L’inflation en Allemagne avait atteint son point culminant en 1922. Les salaires devaient être versés quotidiennement, car la valeur réelle du papier-monnaie chutait de manière folle d’un jour à l’autre. Il dut se trouver quelques paysans qui purent tapisser leur salle de séjour avec des billets dévalués. Chacun cherchait à placer son argent dans des valeurs concrètes. Il arrivait à celui qui négligeait de le faire la même aventure qu’à ma tante Anna de Berlin, qui put à peine s’acheter un quart de livre de beurre avec ce qu’elle avait épargné en vingt ans de dur labeur.
Les apôtres des théories catastrophes voyaient dans l’inflation les signes avant-coureurs de l’effondrement du capitalisme, que suivrait la socialisation. Mais la dévaluation de l’argent ne rendit pas la classe ouvrière plus révolutionnaire pour autant. La crise financière ne débouchait pas sur une situation révolutionnaire. La majorité des gens de toutes les classes sociales ne pensaient qu’à transformer la valeur fictive de l’argent en valeurs concrètes. On ne pouvait en tenir rigueur au particulier, car lors de l’instauration d’un nouvel étalon, un nouveau mark stabilisé s’échangea contre mille milliards d’anciens marks !
Le mouvement ouvrier était atone. Les sociaux-démocrates pratiquaient une politique du possible, au sens où ils l’entendaient, c’est-à-dire sans buts révolutionnaires. Ils ne cherchaient pas à influencer le cours des événements mais, au contraire, se laissaient porter par eux. Les communistes propageaient les idées révolutionnaires selon le modèle russe, dont la majorité des travailleurs ne voulait rien savoir. Le mouvement national-socialiste comblait le vide politique ; il réclamait vengeance pour le traité de Versailles et le réarmement militaire, un discours qu’écoutait volontiers l’Allemand faute d’une meilleure alternative. Mussolini était le modèle. Ludendorff et Hitler frappaient à la porte.
Nous autres, syndicalistes, minorité sur l’aile gauche du mouvement ouvrier, nous diffusions nos idées d’un socialisme libertaire et fédéraliste dans des réunions publiques, dans l’hebdomadaire Der Syndikalist (tiré en moyenne à 80 000 exemplaires) et par la publication des œuvres de Bakounine, Kropotkine, J.H. Mackay, Domela Nieuwenhuis, Rudolf Rocker et autres socialistes libertaires et anarchistes. Nous publiions aussi toute une collection sur l’émancipation sexuelle, pour l’abolition des peines contre l’avortement et pour une libre régulation des naissances. Nous prenions part au « bureau antimilitariste » dont le siège était en Hollande et nous participions activement au mouvement européen « Plus jamais la guerre », qui développa une intense propagande surtout en France et en Angleterre. Sans doute n’avons-nous jamais atteint notre but, l’abolition du militarisme, mais les sociaux-démocrates et les communistes, beaucoup plus forts, n’ont pas mieux réussi à atteindre les leurs.