L’État, cette machine terrifiante et monstrueuse, nous donne une sensation de suffocation (...). Aujourd’hui, l’État est tout : banquier, usurier, spéculateur, propriétaire, procureur, assureur, postier, transporteur, entrepreneur, professeur, docteur, vendeur de tabac, plus d’innombrables autres choses qui s’ajoutent à ses fonctions initiales de policier, de juge, de maton et de percepteur. L’État, ce Moloch à la figure réfrigérante, reçoit tout, fait tout, sait tout et ruine tout. Toute fonction de l’État est un malheur (...). La vie humaine n’a plus de secrets, plus d’intimité, ni matérielle ni spirituelle : tous les recoins sont explorés, tous les mouvements sont mesurés ; chacun est coincé dans sa cellule et numéroté comme dans une prison.
De qui sont ces lignes dignes d’une diatribe proudhonienne ? D’un anarchiste individualiste de la prétendue Belle Epoque ? D’un syndicaliste révolutionnaire fondateur de la CGT ? De Bakounine, de Kropotkine ou de Malatesta ? Non, pas du tout. Cette tirade violemment anti-étatique est de Mussolini. Elle date de 1920. Deux ans après, la marche sur Rome consacrait la victoire du fascisme et de son leader. De l’anti-étatisme, il ne restait plus rien, sinon des mots, tandis que le totalitarisme triomphait.
L’ouvrage d’un militant et d’un théoricien
A peu près au milieu de son chef-d’œuvre intitulé Nationalisme et culture, Rudolf Rocker (1873-1958) nous fait la joie amère de rappeler la duplicité de Mussolini. A elle seule, cette citation résume l’ambition de l’ouvrage qui n’a de cesse de démasquer la réalité sordide de l’autoritarisme derrière les discours flamboyants des hommes politiques influents ou des idéologues connus, de montrer en quoi le cheminement des idées vers les formes les plus achevées de la culture humaine peut mener vers des tragédies, des dictatures, des guerres ; de rappeler, d’expliquer, de démontrer que cette déviation est permise par le nationalisme parce que celui-ci rend irrationnel le comportement et le jugement humains. D’affirmer que le nationalisme est contre la culture.
Rudolf Rocker parle en connaissance de cause. Il vécut la tourmente chauviniste et patriotarde de près. Il dut fuir l’Allemagne lorsque Hitler y prit le pouvoir. Laissant derrière lui l’ensemble de ses affaires, il n’emporta que le précieux manuscrit de Nationalisme et culture. Il le publiera en 1937 aux États-Unis, après l’avoir fait traduire en anglais. Rocker a les moyens pour mener à bien sa tâche. Militant anarcho-syndicaliste, et donc vivant de près la réalité des choses et des ouvriers, il est également théoricien. La somme de ses connaissances, que l’on peut apprécier à travers la centaine de publications qu’il laisse derrière lui, et la richesse de sa documentation sont impressionnantes. Sa méthode, classique aux historiens soucieux d’intégrité scientifique, est résolue. Il l’expose dès le premier chapitre de Nationalisme et culture, en dénonçant au passage l’inanité et la vanité de l’économisme marxiste, prétendument scientifique et incapable de donner à la culture sa dimension historique.
L’ouvrage d’un exilé européen
Conçu dans une période d’intolérance et d’exil, Nationalisme et culture est logiquement, et d’abord, le cri d’une Europe malade et révoltée. C’est le chant du cygne d’un continent où la progression intellectuelle de plusieurs siècles est remise en cause par la barbarie, la guerre, la chasse aux « races impures », où l’évolution politique est menacée par la fiction du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et autres wilsonneries, où l’idéal socialiste est dévoyé par la nouvelle Eglise marxiste.
Le souci européen tisse le fil conducteur personnel de l’ouvrage, ce que nous révèle l’épilogue en forme d’espoir pour une fédération européenne, première condition et base unique pour une future fédération mondiale qui ne sera jamais atteinte sans l’union organique des peuples européens
. En même temps, Rocker nous met en garde contre l’hégémonie soviétique et on sent à travers les lignes qu’il la juge plus menaçante que l’américaine (le Mur de Berlin, les tanks de l’Armée rouge à Budapest en 1956 et à Prague en 1968 lui donneront largement raison). On se demande même s’il n’y a pas là, en esquisse, la position de certaines organisations libertaires scandinaves comme l’ANORG qui cautionnent l’atlantisme par réaction défensive.
