Nos soviets n’étaient pas autre chose que la réalisation russe des bourses du travail françaises et des chambres du travail italiennes.
[1] Cette affirmation est exacte dans une certaine mesure, mais pas totalement. Les conseils des travailleurs russes étaient effectivement semblables aux bourses et aux chambres dans la mesure où celles-ci, comme les conseils, se présentaient comme des organes d’union et de coordination des activités des travailleurs de différentes entreprises et productions d’une région, c’est-à-dire des organes d’union territoriale des travailleurs à l’échelon local. Les soviets ressemblaient aux bourses et aux chambres dans le sens qu’ils prétendaient également — du moins durant un certain temps et selon le rôle qu’y jouaient les anarcho-syndicalistes russes — devenir des organes de régulation au plan local de la production et de la distribution des biens dans le nouveau régime communiste. Mais indépendamment de cette ressemblance, les soviets des travailleurs russes avaient une particularité très caractéristique qui les distinguaient beaucoup des bourses et des chambres, et même des conseils de travailleurs locaux des organisations ouvrières espagnoles. Les bourses et les chambres en France et en Italie, et les conseils ou comités en Espagne, sont en fait des conseils syndicaux ouvriers locaux, composés des délégués des organisations professionnelles ou de producteurs existant préalablement localement. Ces organisations ont leur vie établie et réglée, et leurs délégués dans les conseils syndicaux, les bourses ou les chambres sont responsables devant les assemblées de ces organisations.
La situation dans les soviets russes des délégués des travailleurs est complètement différente de ce point de vue. Dans la majorité des cas, ces soviets sont composés par l’assemblée des délégués choisis réellement, comme pour les bourses et les chambres, par les travailleurs des différentes entreprises et des diverses branches de la production. Mais ces délégués ne sont pas désignés par des organisations unies fermement aux syndicats ouvriers, ils le sont par des masses ouvrières non organisées, amorphes, éparpillées et réunies selon les cas, qui se rendent aux assemblées chargées d’élire les membres du soviet uniquement pour voter. Que la situation soit ainsi, on le déduit de la description de l’anarchiste russe, le professeur N. Kareline, lorsqu’il aborde cette question dans son livre Novoe kopotkoe izlojenie polititcheskoy ekonomü (« Courte exposition nouvelle d’économie politique »), dans le chapitre « Les conseils ouvriers russes ».
Les soviets des délégués ouvriers consultent les représentants des ateliers et des entreprises. Ces soviets sont formés exclusivement de personnes déléguées et élues par atelier — où les plus petits ateliers se réunissent dans des assemblées communes. Combien d’ouvriers participent à ces réunions qui élisent les délégués envoyés aux soviets ? c’est une question secondaire. L’important est que chaque travailleur, précisément parce qu’il l’est, sans s’occuper de savoir s’il est ou non à jour de ses cotisations, s’il entre ou pas dans le nombre des membres du soviet, peut à tout moment se présenter aux réunions
(p. 176).
Cette façon occasionnelle de se réunir et de se coordonner contribua par la suite à la domination facile à obtenir des soviets par les partis. Le prolétariat russe fut obligé de faire vite à cause des circonstances. Et quand il fallait mener des actions de masse, il n’y avait pas, sauf quelques exceptions, d’organisations prolétaires de classe déjà existantes avec une activité régulière et ses organes respectifs visant à préparer les luttes. On peut affirmer que lorsque les événements de 1905-1906 entraînèrent les travailleurs russes dans le tourbillon des grandes luttes sociales de l’époque, ils étaient presque inorganisés. Il n’y avait presque pas de syndicats et les grèves se déroulaient en silence et dans l’isolement. Pour autant qu’ils existaient, les syndicats étaient faibles, impuissants, éparpillés sur tout le territoire sans aucun lien et, dans le plupart des cas, c’étaient des sections de la fraction social-démocrate. Dans l’ensemble, avant l’apparition des conseils en 1905, le prolétariat russe était désorganisé. De nombreuses raisons expliquent cette situation, mais les faits sont ainsi. Jusqu’en 1905, les grèves des travailleurs russes ont été menées par des comités de grève provisoires, choisis par les grévistes de l’entreprise, et unis aux autres secteurs en grève. Cette façon de mener la lutte se trouve toujours là où le prolétariat est désorganisé et sans syndicat de masse régulier, comme c’était le cas en Bulgarie jusqu’en 1923.
