, essaya d’animer les milieux italiens. Lorsque Lyons se rendit, pour son travail, en Italie, Moore le pria de recueillir tous les témoignages possi­bles. Par l’intermédiaire du frère de Sacco, devenu maire de son village, il réussit à convaincre Leone Mucci d’évoquer l’affaire devant la Cham­bre des députés italiens. Ce fut le pre­mier retentissement à l’étranger.

Quelques anarchistes du comité, ainsi que l’épouse de Sacco, n’étaient pas d’accord avec la tournure politique que Moore voulait donner à l’affaire. Ils souhaitaient seulement sauver la vie des deux accusés et obte­nir leur libération. Pour cela, ils réu­nissaient des fonds. Certains Italiens organisaient des pique-niques, des spectacles. Les unions ouvrières, les syndicats de la boucherie, de l’hôtel­lerie, de la couture, etc., les anarchis­tes juifs offraient de l’argent.

De son côté, Moore s’agitait beau­coup sur tout le territoire américain pour faire connaître ce complot contre la classe ouvrière. Plusieurs comités des libertés civiques furent alertés. Par l’action de Moore, Sacco et Vanzetti devenaient deux anarchis­tes italiens jugés dans des circonstan­ces douteuses en raison de leurs idées politiques. Si l’affaire n’avait pas pris cette tournure, Sacco et Vanzetti auraient-ils été condamnés à mort sans que personne ne se soucie de leur innocence ou auraient-ils pu être acquittés ? Personne ne le saura jamais.

Le procès

Le procès s’annonçait mal. L’un des deux accusés avait déjà été jugé pour une autre affaire et déclaré cou­pable. En outre, ils étaient tous deux immigrés, Italiens, de condition sociale modeste, militants actifs, agi­tateurs de plusieurs grèves et antimili­taristes. De tels individus effrayaient les bonnes gens et la presse entrete­nait largement leur peur. Très vite apparut l’idée que les gens de gauche, c’est-à-dire les anarchistes et les com­munistes, exploitaient l’affaire pour saper les fondements de l’ordre social et de la démocratie américaine. Tou­tes les actions menées par ces gens-là apparaissaient donc comme une menace qui ne devait en aucun cas faire changer le cours de la justice. L’intérêt de quelques hommes de loi et d’hommes politiques explique peut-être aussi le déroulement et l’issue de ce procès [7].

Il s’ouvrit le 21 mai 1921 et dura un peu plus d’un mois. Pour ce premier jour, un vaste dispositif policier avait été mis en place autour et dans le palais de justice. Dans la salle, seule Rosina Sacco avait été acceptée, le reste du public étant composé de journalistes et de policiers. Selon la règle en vigueur dans le Massachu­setts, les deux accusés furent placés l’un et l’autre dans une cage sans pla­fond.

Nicola Sacco and Rosina Sacco.

Les avocats de la défense, Fred Moore, Thomas et Jerry Mac Anar­vey déposèrent immédiatement une requête pour que Sacco et Vanzetti soient jugés séparément. La requête fut repoussée. Le procès commença. Il se déroula autour de deux thèmes principaux : les témoignages (témoins à charge, puis témoins de la défense) et les balles de revolver (cel­les trouvées sur les lieux, celles appar­tenant aux accusés et celles extraites des corps des deux victimes).

Tout comme pour l’affaire de Brid­gewater, plusieurs témoins qui n’avaient tout d’abord pas identifié Sacco et Vanzetti se transformèrent, lors du procès, en accusateurs. Parmi eux, une femme qui avait, avant l’attaque, demandé un renseignement aux deux bandits ne reconnut pas Sacco lors de l’enquête. Au procès, elle affirma qu’il s’agissait de lui en donnant une foule de détails. Face à cela, la défense ne fut pas vraiment à la hauteur. Elle omit notamment de poser des questions sur l’accent éven­tuel de l’homme qui l’avait rensei­gnée, Sacco parlant très mal l’anglais. D’une façon générale, la défense n’osa pas aller très loin dans ses questions aux témoins à charge. Souvent, elle agit comme si elle redoutait d’apporter, elle-même, les éléments tendant à prouver la culpa­bilité de Sacco et Vanzetti. A maintes reprises, Moore n’apparut pas très convaincu de l’innocence des deux hommes qu’il avait pourtant la charge de défendre.

Sa tâche n’était, en outre, pas vrai­ment aisée. Du côté de la défense, en effet, les témoins furent quelquefois malmenés.

Trois hommes s’étaient trouvés très près des victimes au moment de la fusillade. L’un des trois avait tout d’abord identifié Sacco. II se rétracta au procès, portant de ce fait un coup à l’accusation. A la sortie du tribu­nal, un policier lui lança : Nous n’en avons pas fini avec toi. Quelques semaines plus tard, il perdait son emploi. D’autres témoins de la défense connurent un sort semblable.

