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« Rudolf Rocker » - Années d’exil : Au service des tailleurs

mardi 17 octobre 2023, par Herzkovitsky (CC by-nc-sa)

On n’exagère pas quand on dit qu’avant la Première Guerre mon­diale, c’était Londres le centre euro­péen du mouvement ouvrier interna­tional. Toutes les nationalités d’Europe se rencontraient : des réfu­giés venant d’Italie, d’Allemagne, de France, de Russie, de Pologne et d’Espagne, mais aussi des ouvriers scandinaves, hollandais, belges. Depuis les années 1830, il y avait une tradition de clubs politiques des émi­grés, dont un des premiers fut la Société démocratique française (aussi connue comme Société française d’ins­truction), établie vers 1835 par des républicains et des néo-babouvistes français.

L’institution la plus importante deviendra le Communistischen Arbei­ter Bildungs-Verein (C.A.B.V., Club communiste d’instruction des ouvriers), établie le 7 février 1840 avec l’aide de la S.D.F.-S.F.l. Ses membres les plus connus étaient Marx et Engels et le C.A.B.V., le vrai cœur de la Ligue communiste, fut responsable de la publication du Manifeste commu­niste en 1848. Bien que d’origine alle­mande, le C.A.B.V. garda tout au long de son histoire un caractère inter­national : au début, les membres fran­çais dominèrent le contingent interna­tional, mais il y eut aussi, à un moment ou à un autre, des sections italiennes, slaves, scandinaves, flamandes, anglai­ses... Dans ou autour du C.A.B.V. on trouve les racines des premières initiati­ves pour établir une Internationale ouvrière — de la Société des amis démocratiques de toutes les nations (Society of the Democratic Friends of ail Nations) à l’automne 1844, en pas­sant par les Démocrates fraternels (Fraternal Democrats) ou l’Associa­tion internationale (International Association, 1855-1859), à la Première Internationale (A.I.T.) de 1864.

Les clubs ouvriers

Aaron Liberman

Etabli dans le West End de Londres où il y avait la concentration la plus dense d’étrangers (aujourd’hui le quar­tier le plus touristique de Londres, situé au nord et au sud de l’Oxford Street), le club posséda dans les pério­des les plus actives plusieurs « succur­sales » (appelées aussi sections), dont la plus importante se situait dans le East End (le quartier le plus pauvre de Londres). Si, dans les années 1850-1870, ce fut avant tout des confiseurs­-pâtissiers et des serveurs allemands qui constituèrent la majorité de la popula­tion ouvrière et des membres de la sec­tion « East End », la situation chan­gea vers la fin des années 1870 car, de plus en plus, les juifs d’Europe orien­tale et avant tout de Russie constituent la majorité des membres. Dans le East End, à Spitalfields, fut fondé le pre­mier syndicat socialiste juif par Aaron Liberman et des amis en mai 1876. Un membre juif de la 3e section (East End) du C.A.B.V., H. Sachs, fut le premier à publier régulièrement des traductions et résumés de la presse anarchiste, extraits surtout du Révolté de Kropot­kine, dans les périodiques républicains et des libres penseurs anglais, bien avant qu’il y eut des groupes anarchis­tes ou même un mouvement (à l’épo­que de Johann Most à Londres, à par­tir de 1879).

Johann Most (1895).

Ces clubs ouvriers se rencontraient normalement dans un bistrot ou un café, et étaient donc limités dans leurs activités par les heures de fermeture très strictes (comme le savent tous ceux qui ont visité au moins une fois un « pub » en Angleterre). L’objectif était alors de trouver les moyens d’acquérir ou de louer un local ou une maison entière, un but néanmoins rarement réalisé. Mais le travail énorme de propagande, impulsé par Johann Most et continué par certains de ses amis, réussira à atteindre ce but car, justement dans le quartier le plus pauvre de Londres, ils purent acquérir en décembre 1884 une maison, ouverte en mars 1885 et baptisée du nom de la première section du C.A.B.V. : Inter­national Working Men’s Educational Club (Club international d’instruction des ouvriers). Situé au 40, Berner Street, ce fut jusqu’à sa fermeture en novembre 1892 le premier et le plus actif des clubs ouvriers juifs de Lon­dres. Peu après, le 15 juillet 1885, les membres du I.W.M.E.C. réussirent aussi à publier le premier numéro d’un journal, l’Arbeiter Freund (l’Ami des ouvriers). Fortement anti-religieux, comme toute la propagande des socia­listes juifs de cette période qui trouvait ses adversaires les plus ardents au sein de l’orthodoxie juive, l’Arbeiter Freund était dans ses premières années socialiste dans le meilleur sens du mot : ouvert à tous les courants du mouvement, en y incluant les anarchis­tes. La propagande athéiste et anti­religieuse avait pour but, comme l’expliqua quelques années plus tard Rocker, de briser l’influence de la superstition religieuse parmi la popula­tion ouvrière. Tout le mouvement socialiste a passé par cette école athéiste et cela se laisse facilement expliquer, car la religion juive a bien plus d’influence sur les actions individuelles que tout autre religion.