Et chez nous, vu l’absence de syndicats ouvriers, les grandes grèves, comme par exemple celle des ouvriers du tabac de Trace en 1930 et des travailleurs de la canalisation des eaux de Rila la même année, furent menées, non pas par les syndicats, qui n’existent pas, mais par des comités de grève élus provisoirement, composé de délégués de chaque entreprise ou de groupes d’ouvriers importants. Et ce comité disparaît automatiquement après la fin de la grève.
Telle était la situation en Russie jusqu’en 1905. Les ouvriers n’avaient pas de syndicats et les événements se déroulèrent à une vitesse stupéfiante
[2]. Les grèves s’étendaient massivement et longtemps. La défaite russe face au japon lors de la guerre de 1904-1905 fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. La marine se mutina, tout le peuple se déclara contre la monarchie absolue. Le mouvement de grève engloba peu à peu tout le pays. Alors qu’elles étaient courtes et peu suivies, les grèves devinrent longues et massives. Enfin en octobre 1905, elles se transformèrent en une fameuse grève générale du prolétariat russe. Devant cette pression, le tsar fit publier un manifeste, le 17 octobre 1905, où il promettait d’introduire en Russie une constitution et un régime parlementaires. Mais la classe ouvrière accueillit avec méfiance ce manifeste et montra son désir de dépasser les actions de protestation habituelles. Elle voulait prendre en main son destin et établir une nouvelle société, où la gestion serait contrôlée par les travailleurs des villes et des campagnes, et pas par un parlement. Alors se fit jour l’idée que ce rôle revenait aux soviets des délégués ouvriers, qui n’étaient que des comités de grève jusqu’alors, élus par les travailleurs des entreprises. Ces soviets, comme les grèves, devinrent réguliers et durables.
Poussés instinctivement par le développement des événements et par la vie elle-même, les travailleurs et les soviets ouvriers, comme les organisations hors des partis, s’efforcèrent d’être des organes indépendants et autonomes de la classe ouvrière qui, indépendamment de l’action des partis politiques, prennent seuls la direction des luttes et l’organisation de la vie sociale nouvelle. Mais malheureusement, cela ne fut pas possible, car dans la plupart des cas, et dans les régions les plus habitées, les sociaux-démocrates avaient alors des organisations relativement fortes, créées depuis 1901-1902 et ayant eu une propagande énergique.
Si à cas moment-là il y avait eu en Russie une organisation anarchiste solide, appuyée par les masses populaires, on aurait pu compter sur un large mouvement révolutionnaire socialiste. Les partis politiques auraient été impuissants. Ils auraient dû avancer sous la pression du peuple, de peur d’être jetés aux oubliettes. Mais cela n’existait pas. Il n’y avait que des petits groupes disséminés d’anarcho-communistes. Le vérité est que, comme toujours, ils eurent une influence sur les événements, en étant, comme partout, à l’avant-garde du mouvement et en rendant la lutte plus aiguë. Mais cela ne suffisait pas. Les masses des travailleurs n’étaient pas unies dans un parti de classe [3].
