Pierre Kropotkine est, sans aucun doute, un de ceux qui ont contribué le plus —peut-être même davantage que Michel Bakounine et Elisée Reclus— à l’élaboration et à la propagation de l’idée anarchiste. Et il a, pour cela, bien mérité l’admiration et la reconnaissance que tous les anarchistes ont pour lui.
Mais, en hommage à la vérité et dans l’intérêt supérieur de la cause, il faut reconnaître que son œuvre n’a pas été exclusivement bienfaisante. Ce ne fut pas de sa faute : au contraire, ce fut l’éminence même de ses mérites qui produisit les maux que je me propose d’indiquer.
Naturellement, Kropotkine, comme tout autre, ne pouvant être indemne d’erreur ni connaître toute la vérité, on aurait dû profiter de sa précieuse contribution, et continuer la recherche pour atteindre de nouveaux progrès. Mais il y avait une tentation trop grande à admirer sans plus ses talents littéraires, la valeur et la masse de sa production et son infatigable activité. Le prestige du militant était alimenté par sa renommée de grand savant ; par le fait qu’il avait sacrifié une position hautement privilégiée pour défendre, au prix de bien des souffrances et de bien des dangers, la cause populaire ; enfin par le charme de sa personne, qui enchantait tous ceux qui avaient le bonheur de l’approcher. Tout cela lui donna une telle notoriété et une telle influence, qu’il parut, et en grande partie fut réellement le maître reconnu de la grande majorité des anarchistes.
Ainsi il advint que la critique fut découragée devant lui. Et il se produisit un arrêt du développement de l’idée. Durant bien des années, malgré l’esprit iconoclaste et progressif des anarchistes, la plus grande partie d’entre eux ne fit, en tant que théorie et propagande, qu’étudier et répéter Kropotkine. Dire autrement que lui fut, pour beaucoup de camarades, presque une hérésie.
Il serait grand temps de soumettre les enseignements de Kropotkine à une critique sans égards, comme sans préventions. Ainsi nous pourrons distinguer ce qui en eux est toujours vivant et vrai, de ce que la pensée et l’expérience postérieures ont dépassé et controuvé. Ce passage au crible, d’ailleurs, ne concernerait pas seulement Kropotkine : car les erreurs que l’on peut lui reprocher furent déjà professées par les anarchistes avant que lui-même ait acquis dans le mouvement une position de premier plan. Sans doute il confirma ces erreurs et les fit durer, en leur donnant l’appui de son talent et de son prestige ; mais nous, les vieux militants, nous avons tous, ou presque tous, notre part de responsabilité dans la stagnation de l’idée.
En parlant aujourd’hui de Kropotkine, je n’ai pas l’intention d’examiner à fond sa doctrine entière. Je veux seulement évoquer quelques impressions ou quelques souvenirs qui pourront servir, je crois, à faire mieux connaître sa personnalité morale et intellectuelle, et à mieux comprendre ses mérites et ses défauts.
Mais, tout d’abord, je dirai quelques mots qui me viennent au cœur ; parce que je ne peux penser à Kropotkine sans être ému par le souvenir de son immense bonté. Je rappellerai ce qu’il fit à Genève —dans l’hiver de 1879— pour aider, dans leur lutte contre une extrême misère, un groupe de réfugiés italiens dont j’étais. Je rappellerai les soins, en quelque sorte maternels, qu’il eut pour moi à Londres, alors que, victime d’un accident, je frappais une nuit à sa porte. Je rappellerai ses actes de gentillesse envers tous ; je rappellerai l’atmosphère de cordialité que l’on respirait autour de lui.
Tous les deux de tempérament optimiste (je crois toutefois que l’optimisme de Kropotkine dépassait de beaucoup le mien, et peut-être avait-il une autre source) ; nous voyions les choses du bon côté ; nous les voyions bien plus belles, hélas ! qu’elles n’étaient. Nous comptions, il y a déjà plus de cinquante ans, sur une révolution prochaine, qui aurait réalisé notre idéal. Ce fut une longue période d’attente avec bien des moments passagers de doute et de découragement. Je me rappelle, par exemple, qu’une fois Kropotkine me dit : Mon cher Errico, je crains que nous ne soyons les seuls, toi et moi, à croire à l’imminence d’une révolution
. Mais bien vite la confiance revenait. On s’expliquait, d’une façon quelconque, les difficultés présentes et le scepticisme des camarades ; et l’on continuait à travailler et espérer.