Plusieurs dizaines de personnes vinrent affirmer avoir vu pour une raison quelconque Vanzetti ou Sacco le 15 avril. Ce jour-là, Vanzetti aurait vendu du poisson et Sacco, qui mal­heureusement avait demandé une journée de congé à son employeur, serait allé chercher son passeport au consulat italien de Boston pour son départ prochain en Italie [8]. Tous les témoignages ne furent pas forcément convaincants. En outre, aucune preuve matérielle ne venait les renfor­cer. Il ne s’agissait que d’affirma­tions. Les contre-interrogatoires révélèrent le manque de fiabilité de certains d’entre eux. Les accusés n’avaient pas « d’alibi en béton » !

La partie consacrée aux pièces à conviction, c’est-à-dire essentielle­ment les balles et les douilles de pisto­lets, fut la plus ennuyeuse de ce pro­cès. Pendant plusieurs jours, divers experts en balistique vinrent à la barre expliquer les résultats de leurs analyses.

Six balles avaient atteint les deux hommes. La question essentielle était de savoir si elles provenaient ou non de l’arme de Sacco. La balle « III » [9] extraite du corps de Parmenter avait été mortelle. Le procureur Katzmann s’efforça de démontrer qu’elle provenait du revolver de Sacco [10]. A la question : La balle III a-t-elle pu être tirée par le revolver de Sacco ?, le premier expert répondit : A mon avis, c’est compatible avec le fait qu’elle aurait été tirée par ce pistolet [11]. La défense ne releva pas l’ambiguïté de cette réponse. A la même question, un autre expert répondit : J’incline à croire que la balle numéro III a été tirée par ce colt automa­tique [12]. L’expert de la défense convint que cette balle pouvait avoir été tirée par une arme du type de celle de Sacco mais il pensait, pour sa part, qu’elle avait été tirée par un Bayard, revolver de marque étran­gère. A la question fatale, il répon­dit : A mon avis, non. Il n’y a aucune comparaison [13]. Le second expert de la défense déposa dans le même sens.

A mois de juillet, le verdict tomba. Sacco et Vanzetti étaient déclarés coupables. Nous sommes inno­cents. hurla Sacco. N’oubliez pas ! Ils tuent deux inno­cents ! [14].

Après le procès

A partir de 1921 jusqu’en 1927, les avocats de la défense présentèrent motion sur motion pour obtenir une révision du procès [15]. En 1921, une requête puis une première requête supplémentaire furent déposées. En décembre, le juge Thayer rejeta la requête. En 1922 et 1923, quatre nou­velles requêtes supplémentaires furent déposées. Un an après, le juge donna une nouvelle réponse néga­tive [16].

Boston, 1er mars 1925.

En 1925, Madeiros, un jeune ban­dit de 23 ans s’accusa. Il était interné dans la même prison que Sacco. li lui fit passer une note dans laquelle il déclarait avoir participé à l’attaque de South Braintree et affirmait que Sacco et Vanzetti étaient innocents. Thompson enquêta. Malgré quelques inexactitudes dans le témoignage de Madeiros, il déposa en 1926 une nou­velle requête que Thayer rejeta égale­ment.

En janvier 1927, la défense fit appel contre le rejet du juge Thayer devant la Cour suprême du Massachusetts. La réponse fut négative. Le refus du juge était donc confirmé par la plus haute instance de cet État. Toutes les ressources légales avaient été épuisées.

Vanzetti et Sacco le 10 avril 1927.

En avril 1927, Vanzetti fut transféré à la prison de Dedham où il retrouva Sacco [17]. Ils furent tous deux conduits devant le juge Thayer qui, selon la tradition, les laissa d’abord s’exprimer. Les deux hommes clamèrent à nouveau leur innocence avant que le juge ne prenne à son tour la parole pour leur faire part de la sentence finale : la peine de mort par le passage d’un courant électrique à travers le corps durant la semaine commençant le dimanche, dixième jour de juillet, dans l’année du Seigneur 1927. Ceci est la sentence de la loi.

En mai, une pétition portant seule­ment la signature de Vanzetti fut pré­sentée au gouverneur du Massachu­setts [18]. En juin, il nomma un comité consultatif d’enquête, le comité Lowell composé de trois membres. L’exécution fut retardée d’un mois et fixée au 10 août 1927.

Le 8 juillet 1927, le comité Lowell rendit visite aux deux condamnés et, le 22 juillet, le gouverneur lui-même se rendit à la prison pour les rencon­trer. Sacco refusa de s’entretenir avec lui, arguant qu’il n’avait pas con­fiance et que de toute façon, ils n’avaient rien à se dire. Vanzetti, en revanche, resta avec le gouverneur plus d’une heure et demie. Dans un premier temps, il pensa que celui-ci faisait un réel effort pour connaître la vérité mais, très vite, il se demanda si les autorités ne cherchaient pas plu­tôt à justifier leur décision déjà prise. Le 27 juillet, le comité adressa ses conclusions au gouverneur qui refusa d’accorder sa grâce le 3 août.