Les sociaux-démocrates et les SR (sociaux-révolutionnaires) conquirent les conseils de délégués ouvriers et s’efforcèrent de faire des comités exécutifs de grève des comités politiques étatiques, qui se transformèrent progressivement en « gouvernements provisoires ». Cela freinait le cours naturel de la révolution et rétrécissait son horizon. Les socialistes étatiques firent tout leur possible pour dominer le mouvement et l’orienter vers leurs buts politiques étroits. Mais la direction de la révolution n’alla pas aux partis politiques. « Les révolutionnaires extrémistes » des masses populaires augmentèrent constamment. [4]
En vérité, grâce aux « révolutionnaires extrémistes » et aux « instincts anarchistes » du prolétariat russe, les partis politiques ne réussirent pas en 1945 à prendre « la direction du mouvement » et à le faire entrer dans le cadre de « leurs buts politiques étroits ». Mais les anarchistes non plus ne purent pousser le mouvement révolutionnaire vers la vraie révolution sociale, en lui donnant un caractère organisé et consciemment libertaire. Cela arriva non seulement à cause de la faiblesse, du manque d’organisation et de la jeunesse [5] du mouvement anarchiste russe, mais également pour une autre raison que Rogdaev ne rappelle pas expressément dans son rapport. Cependant, un autre anarchiste russe, M. Raevski, comprend et souligne très nettement ce fait :
La propagande anarchiste constante des trois dernières années et la liste interminable de victimes offertes par les anarchistes sur l’autel de la révolution russe (en 1905) ne donnèrent pas le résultat qu’on était en droit d’espérer. (...) Nous ne pouvons accuser, pour expliquer ces tristes résultats, la psychologie du prolétariat et du paysannat de notre pays. Le mouvement ouvrier et paysan en Russie par ces réformes soudaines, son comportement, ses slogans obligea même la presse des cadets et des sociaux-démocrates à reconnaître l’importance des éléments de l’anarchisme latent des masses ouvrières et paysannes (...)
Les causes qui se sont révélées comme des freins à l’expansion de notre mouvement furent principalement l’isoleanent des éléments les plus actifs de nos groupes par rapport au peuple. Cet isolement provenait non pas tant de la situation délicate d’un nouveau courant, sans lien avec les couches prolétaires et forcé par cela même de mener un combat tenace contre les partis établis plus tôt. Cet isolement venait la plupart du temps de la conviction bien ancrée, de la tendance consciente à préserver l’activité anarchiste. [6]
Ces éléments négatifs et extrêmement corrupteurs pour le développement de l’influence anarchiste furent la caractéristique de l’anarchisme russe jusqu’à la veille même de la révolution de 1917. Ils dominaient les milieux anarchistes. Les anarchistes ne purent, malheureusement, s’en débarrasser, même pendant la révolution. Le mouvement anarchiste russe était très fortement influencé par la tactique à la Netchaïev du passé et les habitudes et les capacités terroristes individualistes anciennes. Cette attitude fut renforcée par le mouvement terroriste en France et d’autres pays occidentaux, au moment du déclin de l’anarchisme syndical ouvrier dans ces pays. Les conditions politiques russes spécifiques de l’époque du tsarisme servirent dans une large mesure de terrain privilégié au maintien de cette tactique et au renforcement d’un état d’esprit conforme à cette tactique individualiste et sectaire. A l’époque en question, au moment de la formation des soviets des travailleurs et de l’apparition de l’intérêt de créer des organisations prolétaires syndicales hors des partis, l’anarchisme russe était dominé par les tendances des
besnatchaltsy(ceux contre l’autorité) et destchernoznamentsy(ceux du drapeau noir) [7] opposées au mouvement syndical. Ces tendances refusaient de participer aux conseils ouvriers et ainsi elles s’éloignèrent du mouvement de masse du prolétariat, en laissant le champ libre pour l’œuvre et l’influence des sociaux-démocrates (les mencheviks et les bolcheviques) et des SR.Les membres de ces tendances déclarèrent que le mouvement prolétaire de masse, plongé dans le crépuscule des revendications quotidiennes, parfois illuminé par les rayons éclatants de l’idéal extrême, assimilerait inévitablement et accueillerait sur le plan syndical et politique chaque révolutionnaire anarchiste, qui se trouve proche de lui. (...)
Selon eux, il était pleinement suffisant pour déclencher la révolution sociale —
la bagarre du peuple— de faire parmi les paysans une propagande pourla terreur dans les terres,d’organiser,par les groupes anarchistes,des attaques de la propriété privée et une série d’actes terroristes. Le peuple, réveillé par les explosions des bombes, s’éveillera de son sommeil de milliers d’années et se mettra à détruire le vieux monde et à construire le monde nouveau. (...)Toute leur tactique repose sur la conception optimiste de la préparation constante des masses ouvrières se trouvant dans un état amorphe, préparation à l’insurrection sous la pression des pionniers de la révolution sociale, les groupes anarchistes. [8]
Il n’est donc pas étonnant qu’en dépit de l’instinct anarchiste des masses travailleuses russes, les partis politiques aient réussi à prendre en main les soviets et les syndicats nouvellement créés par la suite, et à en chasser les anarchistes. En cela, les partis empêchaient la révolution de se développer dans un sens libertaire, et ils la transformèrent en une révolution presque purement politique.