Kropotkine et moi, nous n’avions pas en tout les mêmes opinions. Au contraire, beaucoup d’idées fondamentales nous divisaient. Nous n’avions guère de rencontres sans des oppositions tranchées et sans discussions irritantes. Mais, comme Kropotkine se sentait toujours sûr d’avoir raison, et ne pouvait supporter avec calme la contradiction, et comme, d’autre part, j’avais beaucoup de respect pour son savoir, et beaucoup d’égards pour sa santé chancelante —on finissait toujours par changer de conversation pour ne pas trop s’échauffer.
Cela ne nuisait en rien à l’intimité de nos rapports. Car, nous nous aimions —et nous collaborions— pour des raisons sentimentales plutôt qu’intellectuelles. Quelle que fût la différence dans notre façon d’interpréter et d’expliquer les faits ; quels que fussent les arguments opposés par lesquels nous entendions justifier notre conduite —en pratique, nous voulions les mêmes choses, et nous étions poussés par le même désir intense de liberté, de justice, de bien-être pour tous. Nous pouvions donc aller de l’avant d’un commun accord.
En fait, il n’y eut jamais entre nous de conflit sérieux, jusqu’au jour où se présenta, en 1914, une question de conduite pratique d’une importance capitale pour moi et pour lui ; celle de l’attitude que les anarchistes devaient prendre face à la guerre. Dans cette funeste occasion, se réveillèrent et s’exaltèrent, en Kropotkine, ses anciennes préférences pour tout ce qui est russe ou français ; et il se déclara partisan passionné de l’Entente. Il parut oublier qu’il était internationaliste, socialiste et anarchiste. Il oublia ce que lui-même avait, peu de temps avant, dénoncé et proclamé au sujet de la guerre que les capitalistes préparaient
. Il se mit à admirer les pires buveurs de sang, parmi les hommes d’État et les généraux de l’Entente ; à traiter de lâches les anarchistes qui refusaient de rentrer dans l’union sacrée ; à déplorer que l’âge et la santé ne lui permissent point de prendre un fusil et de marcher contre les Allemands. Il n’était donc plus possible de s’entendre : pour moi, c’était un vrai cas pathologique. De toutes façons, un des moments les plus tristes, les plus tragiques de ma vie (et j’ose dire aussi, de la sienne) fut celui où, après une discussion pénible outre mesure, nous nous séparâmes —comme des adversaires, presque comme des ennemis.
Grande fut ma douleur pour la perte du compagnon bien-aimé, et pour le préjudice que devait subir la cause, pour tout le trouble qu’allait jeter dans le cœur de nos camarades une telle défection. Et malgré tout, restèrent en moi l’amour et l’estime pour l’homme égaré ; comme aussi l’espoir que, une fois passé l’enivrement du moment, devant les conséquences prévisibles de la guerre, il reconnaîtrait son erreur et reviendrait à nous, le Kropotkine de toujours...
Kropotkine était à la fois un savant et un réformateur social. Il était possédé par deux passions : le désir de connaître et le désir de faire le bien de l’humanité ; deux nobles passions qui peuvent être utiles l’une à l’autre, et que l’on voudrait voir en tous les hommes —sans qu’elles soient pour cela une seule et même chose. Mais Kropotkine était un esprit éminemment systématique. Il voulait tout expliquer par le même principe et tout ramener à la même unité. Et il simplifiait souvent, selon moi, aux dépens de la vérité et de la logique.
