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La politique & la langue anglaise : Postface de L’Insécurité sociale

jeudi 21 novembre 2019, par L’Insécurité sociale (CC by-nc-sa)

Le texte d’Orwell date de 1946 et ceux à qui il déplaît ne manqueront pas de tirer argument de cette ancienneté toute relative pour lui dénier toute pertinence. Cette publication aurait donc été incomplète si elle n’avait donné une série d’exemples concernant la langue française d’aujourd’hui. Notre but n’est pas de définir ce qui est le plus significatif, mais de montrer par des exemples courants pris quasiment au hasard quel point la démonstration d’Orwell touche juste.

Le langage journalistique ou politique en France est en effet truffé de métaphores figées. Aucun article de politique étrangère (ou de politique intérieure en période électorale) ne se conçoit plus sans des marges de manœuvre, réduites en général, prix à payer, prendre ses distances, mettre en avant, rester maître du jeu, faire le gros dos...

Combien d’articles pseudo-explicatifs sur la société française, à propos de mesures gouvernementales, ou de conflits sociaux, évitent les être sur la sellette, au cœur du problème, retour à la case départ, retourner le couteau dans la plaie... ?

L’élimination des verbes simples se fait au profit d’expressions contournées qu’Orwell citait déjà : être sujet à, faire avec, avoir pour effet de, donner des raisons pour, ... on peut ajouter mettre au service de, être chargé de...

L’abus des préfixes et des suffixes dans la formulation de nouveaux mots inutiles est devenu une règle : solutionner, suivisme, giscardisme, mitterrandisme, antiparti, anti-France, antisoviétisme, anticommunisme...

Ces mots en anti- sont fortement chargés d’émotion. Le vocabulaire politique se réduit de plus en plus à des mots et à des expressions sans autre valeur que celle de l’affectivité : rigueur, laxisme, état de grâce, changement, parti des travailleurs, austérité... Quelques-uns de ces mots sont si flous qu’ils passent en l’espace de quelques mois d’un bloc politique à l’autre (rigueur, changement, austérité). Certains termes n’ont d’autre utilité que de provoquer un réflexe automatique de haine (fascisme, communisme, totalitaire... Il y avait les hitlérotrotskiste, youpin, boche, social-fasciste, vipère lubrique qui semblent aujourd’hui passés de mode). D’autres à l’inverse déclenchent un réflexe d’adhésion : démocratie, scientifique, égalité...

Enfin, il y a ceux, incolores, qui remplissent le vide de la pensée et du papier : problème, paramètre, phénomène... Cette fonction de remplissage est tout autant assurée par de longues tirades de mots ordonnés du type : dans le cadre de nos préoccupations communes, c’est une très bonne question et je vais m’attacher à y répondre, voici un exemple très significatif, dans le cadre (au choix) de la situation actuelle, de la division du monde entre riches et pauvres, de l’opposition des supergrands, de la crise du capitalisme, de la course aux armements (...), ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui plus que jamais...

Cet art de parler pour ne rien dire [1] est aussi art de sortir des phrases spécialisées dans le mensonge éhonté : nous avons toujours défendu (au choix) les droits des travailleurs, la grandeur de la France, la liberté, les droits de l’homme (...), parlons franchement [2], soyons clairs...

Il est encore art de mentir par omission (nommer les choses sans susciter les images qui leur correspondent) : on parle de coupures budgétaires dans les programmes sociaux afin de ne pas évoquer les conséquences concrètes sur la vie de ceux qui dépendaient de l’aide ; force de l’ordre n’évoque en rien les matraqueurs qu’elle désigne.