Bien évidemment, tous les anarchistes russes n’avaient pas cette position sectaire envers le mouvement et les organisations des travailleurs. Il y avait une heureuse exception à cette tendance générale, celle des anarcho-syndicalistes russes, connus en Russie sous le nom de « novomirtsy » (parce qu’ils apparurent dans le sud de la Russie à Novy Mir) et à l’étranger ils étaient surtout groupés autour de la revue Khleb i Volia (« Pain et Liberté ») — d’où leur surnom de « khlebovoltsy » — éditée à Genève, puis sous le nom de Golos Truda (« La voix du travail ») — après 1906 — éditée à New York. Mais cette tendance était relativement faible, et en plus la plupart des meilleurs représentants militaient à l’étranger (Paris, Genève, Londres, New York, etc.), où ils durent émigrer. Ce ne fut qu’indirectement qu’ils eurent une influence sur le mouvement ouvrier en Russie. Leur attitude envers les « masses », les soviets syndicaux des travailleurs fut complètement différente de celle de l’anarchisme russe traditionnel.
Avec la clarté particulière et tout à fait dans l’esprit de la vision bakouninienne du rôle des conseils professionnels et des soviets ouvriers locaux, les anarcho-syndicalistes russes ont milité dans les soviets. Le premier — selon Vassili Khudoley — fut Novomirski avec son livre Iz Programy sindikalnavo anarkhizma (« Extrait du programme anarcho-syndicaliste »), édité à New York en 1907.
Alors que les bolcheviques continuaient après 1905-1906 à négliger les « soviets », en ne leur donnant aucune signification comme forme ou organe de la société socialiste future, et en les considérant comme un reste du passé, les anarcho-syndicalistes, dont l’action, comme nous l’avons vu, suscita dans une large mesure l’initiative de la convocation d’un congrès général hors des partis des organisations ouvrières en 1907, considérèrent — et le livre de Novomirski en est une preuve — que le soviet est l’organe qui au lendemain de la révolution servira de régulateur de la production et de la consommation dans la nouvelle société.
Dans son chapitre « Collectivisme et communisme » où il décrit ce que les ouvriers devront faire après avoir exproprié les capitalistes et liquidé l’État, Novomirski dit :
Cela veut dire concrètement que : toutes les associations ouvrières d’une ville ou d’un village donné constituent une fédération, c’est-à-dire une union libre d’organisations égales en droits. Chaque organisation participe au conseil fédératif de la commune, où les représentants des différentes associations, à la demande de leurs camarades, établissent des listes générales des produits indispensables, des quantités, des qualités, etc. Les communes ouvrières font partie d’unions plus importantes, par exemple des fédérations nationales et internationales.
[9]
De nombreux documents témoignent de l’attitude positive et sérieuse des anarcho-syndicalistes russes envers les unions professionnelles et les soviets ouvriers, et des rapports négatifs des anti-syndicalistes.