Je n’ai aucune compétence spéciale pour juger Kropotkine connue savant. Je sais qu’il a, dans sa première jeunesse, rendu de notables services à la géographie et à la géologie ; j’apprécie la grande valeur de son livre l’Entr’aide ; et je suis convaincu qu’un tel cerveau aurait pu, par sa vaste culture et sa haute intelligence, donner une plus grande contribution au progrès des sciences, si l’attention et l’activité de l’homme n’avaient été absorbées par la lutte sociale. Néanmoins il me semble que quelque chose manquait à Kropotkine pour être un véritable homme de science, la capacité d’oublier ses désirs et ses préventions pour observer les faits avec une impassible objectivité. Il me semblait qu’il était plutôt ce que j’appellerai un poète de la science. Capable par des intuitions géniales, d’entrevoir de nouvelles vérités ; il aurait dû, s’en remettre à d’autres pour les établir et les vérifier ; j’entends à des chercheurs qui sans être doués de génie, auraient été mieux pourvus de ce que l’on appelle l’esprit scientifique. Kropotkine était trop passionné pour être un observateur exact.
Habituellement, il concevait une hypothèse, et cherchait ensuite les laits qui devaient la justifier. Or, c’est là une bonne méthode pour découvrir du nouveau ; mais qui ne saurait suffire pour faire œuvre de vérité. Trop souvent, il arrivait à Kropotkine, sans le vouloir, de négliger les faits qui contredisaient son hypothèse, et de la vouloir vérifier à tout prix.
Il ne savait pas se décider à admettre un fait, ni même à le prendre en considération, aussi longtemps qu’il ne réussissait pas à l’expliquer, c’est-à-dire à le faire entrer dans son système.
Comme exemple de cette tendance, je raconterai une anecdote, dont voici le point de départ.
Pendant les années 1885 à 1889, j’étais dans la Pampa argentine ; il m’arriva de lire quelque chose sur les expériences hypnotiques de l’école de Nancy, recherches dont jamais je n’avais entendu parler. La chose m’intéressa beaucoup, mais je n’eus pas alors l’occasion d’en apprendre davantage. Revenu en Europe, je vis Kropotkine à Londres et lui demandai s’il pouvait me donner des informations sur l’hypnotisme. Kropotkine me répondit carrément qu’il ne fallait pas y croire ; que ce n’était qu’impostures ou hallucinations. Quelque temps après, je le revis et la conversation tomba à nouveau sur l’hypnotisme. A ma grande surprise, je trouvais que son opinion avait entièrement changé : les phénomènes hypnotiques étaient devenus intéressants et dignes d’étude à ses yeux. Qu’était-il donc arrivé ? Avait-il été mis en présence de faits nouveaux ? Avait-il dû, sous la pression des preuves convaincantes admettre les faits que tout d’abord il niait ? Rien de tout cela. Il avait tout simplement lu, dans un livre de je ne sais quel physiologiste allemand, une théorie sur les rapports entre deux hémisphères cérébraux, élucubration dont on pouvait tirer, vaille que vaille, une explication des phénomènes hypnotiques.
Etant donné cette disposition d’esprit, qui lui faisait accommoder les choses à sa façon dans les questions de science pure —où le désintéressement est assez grand pour que la passion ne trouble pas l’intellect— on peut imaginer ce qu’il en était de Kropotkine lorsqu’une question sociologique touchant de près à ses plus grands désirs et à ses plus chers espoirs était en jeu.
Kropotkine professait la philosophie matérialiste qui domina chez les savants dans la deuxième moitié du XIXe siècle. C’était la philosophie des Moleschott, Büchner, Vogt, etc. ; une conception de l’Univers rigoureusement déterministe et mécanique, et qui n’admettait comme réel que ce qu’elle réussissait à interpréter.
Celle conception niait l’existence de la volonté, puissance créatrice dont nous ne pouvons comprendre la nature et la source, pas plus du reste que nous ne comprenons la nature et la source de la « matière » ni de tous les autres « premiers principes ». Que la volonté des hommes puisse contribuer peu ou prou à décider de leur propre conduite et du comportement général des sociétés, c’était là pour Kropotkine une illusion, car selon le déterminisme, tout ce qui fut, est et sera est écrit —la gravitation des astres ; la naissance et le déclin des civilisations ; l’apparition dans le monde du parfum d’une rose ou du sourire d’une mère ; un tremblement de terre ; la pensée créatrice d’un Newton : la cruauté des tyrans et la bonté des saints, etc. Tout cela avait dû, devait et devra arriver, par une suite fatale des causes et des effets, de nature mécanique, ne laissant aucune possibilité de variation dans les résultats. L’illusion de la volonté ne serait elle-même qu’un fait mécanique, aussi étroitement déterminé que les autres.