Il est enfin art de mentir par insinuation : les éléments extérieurs à l’entreprise, les éléments incontrôlés, d’où vient l’argent ?... [3]

Mais la technique de la confusion joue sur un autre registre : des mots on passe aux paragraphes et aux textes. L’emploi de métaphores mêlées, de mots abstraits plutôt que concrets sont tout aussi importants. On peut noyer les procédés décrits ci-dessus dans un flot de phrases anodines, chargées de « faire passer ». C’est ainsi qu’en dehors des périodes électorales et à moins d’affaires brûlantes, les articles de journaux présentent une dilution du mensonge qui le rend moins perceptible. L’esprit du temps est néanmoins si bien orienté dans le sens du mensonge qu’il est courant de trouver chez certains auteurs des passages entiers où les procédés dont nous ne cessons de parier se trouvent réunis.

pour s’être transformé en maquis de procédures, la forêt de Brocéliande n’a rien perdu de ses mystères p. 65
les décors ont varié, les réfutations succédé aux réfutations mais la pièce se joue désormais depuis deux siècles, le sujet court toujours, poursuivi par l’ombre de son subjectivisme, cherchant son élan pour sauter dans le feu central qui règle tout. p. 253
Les Maîtres-Penseurs, Glücksmann, Editions Livre de Poche.

II n’y a pas de champ linguistique sans des relations bi-univoques, ou bien entre des articulations de niveaux différents, nomènes et phonèmes, qui assurent finalement l’indépendance et la linéarité des signes déterritorialisés mais ce champ reste défini par une transcendance, même quand on la considère comme absence ou place vide, opérant les pliages, les rabattements et les subordinations nécessaires, et d’où coule dans tout le système le flux matériel inarticulé dans lequel elle taille, oppose, sélectionne et combine le signifiant.
On retient le mouvement objectif apparent tel qu’il est décrit sur le socius, sans tenir compte de l’instance réelle qui l’inscrit et des forces, économiques et politiques, avec lesquelles il est inscrit ; on ne voit pas que l’alliance est la forme sous laquelle le socius s’approprie les connexions de travail dans le régime disjonctif de ses inscriptions.
L’Anti-Oedipe, p. 222, Deleuze Guattari, Editions de Minuit.

Il aurait sans doute été possible d’ironiser plus lourdement (en citant Lacan par exemple), mais ce genre d’exercice a ses limites, et nous préférons nous arrêter là.


[06] La politique & la langue anglaise : Des mots sans signification   La politique & la langue anglaise (George Orwell) [PDF]



[1Les orateurs politiques sont autant manipulés que manipulateurs quand ils tiennent leur rôle : leur crédibilité dépend d’une apparence d’assurance et de compétence ; occuper leur temps de parole au moyen d’un flot aisé, ininterrompu de mots est le signe des qualités que leur public attend d’eux. Il ne s’agit donc pas de rendre les orateurs politiques seuls responsables du mensonge universel.

[2Tout auditeur doué d’une saine naïveté saisit immédiatement que celui qui dit parlons franchement a l’habitude de mentir, qu’il n’y a donc pas de raison de le croire davantage celte fois-ci. Ceux qui emploient cette expression (principalement des membres du PC) voient la chose à leur manière, évidemment ; Orwell avait déjà remarqué cette caractéristique que les staliniens (et tous les léninistes) partagent avec les catholiques : ils sont incapables d’imaginer que leurs adversaires politiques (de tout bord) soient de bonne foi, et ils ne peuvent s’empêcher de les salir. Leur parlons franchement signifie laissez-vous faire, avouez votre erreur.
On retrouve là le type de retournement que cette sorte de gens fait subir à la réalité : accuser les adversaires de ce qui est imputable à l’accusateur. Les dissidents russes par exemple sont accusés de schizophrénie par une société dont le fonctionnement est complètement dissocié, et qui est littéralement délirante. Tout PC se juge assiégé par la société (tant qu’il ne l’a pas conquise, et encore), société dont il guette les faiblesses pour l’investir.

[3Il existe un genre de mensonge bien de notre époque : le mensonge maladroit institutionnalisé, représenté par les démentis officiels qui ont pour fonction, malgré leur apparence systématique de mensonge balbutiant, de satisfaire ceux (et ils sont incroyablement nombreux) qui ont envie de ne pas comprendre le cynisme du pouvoir et à qui iI ne manque qu’un semblant de raison pour ce faire. C’est Mitterrand faisant démentir les révélations colportées par un journal catho sur ses incertitudes d’homme d’État. C’est Deferre affirmant l’absence de lien entre Franceschi et des hommes de main du milieu corse. C’est Hernu assurant au mois d’août qu’aucune troupe combattante ne serait envoyée au Tchad, etc.