Par exemple le témoignage de la célèbre anarchiste russe Maria Korn dans son article « Kropotkine et le mouvement révolutionnaire russe », où, entre autres choses, elle cite les disputes entre « syndicalistes » et « anti-syndicalistes » dans les milieux anarchistes :
Cela se situait au moment de l’épanouissement du syndicalisme révolutionnaire français, et les camarades, connaissant le mouvement ouvrier étranger, parlaient avec enthousiasme des succès des idées anarchistes parmi les travailleurs, et comment les organisations ouvrières acceptaient volontiers l’idéal anarchiste libre et la tactique anarchiste (...). Ils rêvaient de créer par l’effort des anarchistes un semblable mouvement en Russie. D’autres, au contraire, méprisant les unions professionnelles tout comme celles des bourgeois, ne voyaient l’esprit révolutionnaire que chez les éléments misérables des masses populaires. La participation dans les syndicats leur semblait une concession, une déviation de l’idéal anarchiste. La différence résidait, dans le fond, dans le point de départ : les
syndicalistesvoyaient principalement les tâches du futur, le moment de la reconstruction ; lesantisyndicalistesse préoccupaient plus de la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui et craignaient que les anarchistes ne s’enferment dans les masses ouvrières en général, qu’ils considéraient comme peu révolutionnaires. [10]Plus tard une autre question apparut dans nos disputes de partis [11], formulée comme les rapports avec les soviets de représentants de travailleurs créés pour la première fois en 1905. Les anarchistes pouvaient-ils y entrer ? Oui, répondaient les syndicalistes. Non, disaient les adversaires. [12]
Et les adversaires du syndicalisme étaient la majorité dans le mouvement anarchiste russe, et ils eurent une influence décisive sur les résultats de l’action anarchiste parmi les masses ouvrières et paysannes. Cette majorité était composée (comme on le voit d’après un article sur l’histoire de l’anarchisme russe de Guéorgui Maximov) d’individus à fortes personnalités, mais avec une faible culture anarchiste et ayant une vision primitive de l’anarcho-communisme et des problèmes posés par la révolution et par la vie.
Un autre anarcho-syndicaliste russe, Marc Mratchine, parlant du manque de fondement et de sérieux de la littérature de propagande anarchiste russe et de la fragilité des conceptions de la majorité des anarchistes russes d’avant la révolution, écrit :
C’était un flot, un horrible torrent de déclamations, tantôt appelant au combat contre le pouvoir et le capital, tantôt vantant tout l’attrait de la future commune anarchiste. Mais il n’y avait pas un mot sur les questions malicieuses sur le quotidien, des questions comme : comment surmonterons-nous avec les travailleurs eux-mêmes les destructions de la guerre et du sabotage de la faible industrie d’un pays en révolution ? Peu d’entre nous donnaient des réponses claires et concrètes. (...)
Et si nous nous efforçons d’évoquer sur deux plans nos grands défauts : le manque des connaissances les plus indispensables et une grande dose d’absurdité, nous comprendrons clairement toutes les maladies infantiles de notre mouvement lors de la révolution. Nous nous expliquerons la possibilité de l’apparition, par exemple, du Manifeste des fameux frères Gordine, dans lequel nous avons, entre autre :
Valets, fondez l’anarchie ! Prostituées, fondez l’anarchie ! Princes de la nuit, soyez princes du jour, fondez l’anarchie !Nous comprendrons la possibilité et même la nécessité inéluctable psychiquement de l’apparition d’un anarchisme immédiat, sans compromis, sans accord, d’un anarchisme pour gérer une maison, pour fonder une garde noire, etc. Nous nous expliquerons, enfin, le plus grand des malheurs qui corrompt le mouvement anarchiste de notre pays : l’absence d’une organisation anarchiste grande et forte.L’anarchisme est une belle science de l’organisation de la vie économique et sociale des gens sur une base humaine et rationnelle. C’est un mouvement vivant et créateur des masses travailleuses pour leur émancipation complète. Une minorité de pygmées myopes réussissent à rétrécir, dénaturer, réduire à un individualisme borné, estropié et petit-bourgeois refusant la nécessité de toute organisation, à une attitude dédaigneuse envers
la masse, le mouvement ouvrier et son organisation.Nous n’étions pas assez anarcho-syndicalistes. Nous avons perdu beaucoup de temps à nous organiser alors que les intérêts vitaux de la révolution exigeaient l’organisation des masses travailleuses. Nous ne réussîmes pas à créer une base assez forte sous nos pieds, ce qui permit au gouvernement russe de nous liquider relativement facilement. [13]
Pour ce qui est des rapports positifs et corrects des anarcho-syndicalistes russes avec les soviets, les syndicats et en général avec les organisations de masse des travailleurs, de même qu’une vision sérieuse des problèmes de la révolution sociale, on peut consulter deux documents : les résolutions du congrès de la confédération des anarcho-syndicalistes panrusses [14] du 25 août 1918 et le « Projet-déclaration de l’armée insurgée révolutionnaire d’Ukraine » (Makhnovistes) du 20 octobre 1919 écrit par Voline [15] célèbre anarcho-syndicaliste russe.