Naturellement, en bonne logique, si la volonté n’a aucune puissance, si tout est nécessaire et ne peut être autrement, les idées de liberté, de justice, de responsabilité n’ont aucune signification, ne correspondent à rien de réel.
En bonne logique, si la volonté est une illusion il ne reste qu’à contempler ce qui arrive dans le monde —avec indifférence, plaisir ou douleur, selon la nature de notre propre sensibilité— mais sans aucun espoir, sans aucune possibilité de changer quoi que ce soit .
Kropotkine donc —lui qui était si sévère pour le fatalisme « dialectique » des marxistes— liait sa pensée au fatalisme « mécanique », qui est bien plus paralysant.
Mais la philosophie déterministe ne pouvait tuer la puissante volonté qui était en Kropotkine.
Il était trop imbu de son système pour y renoncer, ou seulement pour supporter tranquillement que sa valeur universelle fut mise en doute ; mais il était trop passionnément désireux de justice et de liberté pour se laisser arrêter par la difficulté d’une contradiction logique et pour renoncer à la lutte. Il s’en tirait en insérant l’anarchie dans son système et en en faisant une « vérité scientifique ».
Il se confirmait dans sa conviction, en soutenant que toutes les récentes découvertes dans toutes les sciences —de l’astronomie jusqu’à la biologie et la sociologie concouraient à démontrer toujours plus clairement que l’anarchie telle qu’il la concevait est précisément le mode d’organisation sociale imposé par les lois naturelles.
Je lui objectais que si de nouvelles découvertes venaient détruire les croyances scientifiques actuelles, lui, Kropotkine, resterait sans doute anarchiste, malgré la science —de la même façon qu’il restait anarchiste aujourd’hui, malgré la logique. En fait, Kropotkine n’aurait pu admettre la possibilité d’un conflit entre la « Science » et ses propres aspirations sociales. Il aurait toujours imaginé un moyen (logique ou non, peu importe) pour conserver et concilier sa philosophie déterministe et son anarchisme en tant que croyances. Et c’est ainsi qu’il avait écrit : L’Anarchie est une conception de l’Univers basée sur l’interprétation mécanique des phénomènes, et qui embrasse toute la Nature, y compris la vie des sociétés.
(J’avoue que je n’ai jamais réussi à comprendre ce que cela signifie). Après quoi Kropotkine oubliait carrément sa conception mécaniste et se lançait dans la lutte avec toute la verve, l’enthousiasme et la confiance de quelqu’un qui croit en l’efficacité de sa volonté, et qui espère, par son activité consciente et volontaire, obtenir un certain résultat désiré, ou du moins contribuer à l’obtenir .
L’anarchisme et le communisme de Kropotkine, avant d’être une question de raisonnement, étaient l’effet de sa sensibilité. En lui parlait d’abord la passion ; ensuite venait le raisonnement, pour justifier et renforcer les impulsions affectives.
Ce qui constituait le fond de son caractère était l’amour des hommes, la sympathie pour les pauvres et les opprimés. Il souffrait réellement pour les autres ; et l’injustice, même si elle se manifestait en sa faveur, lui était insupportable.
A l’époque où je le fréquentais à Londres, il gagnait assez bien sa vie par la collaboration à des revues et d’autres publications scientifiques, et bénéficiait donc de conditions relativement aisées. Mais il éprouva comme un remords, le fait d’être mieux situé que la plupart des travailleurs manuels. Il disait souvent, en parlant de lui-même et de ceux qui étaient comme lui : Si nous avons pu nous instruire et développer nos facultés ; si nous avons accès aux joies intellectuelles ; si nous vivons dans des conditions matérielles acceptables —c’est parce que nous avons profité par le hasard de notre naissance, de l’exploitation dont souffrent les travailleurs ; donc pour nous la lutte pour l’émancipation des travailleurs est un devoir ; c’est une dette sacrée que nous devons payer.