William Wess

La coopération entre les différentes écoles du socialisme au sein de l’Arbei­ter Freund ne durera que quelques années et, après la fondation de la IIe Internationale à Paris en 1889 (encore un centenaire !), la lutte entre les sociaux-démocrates et les anarchistes laissera son empreinte aussi sur le mouvement juif et donnera lieu à une scission entre les deux partis. C’est grâce à Saul Yanovsky, devenu son rédacteur le 20 février 1891, que l’Arbeiter Freund s’orientera nette­ment vers l’anarchisme. Mais la scis­sion et les querelles ont finalement d’autres conséquences dans une période déjà assez difficile pour le mouvement ouvrier : en novembre 1892, le mouvement perd le local du 40 Berner Street et doit de nouveau se réunir dans un « pub », le Sugar Loaf, avec tous les problèmes inhérents. L’Arbeiter Freund doit interrompre sa publication après le numéro du 27 juil­let 1894 pendant presque un an, période où Yanovsky rentre à New York. Publié de nouveau le 19 avril 1895, par William Wess (claviste et rédacteur), il ne paraît que très irrégulièrement, avant que sa publication ne s’arrête une nouvelle fois le 26 mars 1897. Quand il reparaît le I 9 octobre 1898 avec un rédacteur (Rudolf Roc­ker) qui, à ce moment, ne sait même pas écrire le yiddish, c’est pour com­mencer une nouvelle et glorieuse page du mouvement ouvrier juif, comme le constateront plus tard de nombreux témoins.

Le mouvement anarchiste allemand de Londres

Quand Rocker arriva à Londres, venant de Paris, le 1er Janvier 1895, il s’adressa à Rasmus Gundersen [1], l’ex-rédacteur d’Autonomie, au sein duquel Rocker avait commencé sa carrière de journaliste anarchiste et qui avait cessé de paraître en avril 1893, et à Wilhelm Werner, un des « Jeunes » de Berlin, imprimeur, anarchiste qui, recherché par la police allemande pour des délits de presse, vivait à Londres. Au début, Rocker n’avait pas l’inten­tion de rester longtemps à Londres. Il y était venu pour régler avec l’ambas­sade allemande les affaires concernant sa poursuite pénale et son refus de la conscription en Allemagne. Mais comme on refusa de lui faire la moin­dre promesse et qu’on l’informa que cela ne pouvait être réglé qu’en Alle­magne, il ne voulut pas s’y risquer et décida de rester à Londres. Il continua ses activités anarchistes au sein du C.A.B.V.

Celui-ci avait été renforcé récem­ment, après la fermeture du club Auto­nomie en 1893, par un apport d’ex-autonomistes. Etabli en 1885 par des dissidents du C.A.B.V., pour la plupart d’origine autrichienne, le club Autonomie fut pendant plusieurs années avant et après 1890 le centre des groupes « illégalistes » et « expropria­tionistes » d’ailleurs dominés par des Français et des Italiens [2]. Adversaires irréconciliables de Johann Most au début, les autonomistes avaient mené pendant plusieurs années une sorte de « guerre de la foi » contre le C.A.B.V. (centre des mostiens) qui paralysa ou même détruisit le mouvement anar­chiste de langue allemande pendant plus d’une décennie, et pas seulement à Londres [3]. Des affaires de délation à la police (le cas le plus connu est celui de Johann Neve, qui fut l’organisateur le plus efficace du mouvement anar­chiste allemand jusqu’à son arrestation en Belgique en 1887) avaient encore renforcé l’amertume de ces querelles, nées en 1883 comme un « conflit » entre anarcho-communistes (kropotki­niens) et collectivistes (mostiens) [4].