La résolution des anarcho-syndicalistes est :
Le congrès décide :
1- de lutter contre le pouvoir de l’État et du capitalisme ; de réunir les soviets indépendants en fédérations et d’entreprendre la réunion des organisations ouvrières et paysannes indépendantes en vue de la production ;
2 - de recommander aux travailleurs la création de soviets libres et la lutte contre l’institution des conseils des commissaires du peuple, car ils représentent une forme d’organisation qui ne peut qu’avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière [16].
Dans le projet-déclaration de l’armée makhnoviste, dans la partie « Établissement des soviets », Voline écrit :
Afin de créer une vaste union et des liens réciproques, toutes ces organisations — au niveau de la production, du travail, de la distribution, du transport, etc. — désignent sans pressions, de bas en haut, des organes de coordination, semblables à des conseils économiques, qui ont une fonction technique de régulation de la vie socio-économique, à grande échelle. Ces conseils peuvent être communaux, urbains, régionaux, etc. Ils s’organisent librement. En aucun cas n’apparaît d’administration politique, dirigée par des responsables de tel ou tel parti, qui dictent leur volonté et imposent sous le masque du
pouvoir soviétiqueleur pouvoir politique. Ces conseils techniques ne sont que des organes consultatifs d’exécution qui règlent l’activité économique des localités. [17]
La majorité des anarchistes russes étant anti-syndicalistes, ils n’eurent pas cette attitude face au mouvement et aux soviets des ouvriers, qui jouèrent un rôle si important et, à mon avis, décisif.
Les anarcho-communistes — écrit Yartchouk dans un article sur les anti-syndicalistes — s’intéressèrent peu aux organisations des grandes masses de travailleurs. Ils les attaquèrent même (les anarcho-syndicalistes) parce qu’ils participaient aux organisations ouvrières. Ils considéraient que les anarchistes doivent s’occuper de la destruction de la vieille société, de la construction immédiate de communes anarchistes. Ils continuaient à placer leurs espoirs dans de petits groupes anarchistes, en pensant que ceux-ci pousseraient les masses vers le communisme anarchiste.
L’opinion même de personnes ayant le prestige et la considération de Kropotkine dans tout le mouvement anarchiste international selon laquelle sans syndicats toute révolution est vouée à l’échec
, il faut et on doit entrer dans les soviets
bien sûr tant que ces soviets sont des organes de combat contre la bourgeoisie et l’État, et non pas des organes de domination
; même cette opinion ne put entraîner un changement de l’ensemble des anarchistes russes, majoritairement anti-syndicalistes, au sujet des travailleurs sans parti et des organisations et des mouvements de masse. Les camarades demeurèrent jusqu’à la fin sur leur vieille position sectaire et erronée. Ils fuirent les syndicats alors qu’ils devaient y être pour empêcher les politiciens et les étatistes de s’en emparer et de dénaturer la révolution. Ces fautes de la majorité des anarchistes russes se révélèrent fatales pour l’avenir comme pour l’anarchisme russe, et la révolution russe.
Nous devons en tirer la leçon. Nous devons comprendre que si la majorité des anarchistes russes n’avaient pas eu cette attitude sectaire vis-à-vis du mouvement syndical du prolétariat et des soviets en tant qu’organe de lutte prolétarienne, on ne serait sûrement pas arrivé à la triste situation que nous avons maintenant ; surtout que cette influence aurait été profitable pour le développement de la perception anarchiste des masses ouvrières russes, qui en outre d’elles-mêmes suivaient une voie libertaire de la solution de la question sociale. S’ils avaient eu une position positive, leurs idées étant suivies instinctivement par les masses, ils n’auraient pas été vaincus aussi vite, exilés et écartés de toute participation dans la construction de la nouvelle société communiste par des démagogues habiles et rusés qui — selon le commentaire exact de Kereline — arrivèrent au pouvoir par la voie des slogans anarchistes
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