Par amour de la justice, et comme pour expier les privilèges dont il avait joui, Kropotkine avait renoncé à sa position, délaissant les études qu’il aimait pour se vouer à l’éducation des ouvriers de Saint-Pétersbourg et à la lutte contre le despotisme des tzars. Poussé par les mêmes sentiments, il avait ensuite fait adhésion à l’Internationale, et accepté les idées anarchistes. Enfin, parmi les diverses façons de concevoir l’anarchie, il avait choisi et fait sien le programme communiste-anarchiste, qui, se basant sur la solidarité et l’amour, dépasse la justice même.
Or, joignant l’humilité à la vertu (et presque à la sainteté), Kropotkine se cachait à lui-même ce que sa conduite avait d’héroïque en s’imposant une doctrine d’irresponsabilité absolue. C’était là un sacrifice de plus, mais bien plus dangereux qu’utile. Car, naturellement, et comme il était à prévoir, sa philosophie d’irresponsabilité ne restait pas sans influence sur sa façon de concevoir l’avenir anarchiste, et de mener la lutte quotidienne du révolutionnaire.
Puisque selon sa philosophie, tout ce qui arrive doit nécessairement arriver, il pensait que le communisme-anarchiste, tel qu’il le désirait, devait aussi triompher fatalement. Car de deux choses l’une ; ou bien le communisme-anarchiste était impossible, ou bien il était inévitable —et cela, en tant que loi de la nature.
Kropotkine repoussait de tout son cœur l’impossibilité du communisme et faisait de l’avènement fatal du communisme un article de foi. Cela lui enlevait toute ombre de doute ; cela cachait toute apparence de difficulté. Le monde bourgeois devait fatalement crouler ; il était déjà en dissolution, et l’action révolutionnaire ne servait qu’à en accélérer la chute. Souhaiter et croire, croire et souhaiter —ne sont qu’une même chose pour des esprits comme le sien.
La grande influence de Kropotkine, auprès des masses, dépendait précisément du fait qu’il montrait la chose désirée tellement simple, tellement facile, tellement inévitable que l’enthousiasme de croire se communiquait tout de suite à ceux qui l’écoutaient ou le lisaient.
Toutes les difficultés morales disparaissaient à ses yeux, parce qu’il attribuait au « peuple », à la masse des travailleurs toutes les vertus et toutes les capacités. Et certes, il exaltait avec raison l’influence moralisatrice du travail, mais il ne voyait pas assez les effets déprimants et corrupteurs de la misère et de la sujétion. Et il pensait qu’il suffirait de proclamer déchus les privilèges des capitalistes et le pouvoir des gouvernants, pour voir aussitôt tous les hommes s’aimer comme frères et veiller chacun aux intérêts d’autrui comme aux siens propres.
De la même façon, il ne voyait pas les difficultés matérielles de la révolution ou s’en débarrassait trop aisément. Il avait accepté l’idée, commune alors chez les anarchistes, que les produits accumulés de la terre et de l’industrie sont surabondants ; que pour longtemps, il sera inutile d’inciter les hommes à la production ; que le problème immédiat était celui de la consommation ; que pour faire triompher les idées révolutionnaires, il n’y aurait qu’à satisfaire tout de suite et largement les besoins de tous ; et que l’effort des bras suivrait, de lui-même, le rythme des mâchoires. De là cette idée de la prise au tas, qu’il mit à la mode, et qui est une façon outrageusement simpliste de concevoir le communisme.