Milly Witkop

Rocker, bien entendu, avait l’inten­tion d’aider à réconcilier les diverses fractions hostiles. Pendant quelque temps, il organisa avec énergie des acti­vités de propagande et deviendra le res­ponsable de la fameuse bibliothèque du C.A.B.V., où sa première action sera le sauvetage de l’ancienne biblio­thèque de la S.D.F.-S.F.I. des années 1830-1840 qu’on avait mis de côté comme maculature. Mais, fatigué des querelles éternelles de la première sec­tion du C.A.B.V., il s’orientera bien­tôt vers le East End et la 3e section (juive), l’International Working Men’s Educational Club qui se réunissait alors au Sugar Loaf à Hanbury Street. La première conférence qu’il y donna (d’après ce que l’on en sait) eut lieu le 8 novembre 1895 et porta sur « La signification de Karl Marx et de Lasalle pour le mouvement ouvrier ». Le suc­cès fut tel qu’il dut la répéter le 29 novembre et le 3 janvier 1896. Plus important encore au niveau personnel, il y rencontra au printemps 1896 Milly Witkop, une des militantes les plus actives du mouvement juif, avec laquelle il se lia bientôt pour la vie. En décembre 1895, il traduisit et impulsa la publication en allemand des Paroles d’un Révolté de Kropotkine (dont neuf livraisons furent publiées), ainsi que quelques livraisons de La société mou­rante et l’anarchie de Jean Grave. En mars 1896, sa première contribution à la presse anarchiste juive fut publiée dans un numéro spécial de l’Arbeiter Freund et portait sur la Commune de Paris. En mai 1898, ayant perdu son travail suite à une grève, il se décida avec Milly Witkop à émigrer pour New York. Mais, non mariés, l’entrée aux États-Unis leur fut refusée par les autorités de l’immigration trop atta­chées à une certaine morale, et ils seront renvoyés en Angleterre.

La Fédération anarchiste de langue yiddish

Ils restèrent à Liverpool, et c’est là que Rocker, ignorant toujours le yiddish, accepta de s’occuper de la rédaction d’un journal anarchiste en langue yiddish, Dos Fraye Vort (Le mot libre), dont huit numéros furent publiés entre le 29 juillet et le 17 septembre 1898. La qualité du journal était telle que le groupe Arbeiterfreund de Londres décida de faire reparaître l’Arbeiter Freund et d’en confier la rédaction à Rocker. Il réussira, avec d’extrêmes difficultés, à publier l’Arbeiter Freund jusqu’au 26 janvier 1900, où l’on décida d’arrêter de nouveau la publication pour un temps indéterminé faute d’argent (parce que, comme souvent, un « camarade », le caissier du groupe, avait soustrait des sommes importantes et qu’on ne pouvait plus payer les créanciers qu’on croyait avoir réglé depuis longtemps...). Mais deux mois plus tard, le 16 mars 1900, sur la proposition d’un autre imprimeur juif, Rocker put publier une revue anarchiste, un peu modelée sur le supplément littéraire des Temps Nouveaux (qui l’avait impressionné quand il vivait encore à Paris), et qu’il intitula Germinal [5]. Rocker publia Germinal jusqu’en mars 1903 ; pour réduire les frais de production, il apprit — ainsi que Milly — la composition et ils fabriquèrent presque tous les numéros eux-mêmes. Le 9 février 1901, on essaya de ressusciter l’Arbeiter Freund mais, après quelques numéros, on fut de nouveau forcé d’arrêter la publication (le 10 mai). La situation était telle que Rocker, sans travail régulier et aidé seulement par un mouvement encore trop réduit pour soutenir la publication régulière d’un journal, se décida à aller avec Milly (et son fils Rudolf qui vivait avec eux depuis 1900) à Leeds où, en ce moment-là, existait un mouvement plus important et plus actif. Ils y restèrent un an, jusqu’en septembre 1902.