Sur le plan théorique, la pulsion européenne de Rocker relativise le reproche d’occidentalo-centrisme que l’on pourrait porter à l’encontre de son ouvrage. Nationalisme et culture n’analyse en effet que superficiellement les cultures africaines et asiatiques (à l’exception de quelques citations de Lao-Tseu) ou pré-colombiennes.
Rocker n’avait d’ailleurs pas l’intention de procéder autrement. Il avait même choisi initialement le titre de Sort de l’Occident (Die Entscheidung des Abendlandes), cet intitulé explicite est peu à peu oublié dans les diverses traductions, au risque d’introduire une mésinterprétation. Mais l’essentiel est là : le chemin tracé reste à défricher sur d’autres bords culturels.
Le progrès de la culture
Pour Rudolf Rocker, la culture est pratiquement synonyme de progrès : évolution de l’homme se dégageant des contraintes matérielles et spirituelles vers plus de liberté. Mieux encore, culture équivaut à civilisation. Ce sens est même le plus conforme au terme de « Kultur » utilisé dans le manuscrit original (écrit en allemand). Il devrait primer dans les traductions car la nuance est importante, au moins en français.
Le concept de culture tel qu’il est généralement utilisé est difficile à résumer et la conclusion libertaire que lui donne Rocker ajoute à sa polysémie. Mais, judicieusement, Rocker se garde bien de donner une définition trop restrictive et s’attache au contraire à brosser une fresque historique multidimensionnelle. Il choisit la seule méthode possible pour rendre le pluralisme de la civilisation et pour que l’on comprenne le fond de sa pensée.
Ce n’est que dans la seconde moitié de l’ouvrage qu’il nous propose l’interprétation de Ludwig Stein selon laquelle l’état naturel (où l’environnement est le maître de l’homme) s’oppose à l’état culturel (où l’homme est le maître de son environnement). Et Rocker ajoute : la culture est la résistance consciente de l’homme contre la course de la nature, résistance qui permet seule la préservation de son espèce
, tout en précisant, à la manière de Bakounine (1814-1876), que l’homme ne peut s’abstraire de la nature. Point important, car si l’on considère que l’homme est une partie de la nature, une créature qui n’existe ni au-dessus ni en dehors d’elle, tout ce qu’il peut accomplir [« work » dans la traduction anglaise] ne se situe en dehors du cadre général de la nature, qu’on l’appelle culture, civilisation ou autrement.
L’humanisme européen
Dans son analyse systématique du progrès culturel, Rudolf Rocker dégage un noyau dur qu’on peut qualifier d’humanisme européen, fruit du communalisme médiéval (cf. les analyses de Kropotkine).
Outre les personnages connus comme Erasme (1467-1536) ou La Boétie (1530-1563) qui s’insurgèrent contre les nouvelles formes de l’autorité politique (en particulier l’absolutisme), Rocker rappelle le souvenir d’hommes qui jouèrent un rôle important à leur époque, comme George Buchanan (1506-1582), et l’existence de mouvements sociaux oubliés comme celui des Hussites (début du XVe siècle) ou des Taborites (première moitié du XVe siècle).
Le courant humaniste a toujours existé dans le monde des idées. Il n’a cessé de se développer mais a toujours été en butte à des forces contraires. En insistant sur cet antagonisme permanent, Rocker se montre très proche d’un Proudhon (1809-1865) faisant de l’opposition liberté/autorité, sinon le moteur de l’histoire, du moins sa formulation constante, matérielle et spirituelle. Mais là où Proudhon (qu’il a étudié) formule des concepts à partir de déductions logiques, tirées soit de son temps, soit d’une littérature gréco-romaine quelque peu figée, et toujours mêlées de verve pamphlétaire, Rudolf Rocker livre les faits, évoque l’histoire, les noms, expose les évolutions concrètes de la pensée sur tout un continent et prolonge, dans la lignée de sa propre affirmation du progrès culturel, les vues de son prédécesseur.
L’État crée la nation
Pour Rocker, l’élan de l’humanisme européen fut stoppé par la double conjuration de la politique et de la religion : émergence de l’État moderne, d’une part, résurrection du christianisme (alors discrédité) par le biais du protestantisme, d’autre part. Approfondissant les prémisses déjà posées par les théoriciens anarchistes (en particulier Pierre Kropotkine qu’il connaissait personnellement), il démontre que la construction de l’État moderne est inséparable de la fabrication du concept de nation, à tel point que ce terme désignait à l’origine les seules classes dirigeantes de la société. La nation n’est pas la cause mais le résultat de l’être. C’est l’État qui crée la nation, non pas la nation qui crée l’État.