A partir du 8 août, des piquets de protestation composés essentielle­ment d’ouvriers et de quelques intel­lectuels parmi lesquels l’écrivain Dos Passos, circulèrent autour de la Chambre législative du Massachu­setts. Des grèves, des manifestations furent organisées un peu partout dans le pays et dans le monde, des pétitions furent adressées au gouver­neur.

Dans la nuit du 10 août, Sacco et Vanzetti furent préparés pour l’exé­cution (cheveux coupés, pantalons fendus pour permettre de placer les électrodes). Une demi-heure avant minuit, heure officielle de l’exécution le gouverneur annonça un nouveau délai de douze jours. Ce qui reportait à nouveau l’exécution au 22 août 1927.

22 août 1927, entrée de la prison d’État de Charlestown gardée par la police.

Ce 22 août, des manifestations éclatèrent aux quatre coins des États­-Unis. On compta des centaines de blessés. Dans quelques villes, comme à New York, une foule immense se massa pacifiquement dans la rue espérant un délai supplémentaire.

Mais, la Fée Electricité devint chaisière de la mort [19]. Peu après minuit, ils furent exécutés, d’abord Sacco puis Vanzetti. Le premier avait trente-six ans, le second trente-neuf. Dans le monde entier, la nouvelle rapidement communiquée déclencha la colère.


L’un s’appelait Sacco et l’autre... ?   USA : L’émigration anarchiste italienne



[1L’avocat de Sacco et Vanzetti ne retrouva ce témoin qu’après le procès. Il lui offrit le voyage jusqu’à Boston, lui montra des photos des accusés, puis l’emmena à la prison de Dedham où était détenu Sacco et à celle de Charlestown pour y voir Vanzetti. Le témoin ne reconnut ni l’un ni l’autre.

[2Peu après le 5 mai 1920, Bada gagna l’Italie. De son côté, Orciani fut appréhendé, mais ayant travaillé les deux jours fatidiques, sa carte de travail le prouvait, il fut relâché.

[3Assurant des tours de garde après la fer­meture de l’usine de chaussures « Trois K » à Stoughton où il était employé, Sacco avait acheté, pour se protéger, un colt 32 automa­tique, mais il ne demanda jamais de permis de port d’arme.

[4Ces balles n’ont pas été précisément comptabilisées, décrites et surtout enregis­trées au commissariat où Sacco et Vanzetti ont été amenés le soir de leur arrestation. Il devenait alors facile de manipuler les faits.

[5Avocat localement célèbre. Il ouvrit, peu de temps après le procès, un cabinet contentieux en association avec Frederick Katzmann, procureur général au procès de Vanzetti et à celui de Sacco et de Vanzetti.

[6Vanzetti était, en effet, à cette époque vendeur de poisson ambulant.

[7Pour plus de détails sur les implications politiques et administratives éventuelles de l’affaire, cf. Ronald Creagh, Sacco et Van­zetti, Paris, Editions La Découverte, 1984.

[8Sacco avait, en effet, envisagé de ren­trer en Italie.

[9C’est-à-dire la balle marquée de trois tirets verticaux par le médecin ayant effectué l’autopsie du corps de Parmenter (voir précé­demment le paragraphe consacré aux faits).

[10Une série de tests effectués en 1961 établit que cette balle avait été tirée par le revolver de Sacco, ce qui ne signifie pas qu’il ait lui-même tiré. Mais dans ce cas, il con­naissait certainement le tireur.

[11Francis Russell, L’Affaire Sacco­-Vanzetti (Tragedy in Dedham), Paris, éditions Robert-La/font, 1964, p. 162.

[12Ibid., p. 163.

[13Ibid., p. 164.

[14Cité par R. Creagh, Sacco et Vanzetti, 158.

[15La défense entreprit des enquêtes afin de trouver les véritables coupables : elle éta­blit que Frank Silva et Jimmy Mede avaient pu participer à l’attaque de Bridgewater, Celestino Madeiros et le gang des frères Morelli au hold-up de South Braintree, mais ceci ne semble pas plus fondé que d’affirmer la culpabilité de Sacco et Vanzetti ou celle de Sacco et l’innocence de Vanzetti. Pour cha­cune des thèses, certains faits sont en effet laissés de côté.

[16Au cours de l’année 1924, Fred Moore se retira de l’affaire sur la demande de Sacco. Il fut remplacé par l’avocat W.G. Thompson.

[17Il est à noter que pendant leurs sept années de detention, Sacco et Vanzetti se virent très peu. Ils restèrent même jusqu’à un an sans se rencontrer.

[18Il est dans les prérogatives du gouver­neur d’un État de disposer du droit de grâce lorsqu’une pétition lui est adressée par les condamnés. Il peut, pour rendre sa décision, consulter un comité spécialement constitué pour les circonstances.

[19Jacques Prévert, Choses et autres.