En octobre, à la demande pressante de camarades de Londres, Rocker y retourna pour préparer un congrès des groupes anarchistes qui se tint les 25 et 26 décembre 1902. Une fédération naîtra de ce congrès : la Fédération des groupes anarchistes de langue yiddish de Grande-Bretagne et de Paris. Le 20 mars 1903, l’Arbeiter Freund reparaît et cela de façon continue jusqu’en 1916. La propagande orale recommença également à un niveau beaucoup plus étendu. Rocker introduisit, à côté des conférences politiques, des cours sur la littérature moderne (Ibsen, Hamsun, Strindberg, Zola, Anatole France, Mirbeau, Ibanez, G. Hauptmann, Multatuli, Oscar Wilde, Tolstoï, etc.) et sur les beaux-arts (Goya, Daumier, Courbet, Meunier, Steinlen, Luce), organisant régulièrement des visites (guidées par lui-même) aux musées et galeries de Londres. Le succès de ces activités seules — ainsi que la propagande politique — dépassera de beaucoup toutes ses espérances. Le tirage d’Arbeiter Freund augmenta de 2 500 en 1903 à 3 000, puis 4 000 en 1904 et 5 000 en 1905. En même temps, Germinal passa de 2 000 à 3 000 exemplaires — un succès énorme pour un mouvement si petit, limité déjà du point de vue de la langue, et constitué d’individus aussi pauvres que pouvaient l’être les travailleurs immigrés juifs. Chaque exemplaire était lu normalement par plusieurs lecteurs (comme, par exemple, dans les milieux anarchistes en Allemagne, dans les années 1880, où on formait de petits groupes de lecture à 5 ou 8 personnes qui s’abonnaient à un seul exemplaire).

En 1903, le mouvement « profita » aussi, à un certain degré, du pogrom de Kishinev (avril 1903) qui mobilisa des énergies inconnues auparavant et qui apporta finalement un afflux d’immigrants nouveaux. La surcharge de travail força Rocker en mars 1903 à arrêter la parution de Germinal (il reparaîtra de janvier 1905 à mai 1909, mais sous la responsabilité d’un comité de publication, et ne sera rédigé qu’occasionnellement par Rocker). Le pogrom de Kishinev eu aussi pour conséquence la première grande manifestation de ce genre qui dépassa le milieu des anarchistes juifs, le 21 juin 1903, à Hyde Park. De plus en plus, Rocker s’occupait aussi de la propagande anarcho-syndicaliste et réussira, le 6 avril 1904, à organiser la plus grande manifestation jamais vue par le mouvement juif au Wonderland, à White-chapel, pour « la grève générale ». Comme orateurs étaient présents entre autres : Malatesta, Tcherkesov, Nicolas Tchaikovsky, Fernando Tarrida del Marmol et Sam Mainwaring — ces deux derniers introduisirent le terme « anarcho-syndicalism » dans la langue anglaise par leur journal The General Strike. En même temps, une grève importante du syndicat des boulangers juifs fut une réussite. Immédiatement après, Rocker commença la propagande contre le « sweating system » (système de sudation), comme on appelait le système d’exploitation particulièrement brutal des tailleurs juifs.

Presque tous les anarchistes juifs étant originaires de Russie, ils tentèrent toujours d’aider le mouvement révolutionnaire de ce pays, par l’envoi de littérature ou d’argent, autant que ce fut possible. Les événements révolutionnaires en Russie pendant l’année 1905 fournirent, en plus, l’occasion à un nombre considérable d’anarchistes juifs d’y revenir pour prendre part aux luttes. Ceux qui restaient ne manquèrent pas l’occasion de développer leurs activités et de trouver les moyens pour soutenir l’action révolutionnaire. L’activité des groupes juifs dans ces années peut être estimée par le nombre et la qualité des publications. Outre les périodiques, ils traduisirent Paroles d’un Révolté et La conquête du pain de Kropotkine, les Mémoires de Louise Michel, L’évolution, La révolution et l’idéal anarchiste d’Elisée Reclus, La société mourante et l’anarchie de Jean Grave, Les anarchistes de John Henry Mackay ; des œuvres de Multatuli, Georg Büchner, Ibsen, Gorki ; des œuvres originales comme L’histoire du mouvement terroriste en France de Rocker lui-même. Jusqu’en 1907, ils distribuèrent au moins 40 000 exemplaires de ces publications et jusqu’en 1914 bien plus de 80 000.

