Quelques mois plus tard, en 1929, j’étais de retour en Allemagne. De nombreux indices portaient à croire qu’au pays des poètes et des penseurs, la démocratie partait à la dérive. Les partis légalistes et parlementaires ne semblaient plus accorder confiance aux institutions légales. Chacun créait sa propre organisation extra-parlementaire et paramilitaire en vue d’une éventuelle guerre civile : les SA et les SS, les « Casques d’acier », « l’Union des combattants du front rouge » et le « Front de fer ». Les nationaux-socialistes, les nationalistes allemands, les communistes et même les sociaux-démocrates se préparaient à l’ultime bataille. La lutte pour le pouvoir se déplaçait à vue d’œil du Parlement vers la rue, où dominaient toujours plus les bataillons bruns d’Hitler.
Il y aurait eu là de quoi nous faire sourire, nous autres syndicalistes et anarchistes, traditionnellement antiparlementaires. Mais nous n’étions pas si frivoles, la situation était beaucoup trop sérieuse. Humble groupe minoritaire, nous n’avions guère les moyens de montrer les dents. Nous ne doutions évidemment pas du camp qu’il nous faudrait défendre le moment venu. Nos militants n’étaient pas restés à l’écart ; nous avions encore à l’époque environ 50 000 adhérents dans nos syndicats.
Quelques années auparavant, à Berlin, au café Adler de la place Donhoff, quatre personnes de sensibilités idéologiques légèrement différentes avaient un jour discuté de philosophie sociale et politique. Il y avait là le marxiste Karl Korsch, exclu du KPD (Parti communiste allemand), l’écrivain Alfred Döblin, socialiste indépendant, l’ancien ministre russe de la Justice, dont nous avons déjà parlé, Isaac Nachman Steinberg, qui avait été en Russie un des dirigeants du parti des socialistes révolutionnaires de gauche, et le rédacteur de ces pages, connu pour son anarcho-syndicalisme. Nous ne nous accordâmes pas sur tous les points, mais la discussion fut si passionnante que nous décidâmes de nous revoir chaque semaine.
Nos réunions attiraient du monde : des non-conformistes, des dissidents, cherchant de nouveaux horizons, vinrent du camp socialiste, des ouvriers, des intellectuels, des étudiants. Nous nous retrouvions de trente à cinquante personnes. Chacun pouvait prendre part à la discussion. Nous n’étions pas une association, nous n’avions ni statuts ni règlement. On n’avait ni à payer de cotisations ni à se reconnaître dans une ligne idéologique unique. Notre forum était une école socialiste de liberté et de tolérance, dans laquelle chaque opinion était respectée.
Au début des années trente, alors que le danger nazi grandissait, l’idée surgit dans ce cercle de former un front de lutte contre le fascisme et le national-socialisme, auquel se joignirent les organisations à la gauche du KPD, compagnons de Otto Rühle et Franz Pfemfert, communistes conseillistes, syndicalistes et anarchistes. Notre but n’était pas vraiment de défendre la République de Weimar, qui pour nous ne représentait guère un ordre socio-politique idéal. C’est contre le national-socialisme montant, dans lequel nous voyions l’ennemi numéro un, que nous nous unissions. A la vérité, il nous fut bien impossible de contenir le flot hitlérien. Mais les jeunes en quête de liberté passés par notre école de non-dogmatisme constituèrent des éléments de valeur du mouvement progressiste.