Une révolution économique ainsi conçue est plaisante aux oreilles de la foule, mais cette idée est également la plus primitive et la plus dangereuse. Lorsqu’on fit observer à Kropotkine qu’une grande accumulation de produits stockés était impossible, parce que les capitalistes ne font produire que ce qu’ils peuvent vendre avec profit ; lorsqu’on suggéra que, peut-être, aux premiers temps de la révolution, il faudrait organiser le rationnement et pousser à la production intensive plutôt que d’inviter à la prise au tas, quand on insinua qu’il n’y aurait, en réalité, pas de « tas », mais la disette —alors il se mit à étudier directement la question, il en arriva à la conclusion qu’en effet l’abondance n’existait pas, et que d’immenses étendues, surpeuplées étaient continuellement sous la menace de la famine. Mais il se tira d’affaire en évaluant les grandes possibilités de l’agriculture aidée par la science. Il prit comme exemple les résultats obtenus par quelques agriculteurs ou agronomes sur des espaces limités, et en tira les plus encourageantes conséquences.
Il ne voyait pas les obstacles qu’auraient créé l’ignorance et l’aversion des paysans contre toute nouveauté. Il ne songeait pas au temps qu’en tous les cas il faudrait pour généraliser les nouveaux modes de culture et de production ; la libre distribution lui paraissait possible, indispensable, en fonction des récoltes à venir.
Comme toujours. Kropotkine voyait les choses telles qu’il aurait voulu qu’elles fussent —et telles que nous souhaitons tous qu’elles soient un jour. Et il considérait comme existant, ou immédiatement réalisable, ce qui ne peut être conquis que par de longs et durs efforts. Au fond, Kropotkine concevait la nature comme une espèce de Providence maternelle, grâce à laquelle l’harmonie devait régner en toutes choses, y compris les sociétés humaines.
C’est ce qui a fait répéter à beaucoup d’anarchistes cette phrase d’une saveur délicieusement kropotkinienne : l’Anarchie c’est l’ordre de la nature.
On pourrait se demander, je pense, comment il se fait que la Nature, s’il est vrai que sa loi universelle suit l’harmonie, ait laissé s’instaurer dans son sein le système actuel. Pourquoi aurait-elle attendu que viennent au monde les anarchistes, pourquoi attend-elle encore qu’ils triomphent, pour détruire par son intervention réparatrice, les terribles et meurtrières discordances dont les hommes ont toujours souffert ? Ne sera-t-on pas plus près de la vérité en disant que l’anarchie c’est la lutte, dans les sociétés humaines, contre les discordances de la nature ?
J’ai insisté sur les deux erreurs dans lesquelles, selon moi, est tombé Kropotkine. Son fatalisme théorique et son optimisme excessif m’ont paru devoir être signalés, parce que je crois avoir constaté les mauvais effets qu’ils ont produits dans notre mouvement.
Il y a eu des camarades qui prirent au sérieux la théorie fataliste —que par euphémisme nous appelons déterminisme— et qui perdirent par conséquent tout esprit révolutionnaire. La révolution, dirent-ils, ne se commande pas ; elle viendra en son temps, et il est inutile, antiscientifique et même ridicule, de vouloir « la faire ». C’est avec ces bonnes raisons qu’ils s’éloignèrent du mouvement et allèrent à leurs occupations. Piètre excuse suffisante pour se retirer de la lutte. Il n’y a là qu’un des multiples malentendus que j’ai combattus toute ma vie.
J’ai connu plusieurs camarades au tempérament ardent, prêts à tous risques, qui se sont exposés à de grands dangers, et ont sacrifié leur liberté et leur vie au nom de l’anarchie, tout en étant convaincus de l’inutilité de leur action. Ils l’ont fait par dégoût de la société actuelle, par vengeance, par désespoir, par amour du beau geste, mais sans croire pour cela qu’ils servaient la cause de la révolution ; et, par conséquent, sans choisir la cible et le moment et sans s’occuper à coordonner leur action avec celle des autres. Ils servaient ainsi la cause de la révolution, mais ils la servirent mal.
J’ai fini. Je ne crois pas que mes critiques puissent diminuer la figure de Kropotkine — qui reste, malgré tout, une de nos gloires, et l’un des caractères les plus purs de notre mouvement. Ces critiques serviront au contraire, si elles sont justes, à démontrer qu’aucun homme n’est exempt d’erreurs, pas même s’il a la haute intelligence et le cœur héroïque d’un Kropotkine.
(traduction d’André Prunier d’une étude publiée , le 15 avril 1931, dans Studi Sociali.)