Siegfried Nacht

Outre les groupes anarchistes juifs de Paris, la fédération comptait en ces années neuf groupes dans les provinces anglaises ; à Londres, également, neuf sur dix existaient. Le dixième groupe était organisé par des « ennemis » et, avant tout, des envieux de Rocker. Le militant le plus connu d’entre eux était Pierre Ramus (Rudolf Grossmann) qui continua à poursuivre Rocker de sa haine et de sa jalousie jusqu’aux années 30, causant bien des embarras lors de plus d’un congrès international antimilitariste, comme à celui de Lyon en 1927. Ramus avait, en outre, convaincu Siegfried Nacht [6] (plus connu sous le pseudonyme de Arnold Roller) de venir de Paris — où Nacht avait publié, avec Pedro Vallina, L’Espagne inquisitoriale — à Londres pour l’aider dans ses machinations contre Rocker. L’affaire se termina par une dose généreuse de gifles administrées par Nacht à Ramus et, bien sûr, un échange de publications justifiant l’action des deux côtés du « vrai point de vue anarchiste ». Nacht deviendra un des plus proches amis de Rocker.

Un développement stoppé par la guerre

Ne possédant pas de local, la propagande anarchiste se heurta avec le succès grandissant à des obstacles de plus en plus nombreux de la part des juifs orthodoxes et des autorités anglaises. Comme l’expliqua Rocker dans un rapport : Les camarades à l’étranger ont généralement une fausse idée sur la libre Angleterre. Les libertés anglaises n’existent que sur papier. Avec l’augmentation de la répression et des refus des différents propriétaires de louer des salles pour des réunions, les anarchistes trouvèrent qu’on leur retirait peu à peu toute possibilité de continuer la propagande orale. Cela aura pour conséquence l’acquisition d’une maison au 165, Jubilee Street, où sera ouvert le 3 février 1906 le Worker’s Friend Club and Institute, avec une des plus belles salles de l’East End de Londres. Y fut aussi installée une imprimerie qui permettait d’échapper aux tracasseries de la police internationale. Le club apporta des possibilités inconnues auparavant, avec en outre une école anarchiste du dimanche (plus tard transformée en école moderne d’après le modèle de Ferrer, organisée par Jim Dick, Nelly Ploshansky-Dick et Rudolf Rocker fils), et une école d’orateurs pour nos jeunes propagandistes où ils pourront discuter, entre eux, sur différents sujets et s’habituer ainsi à la propagande orale parmi la masse ouvrière — un des plus grands obstacles à notre mouvement étant le manque de bons orateurs.

En plus, Rocker s’associa avec un acteur juif, Moskovitch, et l’aida à acquérir et à ouvrir un théâtre juif (Pavilion Theater) où on joua de préférence des pièces de théâtre critiques et sociales (Gorki, Tolstoï, Tchekhov). Le mouvement syndicaliste, impulsé et organisé avant tout par Rocker et un groupe d’anarchistes juifs, fit de plus en plus de progrès. Ce mouvement a à lutter avec de grandes difficultés : le sweating system, le travail à domicile et le sub-contracting ont développé des conditions si terribles qu’il est nécessaire de transformer toute l’industrie juive afin de créer de vraies améliorations pour la classe ouvrière juive. Cet état de choses rend bien difficile le travail des syndicats.

En 1907, existaient à Londres onze syndicats juifs, dont quatre étaient affiliés aux Trades Unions anglais. La plupart des syndicats n’étaient en fait en état d’organiser quelque chose qu’avec l’aide des anarchistes et de la Fédération anarchiste. L’obstacle le plus grand à une extension de leur influence fut, d’après les analyses des contemporains, le nombre restreint d’orateurs anarchistes. En même temps, il faut ajouter que les orateurs et les agitateurs sociaux-démocrates ne jouaient aucun rôle parmi la masse ouvrière juive à Londres dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Quand, en avril 1912, une grève éclata chez les tailleurs anglais (bien payés pourtant) du West End, les syndicats juifs de l’East End — sur l’initiative de Rocker — décidèrent d’y participer et de se mettre aussi en grève. Les tailleurs anglais du West End arrivèrent à un accord avec les patrons après trois semaines de lutte (d’ailleurs sans même informer les syndicats de l’East End qu’ils avaient commencé des négociations), mais Rocker et ses amis continuèrent. C’est à l’organisation de Rocker et à son talent pour trouver de l’argent et des soutiens pour les familles des grévistes, qu’on attribue le succès final de la grève qui réussit à changer radicalement le « sweating system ». A partir de ce moment-là, la population juive admira Rocker à un degré qu’il trouva lui-même embarrassant et, tout au long de sa vie, elle continuera à le vénérer comme put l’être seulement Kropotkine.