Pour comprendre l’idée de nation et le nationalisme, il faut donc analyser ce qu’est l’État. Contrairement à Bakounine (cf. Étatisme et anarchie de 1873) qui laisse dans le flou la conception de « nation », présentée implicitement comme une organisation sociale localisée, plus ou moins naturelle, et tend à l’écarter de l’idée politique d’État, au moins dans sa genèse, Rocker ne sépare pas les deux éléments et pose clairement le rapport de l’un à l’autre.
Le détournement de l’aspiration libertaire
L’État doit son succès à la manipulation idéologique d’une élite détournant la progression libertaire de la culture. Bien que le concept abstrait de peuple ou de communauté sur lequel se fonde l’idéal démocratique aurait dû conduire à des résultats désastreux pour l’indépendance de la personnalité humaine, il fut auréolé par un concept fictif de liberté dont la valeur restait à prouver. Rousseau, le vrai prophète de l’idée moderne de l’État démocratique, opposa dans son Contrat social
la souveraineté du roi
à celle du peuple
.
Rocker rappelle la critique qu’en faisait Bakounine (Rousseau, le véritable créateur de la réaction moderne
) et souligne à juste titre la filiation qui existe entre Rousseau (1712-1778), Hobbes (1558-1679), le jacobinisme, Hegel (1770-1831), le bolchevisme et le fascisme. L’opération réussit là où une certaine élite cherche à contrôler une certaine région. Ce n’est pas un hasard si Rousseau habitait Genève, la cité calviniste, la ville où triomphèrent la dégénération morale et la corruption politique à un degré jamais atteint auparavant
.
Bien que Calvin soit fréquemment crédité d’avoir maintenu des principes démocratiques dans l’administration politique, on doit se souvenir que Genève n’était pas un grand État monarchique mais une petite République et que les Réformés furent obligés, pour cette raison, d’accepter la tradition démocratique. (...) Ce fut précisément la démocratie formelle qui servit le mieux Calvin à confirmer son pouvoir, puisqu’il pouvait le présenter comme la volonté du peuple (...). En aucun cas, le protestantisme n’agit sous la bannière de l’indépendance spirituelle, ni ne fut
la religion de la liberté de conscience
comme on l’affirme si souvent. (...) Il redonna au césaro-papisme de nouvelles formes et une nouvelle vie.
Dans de très belles pages, Rocker passe au vitriol le mythe de l’idéal protestant, qu’il soit de Calvin (1509-1564) ou de Luther (1483-1546). Il remet à sa juste valeur la convergence historique qui existe entre le capitalisme et le protestantisme, jugée positivement par le sociologue Max Weber (1864-1920).
La nation, conception étatico-religieuse
Le nationalisme est chargé d’assurer le ciment nécessaire pour emporter l’adhésion des populations. Sa logique obéit aux précédentes. La prétendue conscience nationale (...) est une conception religieuse.
Tout nationalisme est réactionnaire par essence, il plaque de force sur les différentes parties de la grande famille humaine un caractère déterminé suivant une idée préconçue.
Et Rocker de rappeler, dans des chapitres qui constitueraient à eux seuls de magnifiques brochures de documentation, les efforts étatiques pour imposer des langues nationales (Italie, Allemagne, exemples auxquels on peut ajouter celui du Japon), l’absurdité des notions de langues pures ou de races pures développées dans le sillage du nationalisme.
C’est bien dans les pays où l’agitation nationaliste fut puissante et combinée à la construction de l’État moderne (unification de l’Allemagne et de l’Italie, transformation du féodalisme au Japon) que le totalitarisme réussit une percée fulgurante, contrairement à ce que pense l’écrivain allemand Günter Grass affirmant inconsidérément (Libération du 13 octobre 1988) que le fascisme doit son succès à la faiblesse de la conscience nationale.
Que le nationalisme soit un masque destiné à cacher d’autres oppressions et d’autres servitudes est enfin une réalité démontrée par le fait même qu’il serait vain de chercher à prouver l’origine ou le contenu national du système économique capitaliste dans lequel nous vivons.
