C’est là [à Londres] qu’elle a fait la connaissance d’un Autrichien, le sieur Joseph-Hypolite Havel, garçon de salle, né à Thabor (Autriche) le 13 août 1871, avec lequel elle vit tous ces derniers temps. Havel, dont je vous envoie une photographie faite en 1896, est un anarchiste militant qui a déjà été condamné pour attentat contre la propriété. Il a été interné en Autriche dans une maison de fous par suite de son attitude extravagante. En 1894, à Vienne, il fut condamné à 18 mois de prison pour trouble apporté à la tranquillité publique. On le retrouve en 1898 à Berlin, où il prend la parole dans une réunion anarchiste, et se dirige ensuite sur Londres où il commence à jouer un certain rôle dans les milieux anarchistes.
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Emma Goldman le décrit dans ses mémoires comme étant de petite taille, très foncé, avec des grands yeux brillants dans une figure pâle. Il était habillé d’une façon extravagante, portant même des gants que les hommes dans nos rangs ne portaient point. Cela m’apparaissait comme digne d’un dandy particulièrement pour un révolutionnaire. Dans le restaurant je vis qu’il n’enlevait qu’un gant, gardant l’autre sur sa main pendant tout le repas. (...) Il était venu à Londres de Zurich (..). [C’était] une véritable encyclopédie. Il connaissait chacun et tout dans le mouvement des différents pays européens... En compagnie, il n’était pas du tout gai ; en fait, il me déprimait plutôt. Sauf quand il avait bu quelque chose, on arrivait difficilement à le faire parler (...), il était entré dans le mouvement à l’âge de 18 ans et a été en prison à plusieurs reprises, une fois pour une peine de 18 mois (...).
En mars 1900, ils vont ensemble à Paris, entre autres pour participer au Congrès révolutionnaire international : J’étais en train de renaître à l’amour. Hippolyte connaissait le charme de Paris pour l’avoir déjà visité. Il fut un compagnon parfait. Un mois s’écoula : nous étions tout absorbés l’un par l’autre et émerveillés par la ville. Pas une rue, pas une pierre qui n’eût son histoire révolutionnaire, pas un quartier qui ne fût le théâtre d’épisodes héroïques !
Le congrès interdit, ils partent pour les États-Unis où Havel restera jusqu’à la fin de sa vie.
En 1906, à la fondation de Mother Earth, il devient l’un des rédacteurs les plus actifs, et participe également à la vie de L’Ecole moderne de New York fondée en 1910. C’est lui qui écrit la biographie d’Emma Goldman publiée comme introduction à Anarchism and other essays (1910) et celle de Voltairine de Cleyre pour les Œuvres choisies (1914). En 1913, il publie, avec Edward Mylius, un journal anarchiste, The Social War (la Guerre sociale). En 1914, il édite une brochure pour le centenaire de Bakounine (Bakunin, May 30, 1814-July 1, 1876), et il rédige un almanach anarchiste, The Revolutionary Almanac, 1914, suivi en 1916 par une revue anarchiste intitulée Revolt.
Avec une anarchiste de l’Illinois, Polly Holladay, il ouvrit à la veille de la Première Guerre mondiale un restaurant à Greenwich Village, rapidement devenu le lieu de rencontre d’un grand nombre d’intellectuels et d’artistes d’avant-garde, où Havel gagna la réputation d’un chef de cuisine de premier ordre qui aimait souvent garnir ses repas d’attaques au vitriol de Dieu et de tout le monde, surtout quand il était ivre. Bien que la clientèle semble avoir aimé être traitée de cochons de bourgeois
, et qu’on trouve dans les souvenirs des participants de ces cercles bien des anecdotes sur les éruptions volcaniques
de son humour acerbe [2], la vie avec lui n’était pas toujours amusante, comme semble l’indiquer la plainte de sa compagne Polly : Il m’a promis mille fois de se suicider mais, hélas !, il ne tient jamais sa promesse
.
Au début des années 20, il s’installa dans la colonie libertaire (Ferrer CoIony) de Stelton (où se poursuivit, à partir de 1915, l’Ecole moderne de New York). Il publia encore quelques brochures (Harry Kelly : an Appreciation, 1921, et What’s Anarchism ?, 1932), et rédigea, avec Walter Starrett, un périodique anarchiste : The Road to Freedom (la Rue à la Liberté, 1924-1932). En 1934, il fit sa dernière tournée de propagande. Déjà, depuis son départ de New York, après la Première Guerre mondiale, il avait vécu presque uniquement en mendiant chez des amis et sympathisants ; c’est de cette façon qu’il continua jusqu’à sa fin, rarement sobre durant quelques heures. Dans les années 1890 et au début de ce siècle, il avait attiré les foules dans les rues par des actions spectaculaires ainsi il s’habillait à la mode et se plaçait dans un coin, tenant le squelette d’un parapluie sans le recouvrement ; quand il avait attiré assez de gens, il commençait : Peut-être pensez-vous que je suis fou de tenir ce parapluie sur ma tête, mais je vous dis que je ne suis pas plus ridicule que la société dans laquelle vous vivez !
Bien que tout à fait sain d’esprit, cela l’avait conduit à être interné dans un hôpital psychiatrique. A la fin de ses jours, ayant réussi à détruire sa raison et à perdre la tête, il mourut le 13 mars 1950 dans le Marlboro Psychiatric Hospital à New Jersey.