Alex Berkmann [1], mon ami et camarade, est né le 24 novembre 1870 [2] à Vilma, en Russie occidentale. Son père Joseph Berkmann, commerçant en cuirs, possédait un grand commerce à Saint-Pétersbourg où la famille de trois garçons et une fille s’était fixée peu après la naissance d’Alex. Son père était aisé et pourvoyait à tous ses enfants une excellente éducation, d’abord par des précepteurs, puis en les envoyant au gymnase [lycée]. Il mourut quand Alex avait 12 ans et sa mère déménagea avec les quatre enfants à Kovno, dans la partie occidentale de la Russie. Alex y continua ses études au gymnase avec sa sœur, un de ses frères étant parti pour Leipzig étudier la médecine et un autre pour étudier la pharmacie. Bientôt Alex eut des ennuis avec les autorités à cause de ses idées libérales et révolutionnaires. Peu avant la classe de 6e il fut expulsé du gymnase et mis sur la liste noire, mesure lui interdisant d’entrer dans une école ou une université en Russie. En conséquence, à l’âge de 17 ans, Alex se mit en route pour l’Amérique où il arriva en 1888.
Il n’était pas habitué à travailler et souffrit beaucoup. Pendant plus d’une année il vécut avec cinq à sept centimes par jour. Puis il exerça différents métiers tels que cigarier, tailleur, et finalement il apprit le métier de compositeur [d’imprimerie] et commença à travailler à Freiheit, le journal anarchiste allemand dont le rédacteur était [Johann] Most. Pendant tout ce temps Berkmann étudia la question sociale, du point de vue politique et économique. Il a toujours été un érudit et connaissait bien toutes sortes d’études scientifiques. Il devint anarchiste et fut très actif, c’est-à-dire qu’il donnait des conférences, écrivait des articles et aidait le mouvement financièrement. Alex Berkmann était tellement enthousiaste qu’il pouvait travailler des jours sans manger, donnant au mouvement ce qu’il économisait de cette façon.
C’était un nihiliste du type de Bakounine, appréciant l’amitié, l’amour ou n’importe quel autre sentiment, sauf si ça concernait la cause, et c’est cela qui le mena à son acte. Il était d’une nature très indépendante et ne se soumettait à aucun dogmatisme ou domination. Il ne pouvait pas supporter la dictature de Most et le quitta en 1891. Berkmann avait un peu le caractère de Sante Caserio. De New York il alla à Pittsburgh au moment de la grève de Homestead, avec seulement cinquante centimes dans la poche. Personne, sauf une amie [Emma Goldman], ne connaissait son plan. Son intention était d’utiliser de la dynamite, mais finalement il choisit un revolver, parce que limité en temps et ne pouvant plus obtenir la quantité nécessaire. Samedi 22 juillet (1892) à 14 heures, il entra dans le bureau de Frick et tira cinq fois sur lui, le touchant trois fois. Frick était grièvement blessé, mais il se rétablit bientôt grâce à des soins médicaux compétents.
Après deux mois d’emprisonnement et un procès qui dura dix mois, Alex Berk[man] fut condamné à vingt-deux ans de prison. Il avait refusé d’être défendu par un avocat commis d’office, espérant pouvoir se défendre lui-même, ce que finalement on ne lui permit pas. Tout le procès fut mené par un tribunal imbu de préjugés extrêmes. Il y avait cinq chefs d’accusation : on lui reprochait le port d’armes cachées, d’avoir forcé l’entrée du bureau de Frick, la tentative d’assassinat de Frick, celle de son secrétaire (accusation qui était d’ailleurs un mensonge), et d’avoir méprisé le tribunal. S’il n’y avait pas eu tant de chefs d’accusation, il n’aurait pu être condamné qu’à sept ans car c’est la limite permise par la loi de Pennsylvanie. Berkmann a maintenant purgé cinq années de prison mais, grâce au règlement, elles comptent pour sept ans, dont deux ans pour bonne conduite. Nous travaillons maintenant durement pour une réduction du verdict et nous espérons obtenir une peine de seulement dix ans. Berkmann a mis à profit son emprisonnement pour mener des études approfondies et acquérir de vastes connaissances. Il est de bonne humeur et enthousiaste comme toujours auparavant, la seule différence comme il le dit lui-même, c’est qu’il est devenu plus avisé [3].