Libéralisme, démocratie et totalitarisme
Etouffé par l’étatisme grandissant, la culture libertaire s’échappe par des chemins qui la détournent de son esprit initial. Rocker suggère ainsi une distinction entre la démocratie et le libéralisme. Si la première part du collectif (au nom du peuple, c’est-à-dire au nom de l’État), le second s’appuie sur l’individu et dérive vers le mythe de l’État minimum. En ce sens, la démocratie moderne est — contrairement au libéralisme — une force qui soutient positivement l’État.
La transition vers la dictature (fascisme, bolchevisme, stratocratie) n’en est que plus facile. Rocker nous fait imaginer les contours d’une filiation possible entre le parlementarisme et le totalitarisme, d’autant plus saisissante qu’elle prend à contre-pied l’éternelle propagande démocratique de la gauche. L’histoire nous donne quelques exemples qui confortent une telle hypothèse, de la non-fascisation (au sens strict du mot) des pays de tradition libérale (États-Unis, Scandinavie, voire Royaume-Uni) jusqu’au triste sort de certaines démocraties (la Russie et sa Douma, l’Espagne et ses Cortes, le Chili et son juridisme) [1].
Une chose est sûre : là où le pouvoir d’État règne en absolu, le nationalisme triomphe, partout et toujours. Les pays du prétendu tiers monde avec leurs fronts de libération nationale en font aujourd’hui la cruelle expérience. Jamais ne fut malheureusement plus vérifiée la phrase du philosophe indien Rabindranath Tagore (1861-1941) citée par Rocker : Le principe de nation est l’un des plus puissants anesthésiants que l’homme ait jamais inventé
.
Les risques du particularisme culturaliste
Rocker ne cesse de montrer la pression constante des idéaux libertaires au cours de l’histoire, mais il n’explique pas toujours de manière approfondie les raisons de leur déviation interne (le cas des pionniers libéraux de l’Amérique accouchant du capitalisme le plus puissant de la planète) ou de leur échec externe.
Sans tomber dans le déterminisme économique et bien que ce ne soit pas l’objectif déclaré du livre, rappeler le rôle de l’économie aurait donné plus de poids à certaines argumentations, ne serait-ce que pour éviter le risque de retomber dans l’ornière des vieilles analyses idéalistes (« métaphysiques » dirait Proudhon, notamment dans son livre intitulé De la création de l’ordre dans l’humanité ou principes d’organisation politique où, en 1849, quelques décennies avant Marx (1818-1883), il pose les fondements du matérialisme moderne).
Décomposant les articulations du nationalisme, Rocker évite toutefois le piège du particularisme culturaliste, très prisé aujourd’hui, qui consiste à expliquer le degré de développement d’un pays par sa culture locale, sous-entendue : traditionnelle.
Rocker expose par ailleurs des analyses aujourd’hui reconnues mais qui étaient alors novatrices. On peut citer les jugements sur l’apport civilisateur des Arabes dans la péninsule hispanique (avec son contraire, le régrès de la dynastie castillane), la manipulation idéologique des idiomes, la dimension libertaire de la philosophie taoïste, le rapport étroit qui existe entre le fordisme et le taylorisme, la définition du fascisme (ou du bolchevisme) comme la combinaison du taylorisme et de l’étatisme.
Un chef-d’œuvre gigantesque et méconnu
Bien que salué en son temps par des personnalités comme Albert Einstein (1879-1955), Bertrand Russel (1872-1970), Will Durant ou Lewis Mumford (né en 1895), ce chef-d’œuvre qu’est Nationalisme et culture reste méconnu. L’implacabilité, la richesse spirituelle et le bon sens de Rocker ont assurément détourné de celui-ci une intelligentsia confondant démocratie avec médiocrité, quand elle ne se rallie pas avec tapage à la dernière hégémonie politique à la mode, hier stalinisme version barbelés, aujourd’hui néo-cléricalisme version Jean-Paul II, option Walesa, Corazon Aquino ou démocratie-chrétienne chilienne, variante social-démocrate.
Il est encore temps de lire, de traduire et de publier Nationalisme et culture, ouvrage énorme (620 pages dans l’édition américaine de Coughlin !) [2], indispensable, incontournable et malheureusement toujours d’actualité, tant les ravages du nationalisme continuent à dissimuler les réalités de la lutte des classes et à fomenter de nouvelles guerres au nom de vieilles causes tout juste rebadigeonnées de propagande.
L’espoir et la révolution sont encore du côté de Rudolf Rocker. L’universalité, qui est le fondement de toutes les cultures, est infiniment plus importante que la différence de leurs formes extérieures, pour partie déterminées par l’environnement.