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Un anarchiste argentin au bagne, Simón Radowitzky

vendredi 23 août 2024, par Pierre-Henri Zaidman (CC by-nc-sa)

Suite à la répression de la révolution de 1905, le jeune anarchiste juif Simón Radowitzky quitte la Russie pour l’Argentine. Traumatisé par les pogroms et la répression brutale cita a fuis, il organise un attentat ayant pour cible le chef de la police de Buenos Aires.

Szymon Radowicki (plus connu sous le nom de Simón Radowitzky) est né le 10 novembre 1889 [1], à Stapanesso, en Ukraine près de Kiev, au sein d’une famille d’ouvriers juifs. Dès l’âge de 10 ans, il travaille comme apprenti dans un atelier de mécanique à Ekaterinoslav et devient un militant ouvrier. À 14 ans, il participe pour la première fois à une grève pour revendiquer la réduction de la journée de travail à 10 heures. Il est condamné à 4 mois de prison pour distribution de tracts.

Le 22 janvier 1905, à l’initiative du pope Gheorghi Gapone, plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers manifestent pacifiquement devant le palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Ils désirent présenter au tsar Nicolas II une pétition en faveur de réformes sociales et politiques. Mais l’armée tire sur la foule et tue près d’un millier de manifestants. La grève générale s’étend bientôt à toute la Russie, la Pologne et le Caucase. Simón est nommé secrétaire adjoint du soviet de l’usine Brandsi Zavod où il travaille. Poursuivi et sous la menace d’une déportation en Sibérie, il doit s’exiler. Il arrive d’abord en Gallicie puis en Haute Silésie où il travaille dans les mines et participe à une grève, ce qui lui vaut d’être arrêté et expulsé vers la Russie. Par suite d’une erreur administrative, il est renvoyé dans sa ville natale, Stapanesso, où il n’est pas fiché. Sans travail ni amis, sous le coup d’une arrestation, il part pour l’Argentine où il arrive en mars 1908.

UN RÉVOLUTIONNAIRE RUSSE EN ARGENTINE

Après un court séjour à Rosario, il travaille comme mécanicien aux ateliers Zamboni à Buenos Aires et il adhère à l’organisation syndicale des métallos. Il apprend l’espagnol et lit régulièrement le quotidien anarchiste La Protesta. Il fréquente un groupe d’exilés russes dont il partage le logement, calle Andes 392 (aujourd’hui José Evaristo Uriburu).

Manifestation du 1er mai 1909 à Buenos Aires.

Le 1er mai 1909, il participe à la manifestation à la plaza Lorea (aujourd’hui plaza del Congreso), lieu traditionnel de rassemblement des anarchistes, au cours de laquelle plusieurs ouvriers sont tués dans des affrontements avec la police. En protestation, l’organisation anarchiste FORA, le syndicat socialiste UGT et les sociétés ouvrières indépendantes appellent à une grève générale qui est réprimée violemment par la police et l’armée (« la Semana roja »). La presse réactionnaire développe une campagne antisémite contre les comploteurs judéo-russes.

Simón Radowitzky décide alors de venger personnellement la mort de ces ouvriers et prépare minutieusement un attentat contre le colonel Ramón Falcón, chef de la police de Buenos Aires, ennemi de la classe ouvrière qui ne cesse de jurer d’en finir avec les anarchistes. Le jeune Simón fabrique une bombe sur son lieu de travail et réussit à se procurer un pistolet.

L’ATTENTAT, LE PROCÈS ET LA RÉPRESSION

Le 14 novembre au matin, Radowitzky se rend près du domicile de Falcón ; il expliquera plus tard au cours de son procès qu’il y avait trop de monde ce matin-là dans la rue et que sa bombe aurait pu tuer des innocents ; il entend alors deux policiers en faction dire que Falcón doit assister à l’enterrement du directeur de la prison de Buenos Aires (Cárcel Nacional de Buenos Aires) au cimetière nord (Cementerio Norte). Il s’y rend alors précipitamment et se poste à la sortie. Après la cérémonie, le chef de la police repart en calèche accompagné de son secrétaire, l’adjudant Juan Alberto Lartigau, par l’avenida Quintana et tourne sur l’avenida Callao. À midi et 2 minutes, Simón court le long du véhicule et lance sa bombe, tuant les deux hommes (le premier décédera à 14 h 15 et le second à 20 h 45). Il tente de s’enfuir par l’avenida Alvear, pistolet à la main, mais il est arrêté. Il dirige l’arme contre lui mais la balle traverse seulement l’un de ses poumons et après avoir été soigné à l’hôpital, il passe en jugement.

Radowitzky déclare fermement qu’il a agi en solitaire, sans aucune organisation derrière lui : Comprenez — Pourquoi à la manifestation du 1er mai, le colonel Falcón, à la tête de ses cosaques argentins a dirigé le massacre contre les travailleurs. Je suis un frère du peuple travailleur, de ceux qui participent à la lutte contre la bourgeoisie et quand tous souffrent, moi aussi je partage la douleur de ceux qui vont mourir ce soir. J’ai agi seul pour créer un événement pour un avenir plus libre et meilleur pour l’humanité.  [2]

Le procureur Manuel S. Beltrán demande la peine de mort mais le président du tribunal, Sotero Vázquez, prononce une peine de réclusion à perpétuité (dont 20 ans d’isolement jusqu’à la date anniversaire de la mort de Falcón !) étant donné le jeune âge de l’accusé encore mineur. Les recours sont rejetés.

