Mes compagnons antimilitaristes étaient d’indestructibles « poussières de paix », et tout particulièrement mon vieux compagnon de lutte Louis Lecoin, avec qui j’étais resté en relation depuis mon premier séjour en France, en 1921. Qu’il soit allemand ou français, le militarisme restait pour Lecoin le militarisme. Lors d’une réunion de délégués syndicaux parisiens, il critiqua les camarades qui parlent du réarmement outre-Rhin, mais n’ont pas un mot de reproche pour le colossal budget militaire français
. Il rejetait la guerre en tant que telle, fût-elle contre un ennemi fasciste [1]. Selon lui, aucun régime démocratique, aucune liberté ne valait le prix d’une guerre. Il était prêt à renoncer à son idéal de liberté, qu’il appelait anarchie, s’il lui eût fallu passer sur des monceaux de cadavres.
Né en 1888 dans le centre de la France, petit de taille et fluet de stature, les traits réguliers de son visage de celte blond ne trahissaient guère la force de son caractère. La vie militante de Lecoin commença à l’âge de 22 ans. Durant son service militaire, son régiment reçut l’ordre d’avancer l’arme en main sur des travailleurs en grève. Lecoin refusa d’obéir. Devant la justice militaire, il expliqua qu’on lui avait appris à l’école que l’armée servait à la défense contre un ennemi extérieur, et non à tirer sur des grévistes. Sa conscience lui interdisait de laisser faire de tels abus.
Après six mois de prison, il fut muté dans un bataillon disciplinaire. Peu après sa libération, il milita dans le mouvement libertaire. Il fut condamné à sept ans de prison comme instigateur d’une manifestation politique. Durant la Première Guerre mondiale, il passa de prison en prison. Il passa huit années de sa jeunesse derrière les barreaux. Il a raconté cette partie de sa vie dans son livre De prison en prison.
Libéré en 1920, Louis Lecoin entra à la rédaction du journal anarchiste Le libertaire. Durant un demi-siècle, il fut l’âme du mouvement antimilitariste français. Partout où les droits de l’homme étaient à défendre, Lecoin se tenait à la pointe du combat. Il dépeint de façon impressionnante les différentes étapes de sa vie dans ses mémoires : Le cours d’une vie (Paris 1965). La Révolution française avait bien aboli le système féodal et proclamé les « droits de l’homme », mais elle avait aussi créé le service national obligatoire pour tous. Et cette mesure, destinée à défendre la Révolution, était devenue une institution conservatrice. Depuis un siècle et demi, de lourdes peines sanctionnaient le refus d’effectuer le service national. En 1958 encore, plus de 150 objecteurs de conscience croupissaient dans les prisons françaises. Lecoin s’engagea activement en faveur de leur libération. Conjointement avec Albert Camus, il élabora un statut, permettant aux objecteurs de conscience d’effectuer un service civil de remplacement. Ce texte fut transmis au gouvernement Je 15 octobre 1959. Des sondages révélaient que la plupart des députés voteraient ce projet. Cependant, deux ans plus tard, le gouvernement n’avait toujours pas donné de réponse.
Le 28 mai 1962, Lecoin écrivit au président de la République, Charles de Gaulle, pour l’informer qu’il allait se mettre en grève de la faim à partir du 1er juin, au bureau du comité d’aide aux objecteurs ; et qu’il refuserait de s’alimenter jusqu’à ce que le gouvernement promulgue la loi sur le service civil et libère les objecteurs dont quelques-uns étaient enfermés depuis des années.
Lecoin agit comme annoncé. La presse rendit compte du combat inhabituel du vieux pacifiste. Le cas Lecoin éveilla l’intérêt jusqu’à l’étranger. D’Italie arrivèrent des télégrammes du futur président Saragat et du futur ministre de l’Intérieur Nenni, dans lesquels ils manifestaient leur sympathie à l’égard de ce Lecoin. Des cercles pacifistes des USA envoyèrent des messages de solidarité.
Après 22 jours de grève de la faim, Lecoin était à bout de force. Les médecins le considéraient comme perdu. Les journaux parlaient de sa mort imminente. Alors le chef du gouvernement français fit savoir qu’il soumettrait la proposition de loi sur le service civil au Parlement, et qu’il s’engageait à libérer les objecteurs de conscience emprisonnés. La tension retomba, l’opinion publique était rassurée. Lecoin avait vaincu. Les pacifistes français jubilaient : un vieillard de 75 ans, avec la faim comme seule arme, avait obligé le gouvernement de la grande nation à lâcher prise. Le conservateur Figaro-magazine écrivit le 30 juin 1962, sous le titre « Un seul juste suffisait » :
Lecoin, qui se préparait à mourir, est, comme on l’espérait, sauvé. Il entra en grève de la faim, pour que les réfractaires à l’armée pour des motifs de conscience soient libérés. Lecoin a gagné. Une seule volonté d’acier a triomphé de la lenteur d’escargot de l’administration, qui n’avait dans le fond rien contre, mais laissait passer le temps. On sait que le général de Gaulle, favorable à un règlement du statut du service civil voulait garder Lecoin en vie. On a des raisons de supposer que son intervention a accéléré la prise de décision. Ainsi Lecoin, au bord de la tombe, put retrouver la santé.
Le gouvernement tint parole, la navette entre l’exécutif et le législatif dura encore plus d’un an. Enfin, le 22 décembre 1963, la loi fut promulguée. Les portes des prisons s’ouvrirent pour tous les objecteurs de conscience.
Tous les amis de la paix et de la liberté pleurèrent amèrement la mort de Louis Lecoin, survenue en 1970, à l’âge de 82 ans [2].