Quand les compagnons du Groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste m’ont sollicitée pour écrire cette préface, j’ai songé aux heures de recherche et de lecture que m’avait demandées un article rédigé pour la revue Itinéraire sur Pierre Kropotkine et traitant justement de la morale. Car les discours sur la morale foisonnent. Il suffit de regarder plus près l’histoire des idées et l’on s’aperçoit de la multitude des études sur le sujet.
Il existe autant de morales que de sociétés. Chaque groupement constitué crée des formes de vie, des usages, des mœurs qui, une fois reconnus utiles et devenus des procédés courants de la pensée, se transforment d’abord en habitudes instinctives, puis en règles de vie. Voici donc comment se constitue une éthique propre.
La morale apparaît d’abord comme le système des règles que l’homme suit (ou doit suivre) dans sa vie aussi bien personnelle que sociale. Abordée sous cet angle, la question morale constitue le centre de toute réflexion, puisque toute entreprise humaine, si désintéressée soit-elle, est soumise à l’interrogation de savoir si elle est justifiée ou non, nécessaire, admissible ou répréhensible, en accord avec les valeurs reconnues ou en contradiction avec elles, c’est-à-dire si elle aide à la réalisation de ce qui est considéré comme souhaitable, à la prévention ou à l’élimination de ce qui est jugé mauvais. Ce qui peut se résumer à la notion du bien et du mal.
Puisque les règles d’éthique ne sont pas toutes les mêmes pour différents individus, époques et civilisations, il est cependant intéressant et essentiel de noter qu’un facteur moral s’est imposé comme condition sine qua non de survivance et de progrès : l’entraide. Pierre Kropotkine a admirablement décrit ce trait substantiel dans son ouvrage : L’Entraide, un facteur d’évolution [1].
Dès les temps les plus reculés, des penseurs ont cherché à comprendre l’origine des sentiments moraux et des idées morales qui empêchent les hommes de commettre des actes nuisant à leurs congénères ou, en général, affaiblissent les liens sociaux. Il y a eu les écoles grecques : les unes ont fondé les notions morales, non plus sur la seule crainte des dieux et des phénomènes naturels, mais sur la compréhension par l’homme de sa propre nature ; les autres se sont lancés dans les spéculations abstraites, la métaphysique. La morale chrétienne gèle la société et empêche tout essor moral. Il faudra quinze siècles pour que certains écrivains rompent avec la religion et se décident à reconnaître l’égalité des droits comme base de la société civile. Le monde bouge, la morale bouge et l’on voit que l’éthique, c’est-à-dire la science des idées et des doctrines morales, touche à une autre science, la sociologie, c’est-à-dire la science de la vie et de l’évolution des sociétés.
Les Temps Modernes marquent l’avènement d’une morale rationaliste fondée sur des bases scientifiques. Là encore deux courants se font jour : Hobbes et ses disciples considèrent la morale comme prescrite par une puissance extérieure à l’homme. Ils remplacent l’Église par l’État, ce qui revient à dire que l’homme ne trouve son salut que dans un pouvoir central, strictement organisé, qui empêche la lutte incessante entre les individus. D’autres estiment que seule une large possibilité accordée aux hommes de former entre eux des accords de toutes sortes permettra d’établir dans la société un ordre des choses nouveau, fondé sur le principe d’une juste satisfaction de tous les besoins.
Le XIXe siècle voit naître trois courants nouveaux : le positivisme, l’évolutionnisme et le socialisme. Ce dernier prône l’égalité politique et sociale des hommes. Il se subdivise en deux branches bien distinctes : le socialisme autoritaire (ou marxisme) et le socialisme libertaire (ou anarchisme). Le premier n’apporte rien à la morale : il applique les principes d’Hobbes et donne à l’État toute latitude de gestion des affaires. Le second renforce les notions de justice et d’égalité. Pierre-Joseph Proudhon voit la justice comme base de la morale. Dans son écrit : Qu’est-ce que la propriété ?, il dit : Est juste ce qui est égal, est injuste ce qui est inégal
. Contemporain de Kropotkine, M.-J. Guyau se propose, dans son ouvrage essentiel Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de déterminer la portée, l’étendue et les limites d’une morale exclusivement scientifique. Il s’attache à dénoncer la confusion qui existe entre sanction morale et sanction sociale et rejoint en ce sens Kropotkine qui estime que la morale est une « science », celle qui dicte à l’individu libre son devoir. Elle lui sert à se perfectionner et à perfectionner le milieu dans lequel il vit.
Contrairement aux affirmations les plus fallacieuses et aux oublis volontaires dans les ouvrages de philosophie, les anarchistes ont une morale : une morale libre de toute obligation oppressive et de toute sanction répressive, se fondant sur l’entraide et la fraternisation de tous les groupes humains. Elle a ceci de particulier : elle n’ordonne rien, elle refuse absolument de modeler l’individu selon une idée abstraite, tout comme elle refuse de le mutiler par la religion, la loi ou le gouvernement. Elle veut laisser la liberté pleine et entière à l’individu. Cette morale est en accord parfait avec le type de société que souhaitent promouvoir les anarchistes : une société sans État, gérée directement par les individus et les groupements sociaux, dont la règle économique est la suivante :
l’égalité économique et sociale de tous les individus ;
la possession collective ou individuelle des moyens de production et de distribution, excluant toute possibilité pour certains de vivre du travail des autres ;
l’abolition du salariat et du système d’exploitation de l’homme par l’homme.
Les anarchistes n’ont pas la prétention de changer la nature humaine. Ils n’espèrent qu’une chose : une meilleure éducation de l’individu pour une conception plus saine des rapports entre lui et ses semblables.
Rompre avec le milieu et se perfectionnant, telle est l’idée-force de Kropotkine, et j’ajouterai : lutter pour plus de justice, dans le sens où l’entend Proudhon :
Sentir, affirmer la dignité humaine, d’abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela, sans retour d’égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit. Être prêt en toute circonstance à prendre, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice.
[2].
Que cette phrase serve de réflexion et de pratique aux péroreurs multiples qui s’épanchent à force de discours et de littérature sur les Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Martine R.
Liaison Bas-Rhin de la Fédération anarchiste.