La répression contre les anarchistes est acharnée. Le journal de droite La Nación écrit le 15 novembre : Aucune théorie ne peut excuser, pour quelqu’un de normalement constitué, le meurtre. Et si la tyrannie du chef barbare et sanguinaire fait partie de la malédiction éternelle de notre histoire, pas moins éternelle sera la condamnation à prononcer contre cette autre tyrannie du sectarisme traître et aveugle.

L’état de siège est instauré, il va durer jusqu’au 13 janvier. Des bandes encadrées par la police saccagent les locaux ouvriers, le local et les presses de La Protesta sont détruits, les membres de la rédaction arrêtés. Des milliers de militants sont détenus. La FORA réussit à faire paraître un journal clandestin, Nuestra Defensa, et les rédacteurs de La Protesta, plusieurs publications diffusées à des milliers d’exemplaires.

AU BAGNE

Radowitzky à Ushuaia.

Radowitzky devient un héros et les anarchistes déploient toute leur énergie pour obtenir sa libération du pénitencier d’Ushuaia où il est déporté en 1911 après trois ans à la Penitenciara [3].

On craint une tentative d’évasion après celle de 13 hommes dont deux militants anarchistes, Francisco Solano Regis et Salvador Planas Virella. Avec 62 prisonniers, il est transporté dans la soute à charbon d’un navire. À la fin du voyage, les hommes sont noirs de poussière de charbon et leurs articulations usées par les chaînes.

Le 8e congrès de la FORA en avril 1910 déclare : Nous reconnaissons l’héroïsme et l’abnégation de Simón Radowitzky et nous ferons tout notre possible pour soulager sa situation et lui apporter soutien moral et matériel. À plusieurs reprises, les militants de la FORA réaffirment sans ambiguïté leur soutien total : (Nous) réclamons la liberté immédiate de Radowitzky [...] qui est le vengeur des victimes du massacre de 1909 et qui représente le symbole d’un dessein des plus nobles (Manifeste de la FORA V du 10 janvier 1919).

Le congrès de la FORA qui se tient à Buenos Aires du 11 au 16 août 1928 adopte une motion en 5 points pour relancer la campagne :

1. Que les fonds qui ont été apportés au Comité en faveur des prisonniers et des déportés pour la liberté du martyr captif soient employés exclusivement à cette fin en dehors de toutes les dépenses nécessaires pour les démarches légales.

2. Qu’on publie brochures et autres propagandes écrites en les mettant gratuitement à disposition.

3. Qu’on saisisse le secrétariat de l’AIT [4] pour l’organisation d’un meeting international et si possible la grève, avant neuf mois à compter d’aujourd’hui, et au moment où le Conseil Fédéral considérera opportun de déclarer la grève générale dans le pays pendant le temps qui sera nécessaire, et toutes les grèves nécessaires.

4. Que le Conseil Fédéral envoie des délégués en tournée dans les provinces les plus désorganisées pour que la grève ait du succès.

5. Que dans un délai raisonnable et avant la date fixée pour la déclaration de la grève, un référendum soit organisé par les organisations adhérentes.

Au pénitencier, Radowitzky a un comportement exemplaire, affrontant courageusement les humiliations et les tourments qui lui sont infligés. Il devient le porte-parole des détenus, organisant des grèves de la faim et des protestations pour l’amélioration des conditions de détention. Son attitude déchaîne la colère de ses gardiens qui lui infligent mille maux, le réveillant chaque nuit en lui brandissant une lanterne dans les yeux et en le torturant. Il est enfermé dans une cellule en sous-sol, ne pouvant ni se lever sans se cogner la tête, ni s’allonger pour dormir, obligé d’être recroquevillé.

Un de ses compagnons, Apolonio Barrera, organise son évasion le 17 novembre 1918. Déguisé en gardien, Simón n’est pas reconnu. Les deux hommes réussissent à se procurer une embarcation et naviguent par le canal de Beagle pour rejoindre le Chili. Dans le détroit de Magellan, ils aperçoivent un navire de guerre, le Yañez. Espérant rejoindre la péninsule de Brunswick en territoire chilien, ils plongent dans l’eau glacée et gagnent la côte. Après plusieurs heures de marche, exténués et gelés, ils sont arrêtés par la police de la marine chilienne à 12 km de Punta Arenas et livrés aux autorités argentines. Radowitzky est à nouveau mis à l’isolement et à la demi-ration jusqu’en janvier 1921. Une autre tentative organisée par un camarade anarchiste Miguel Arcangel Roscigno dit Roscigna qui réussit à se faire embaucher comme gardien en 1924, échoue également. Malgré la campagne de propagande constante, les meetings, les articles renouvelés dans la presse anarchiste, Simón Radowitzky reste au bagne d’Ushuaia.