C’est par une sorte de fuite qu’il se rendra, de février à juin 1913, avec son fils Rudolf, aux États-Unis et au Canada pour une tournée de propagande. Toutes ses activités seront finalement interrompues par la guerre de 1914. Quand Kropotkine publiera ses premiers textes en faveur des Alliés [7], Rocker l’attaquera immédiatement dans une série d’articles de l’Arbeiter Freund, le critiquant sévèrement pour avoir trahi ses idées et l’anarchie [8]. Ses articles seront traduits ou résumés dans plusieurs journaux anglais et c’est avant tout pour cela, comme il le pense lui-même, qu’il est arrêté et interné le 2 décembre 1914. Il ne sera libéré qu’en 1918, pour être extradé en Hollande. L’Arbeiter Freund continuera jusqu’au 21 juillet 1916, pour ne reparaître qu’en 1920, à un niveau beaucoup plus modeste (après un arrêt de publication en 1922, il ne sera édité qu’irrégulièrement entre 1930 et 1932). Milly Witkop-Rocker fut internée le 28 juillet 1916 et remise en liberté après Rocker. La plupart des anarchistes juifs partiront d’Angleterre pour les États-Unis et, après la Révolution russe en 1917, pour la Russie.

Groupe d’anarchistes juifs à Londres : (rangée arrière de gauche à droite) Ernst Simmerling, Rudolf Rocker, Wuppler, Lazar Sabelinsky, Loefler, (rangée avant) Milly Witkop, Milly Sabel

« Rudolf Rocker », revue Itinéraire - Une œuvre : Nationalisme contre culture   Rudolf Rocker - Escales à Paris



[1Gundersen (1851-1930), Norvégien de nais­sance il a travaillé comme tailleur à Amster­dam Berlin et Paris, avant de venir à Londres. Membre de la Première Internationale, il est devenu anarchiste dans les années 1870. Militant de second plan, il fut l’un des soutiens les plus persévérants du club Autonomie et assura la publication d’Autonomie. Il restera anarchiste toute sa vie.

[2En plus d’un grand nombre d’affiches et de tracts, ils éditèrent plusieurs feuilles comme L’lnternational, Le Rothschild, Le communiste, et La tribune libre.

[3C’était aussi en partie la base de la querelle entre Goldmam/Berkman et Most, qu’on con­nait peut-être un peu mieux par la version très subjective qu’en donne Emma Goldman dans ses mémoires.

[4Ces conflits » d’idées qu’on personnalisait avaient souvent cours ces années-là, mais avec un tel excès et de telles conséquences qu’on pouvait seulement en connaitre en Espagne, avec quand même le beau résultat du dévelop­pement de « l’anarchisme sans adjectif » par des penseurs comme Ricardo Mella et Fer­nando Tarrida del Marmol.

[5Référence non seulement au roman de Zola mais aussi, et avant tout, au dernier mot rapporté de Michele Angiolillo. Rocker avait bien connu Angiolillo quand celui-ci était à Londres en 1896 membre du syndicat Typographia et fréquentait les groupes anarchistes juifs. Impressionné par les souffrances des anarchistes torturés à Montjuich, il assassina le Premier ministre espagnol Canovas del Castillo et fut garrotté le 19 août 1897.

[6Siegfried Nacht (dit Arnold Roller, 1878-1958) a, d’ailleurs, popularisé au niveau international les idées du syndicalisme révolutionnaire français plus qu’aucun autre écrivain anarchiste. Ses brochures sur La grève générale sociale et L’action directe furent traduites dans plus d’une dizaine de langues (en incluant le japonais et le chinois). Ce fut également un proche de Ferrer et il le représentera au congrès international antimilitariste d’Amsterdam en juin 1904, où fut fondée l’Association internationale antimilitariste (A.I.A.).

[7Cf. « Kropotkine et la guerre », in Itinéraire n° 3, juin 1988 (N.D.R.).

[8Il sera quand même le seul des anciens amis, et alors adversaire intellectuel de Kropotkine, qui continuera à avoir des relations avec celui-ci pendant et après la guerre.