LA LIBÉRATION

Cependant, la presse libérale s’intéresse à son cas en dénonçant aussi les traitements dégradants infligés au prisonnier. En 1928, le journaliste Ramón Doll écrit : Le crime de Radowitzky n’est ni plus ni moins horrible que les crimes qui se produisent chaque jour dans les luttes électorales argentines  [5].

En janvier 1930, le journaliste Eduardo Barbero Sarzabal du journal La Crítica se rend à la prison pour un entretien avec Radowitzky et publie un reportage qui produit un grand retentissement : Radowitzky apparaît dans son habit rayé bleu et jaune avec un grand chiffre sur sa chemise et son pantalon, le 155...

Libération de
Simón Radowitzky

En avril 1930, l’épouse du directeur du journal La Crítica, Salvadora Medina de Botano, obtient l’indulgence du président radical Hipólito Yrigoyen qui décide sa libération le 14 avril, peu de temps avant le coup d’État du général Uriburu, le 6 septembre suivant. Pour ne pas provoquer trop de réactions hostiles de la police et de l’armée, le décret est noyé au milieu de 110 autres, ce qui n’empêche pas les journaux de titrer : Fue Indultado Simón Radowitzky.

Radowitzky doit quitter l’Argentine et partir pour Montevideo le 14 mai. À son arrivée, il ne possède aucun autre document que son titre d’expulsion et il est retenu quelques heures par des fonctionnaires embarrassés. Dehors, quelques amis manifestent en criant : Viva el anarquismo ! Viva Simón !

UN MILITANT RÉVOLUTIONNAIRE

Il n’abandonne pas la lutte contre l’injustice et pour ses idéaux libertaires. Il retrouve du travail comme métallo et participe à la lutte contre le dictateur Gabriel Terra, auteur d’un coup d’État le 31 mars 1933. Il est à nouveau arrêté au titre de la ley de extranjeros indeseables. On l’invite à quitter rapidement le pays et il est assigné à résidence à son domicile. Ses amis lui déconseillent de désobéir pour ne pas créer de précédents fâcheux pour la cause révolutionnaire. Il est immédiatement déporté à l’Isla de Flores, un îlot au milieu du Rio de la Plata, mais son avocat trouve un vice de procédure pour le faire libérer : l’assignation à résidence à domicile ne pouvait être valable puisqu’il logeait dans une pension de famille !

Simón Radowitzky sur le front d’Aragon pendant la guerre civile espagnole en 1937.

En mars 1936, il part pour Sao Paulo au Brésil. Quelques mois plus tard, on le retrouve en Espagne, sur le front d’Aragon comme milicien dans la 28e division anarchiste commandée par Gregorio Jover. Mais sa santé précaire après tant d’années de souffrances l’oblige à rester sur Barcelone où il milite à la Commission culturelle de la CNT, la centrale anarchiste.

Après la victoire des franquistes, il est interné au camp de Saint-Cyprien. Il est libéré et s’exile au Mexique en changeant d’identité, prenant le nom de Ratil Gémez et se déclarant espagnol. Il travaille comme employé au consulat d’Uruguay et participe aux activités de la section locale de l’International Rescue and Relief Committee en aide aux réfugiés politiques venant d’Europe. Malade, il réussit à travailler de temps en temps entre des séjours à l’hôpital.

Il reste au Mexique jusqu’à sa mort à 65 ans, le 29 février 1956. Avec la disparition de Radowitzky s’en allait l’un des derniers survivants de la Révolution russe de 1905 et l’un des plus purs idéalistes du mouvement ouvrier international selon Augustin Souchy [6].

En novembre 2003, les manifestants réunis sur la place Ramon Falcon à Buenos Aires ont décidé de la rebaptiser Simón Radowitzky.


 



[1Sa date de naissance est controversée. Certaines sources parlent du 10 septembre (la confusion répandue est due au chiffre 9 indiquant le mois, qui doit se lire comme « neuvième » et correspond à novembre, comme 7, pour « septième », correspond en fait à septembre). Lors de son procès en 1909, pour échapper à la peine de mort, il se serait rajeuni de deux ans. L’année 1889 est indiquée par son ami Augustin Souchy. Pour ajouter à la confusion, les documents produits sont en caractères cyrilliques.

[2Déclaration de Radowitzky à son procès (citée par D.A. de Santillán, Una vida par un ideal, Mexico, Grupo de Amigos de Simón Radowitzky, 1956).

[3La penitenciaria National se trouvait à Buenos Aires sur l’avenue Las Heras. Elle a été démolie aux alentours de 1958.

[4Association Internationale des Travailleurs constituée à Berlin en 1922.

[5Cité par D.A. de Santillán, Una campaña solidaria y justiciera per la libertad de Simón Radowitzky, Mexico, Grupo de Amigos de Simón Radowitzky, 1956.

[6Augustin Souchy, Una vida par un ideal. Mexico, Grupo de Amigos de Simón Radowitzky, 1956.